Brève histoire linguistique
de l'Espagne et de ses régions

Remarque: les débuts de l'histoire de l'Espagne se confondent avec celle du Portugal. C'est pourquoi les premières parties de cet article sont identiques (cf. Brève histoire du Portugal et de sa langue) jusqu'à ce que l'Espagne et le Portugal forment deux entités politiques distinctes au XIIe siècle.

Lire aussi les politiques linguistiques coloniales en Amérique latine.

Plan de l'article
 

1 Les premiers peuples
1.1 Les Ibères
1.2 Les Celtes
1.3 Les Basques et les autres peuples

2 La romanisation de l'Hispania

2.1 La latinisation des populations
2.2 Le latin populaire

3 Les invasions germaniques
3.1 La multiplicité des royaumes germaniques
3.2 La formation des langues romanes
3.3 Les influences wisigothes en castillan

4 La période arabo-musulmane (711-1492)

4.1 Une mise au point sur les appellations
4.2 L'invasion musulmane
4.3 La formation du castillan
4.4 La langue basque
4.5 L'apport de la langue arabe

5 La Reconquête chrétienne
5.1 Le début de la Reconquête
5.2 L'expansion de la Castille


5.3 L'union de l'Aragon et de la Castille
5.4 La castillanisation du territoire

6 L'empire d'Espagne
6.1 Philippe II et les Morisques
6.2 La perte du Portugal
6.3 L'avènement des Bourbons d'Espagne
6.4 Les Amériques

7 La fin de l'empire colonial
7.1 Les guerres civiles
7.2 La guerre hispano-américaine de 1898
7.3 La Seconde République (1931-1939)

8 La dictature franquiste

8.1 Le caudillo («guide»)
8.2 La répression linguistique

9 L’Espagne démocratique et les Communautés autonomes
9.1 La Constitution de 1978
9.2 La communautarisation de l'Espagne

1 Les premiers peuples

Plusieurs groupes s'installèrent dans la péninsule Ibérique dès l'Antiquité. Mentionnons les Ibères, les Phéniciens, les Celtes, les Basques et les Carthaginois, sans oublier les Grecs et les Romains. Ceux qui ont laissé les traces les plus profondes furent sans contredit les Romains, car ils y ont laissé des peuples de langue romane et une religion, le christianisme. Le seul peuple qui habitait la région dans l'Antiquité et qui s'y trouve encore, ce sont les Basques. 

1.1 Les Ibères

Dès l’époque néolithique, soit vers le quatrième millénaire, un peuple aux origines encore mystérieuses, les Ibères, s’établit en Europe occidentale. Le mot "Ibères" se trouve aussi en Irlande (Hibernie antique) et dans le Caucase (l'Ibérie, aujourd'hui Imérétie, est une région Géorgienne). Il semble que ce sont les Indo-Européens qui ont ainsi appelé les peuples non-indo-européens prédédents, et que ce mot signifie "fertiles". Le nom du fleuve Èbre en provient aussi. Ils formaient plusieurs peuples, dont les Lacetains, les Sordones, les Indigètes, les Hercavones, les Édétains, les Contestains, les Bastules, les Turdétains, etc.

Mais d'où venaient les Ibères ? Certains historiens sont d'avis qu'ils seraient originaires d'Asie, tandis que d'autres affirment qu'ils seraient arrivés d'Afrique du Nord. On les a aussi reliés aux Ligures de l'Antiquité que le géographe et historien grec Strabon décrit comme «petits, râblés, de peau cuivrée et aux cheveux bouclés», ainsi qu'aux Basques et aux Berbères actuels, mais ni la linguistique ni la génétique n'ont pu trancher le débat. Nous savons cependant avec certitude que, vers l'an 3000, les Ibères avaient gagné la péninsule Ibérique pour se fixer le long de la Méditerranée (voir la carte ci-contre).

Leur langue, l'ibère (avec plusieurs variétés dialectales), une langue non indo-européenne, est attestée dans des inscriptions qui n’ont pas encore été déchiffrées. Cette langue autochtone devait progressivement s'éteindre vers le premier ou le deuxième siècle de notre ère, pour être remplacée graduellement par le latin et, plus tard, par les langues romanes.

Au deuxième millénaire, les côtes méditerranéennes furent occupées par les Phéniciens et les Grecs. Or, ce sont les Grecs qui ont désigné la péninsule Iberia (en français: Ibérie), sans doute en souvenir des premiers occupants, les Ibères.

1.2 Les Celtes

Vers l’an 1000, des vagues d’immigrants venus de la Germanie et de la Gaule, les Celtes, arrivèrent par le nord et s’établirent dans la vallée de l’Èbre, à l’ouest de la région occupée par les Aquitains et les Ibères, ce qui correspond aux régions actuelles de la Castille-La Manche, la Castille-et-León, les Asturies, la Galice et le Portugal. À l'instar des Ibères, les Celtes formaient plusieurs peuples: les Gallaeci, les Astures, les Vaccaei, les Carpetani, etc. Parmi ceux-ci, les Lusitani (ou Lusitaniens en  français) et les Vettones (ou Vettons en français) sont venus avant tous les autres; on les appelle les peuples «préceltiques». Les Lusitaniens furent à l'origine de l'identité des Portugais. On croit aussi que les Ligures ont peut-être également occupé la péninsule avant l’apparition des Celtes. Par la suite, Celtes et Ibères ont coexisté et se sont mélangés en formant le fond celtibère de la population de la péninsule. Les Celtibères parlaient des variétés de langues celtiques, des langues relativement différentes des variétés gauloises parlées au nord de la Péninsule, la Gaule (aujourd'hui la France). Ils ont laissé des traces dans de nombreux noms de lieux comme Berdún, Salardú, Navardún ou Conimbriga (au Portugal).

1.3 Les Basques et les autres peuples

Au nord, les Aquitani (ou Aquitaniens), des Proto-Basques, furent les ancêtres des Basques actuels. Présents avant les Celtes, les Proto-Basques descendraient des habitants de l'époque préhistorique. L'origine des langues de ces anciens habitants est encore largement inconnue et elle se confond avec celle du basque.

Dans l'actuelle Algarve (sud du Portugal actuel) vécurent les Turdetani (ou Turdétaniens), un peuple ibère, mais il y eut aussi dans l'actuelle Andalousie (sud de l'Espagne) les Tardessos (ou Tartessiens), lesquels parlaient des langues différentes de leurs voisins, probablement des langues apparentées au berbère, donc de type chamito-sémitique.

Au cours du Ve siècle, les Carthaginois venus de l’Afrique du Nord étendirent leur domination dans le sud de la péninsule Ibérique; ils liquidèrent les Turdétaniens et les Tartessiens. Dès le IIIe siècle avant notre ère, les Carthaginois entrèrent en conflit permanent avec les Romains qui ne les écrasèrent qu’en 201 avant notre ère. La civilisation carthaginoise fut définitivement évincée lors de la victoire de Rome et après la destruction de Carthage (en Tunisie) en -146, à la suite d'un siège de quatre ans.

2 La romanisation de l'Hispania

Débarrassée de sa grande rivale, Carthage, Rome entreprit l'expansion de son empire, qui devait se poursuivre dans la péninsule Ibérique. Au cours de la deuxième guerre punique (218-202 avant notre ère), les Ibères accueillirent d'abord avec satisfaction les troupes romaines du général Scipion l'Africain (235-183 av. notre ère), pour se libérer de la domination carthaginoise. Mais, devant la politique coloniale répressive des Romains, les Ibères se ravisèrent. Les Romains connurent alors certaines difficultés à imposer la «pax romana» dans toute la péninsule Ibérique, qu'ils nommèrent Hispania, un mot issu du phénicien ("i-shepan-im") latinisé en "I-span-ya" signifiant «terre des lapins», car la péninsule Ibérique était reconnue pour l'abondance de ses lapins.

2.1 La latinisation des populations

Au cours des siècles, le mot Hispania (en français: Hispanie) allait évoluer pour devenir España ("Espagne"). La romanisation complète de la péninsule prit deux cents ans. Elle se fit par étapes, en partant de l'est vers l'ouest (voir la carte de gauche). Les Romains occupèrent le Nord-Est en -218 et assujettirent quelques peuples ibères (Sordones, Ausetani, Indigetes, Laietani). En l'an -197, tous les autres Ibères (Cessetani, Ilercavones, Edetani, Contestani, Bastetani, etc.), c'est-à-dire ceux qui habitaient le long de la Méditerranée, passèrent sous le joug romain. En 157 avant notre ère, ce fut le tour des Lusitaniens et des Vettons, puis des Vaccéens en -133 et enfin des Galiciens ("Gallaeci") en -29.

La romanisation fut plus rapide au sud-est, soit en Hispania citerior (au sud de l’Èbre ou rio Ebro). Les habitants, notamment les Bastetani, les Turdetani, les Carpetani et les Celtibères, abandonnèrent rapidement, après une quarantaine d'années, leur langue pour parler le latin. Dans le Nord, région que les Romains appelaient alors l’Hispania ulterior (la Galice, le Pays basque et le Portugal actuels), c'est-à-dire l’«Espagne lointaine», la résistance fut farouche de la part des Lusitaniens, des Vettons, des Vaccéens et des Galiciens, car les Romains ne pacifièrent cette région qu’en l'an 29 avant notre ère.

C'est évidemment dans les Baléares (à l'extrémité orientale) que la latinisation (ou romanisation) se fit le plus rapidement, alors que c'est en Galice et dans les Asturies qu'elle eut lieu le plus tardivement. La latinisation se fit progressivement d'est en ouest, mais elle ne se déroula pas au même rythme entre les habitants du Nord et ceux du Sud; certaines populations du Nord se latinisèrent parfois plus tardivement, soit à la fin du IIIe siècle de notre ère. Par la suite, toute la péninsule Ibérique se latinisa, à l’exception des Basques qui continuèrent à parler leur langue, malgré les pressions exercées par les Romains. Quant à la langue ibère, elle disparut définitivement, absorbée par le latin au cours des six siècles de l'occupation romaine.
 

L’Hispania romaine fut organisée et divisée en trois provinces: la Bétique (ou Baetica) au sud, la Lusitanie (Lusitania) au sud-ouest et la Tarraconaise (Tarraconensis) dans le reste de la Péninsule. Puis furent ajoutées la Carthaginoise (Carthaginensis) sous la juridiction de la Tarraconaise et, au VIe siècle, la Béarique ou Balearica (îles Baléares). 

Étant donné que l’Hispania était située à l’extrémité de l’Empire romain, donc plus isolée, le latin parlé dans ces provinces demeura généralement plus archaïsant et moins ouvert aux innovations linguistiques venues de Rome.

D’ailleurs, beaucoup de formes latines anciennes furent conservées plus tard en castillan et en portugais. Par exemple, le vieux mot latin mensa («table») a donné mesa en castillan et en portugais, mais il a été abandonné en Catalogne, en Gaule et en Italie pour un nouveau mot, tabula, devenu taula en catalan, table en français et tavola en italien. On pourrait multiplier les exemples de ce genre, lesquels témoigneraient, comparativement au reste du monde romanisé, de l’évolution un peu différente du latin dans l’ancienne Hispania

2.2 Le latin populaire

La langue latine parlée par les populations ibéro-romanes ne correspondait guère au latin classique écrit, celui par exemple utilisé au premier siècle avant notre ère par le poète Virgile ou l'orateur Cicéron. Les Ibéro-Romans de l'Hispania parlaient le latin dit «vulgaire» (de vulgus : qui signifiait «peuple»), un latin bien différent de celui des siècles précédents. C'était ce qu'on appelle aussi le latin populaire, c'est-à-dire celui des colons, des soldats, des petits commerçants et des gens ordinaires, avec ses variations locales et des influences linguistiques de la part des différents peuples qui composaient l'Empire. La romanisation a d'abord touché les villes, puis a gagné les zones rurales après une période plus ou moins longue de bilinguisme provisoire. Affranchie de toute contrainte, favorisée par le morcellement féodal et soumise au jeu variable des lois phonétiques et sociales, cette langue latine dite «vulgaire» ou «populaire» se développa librement sur un très vaste territoire. Elle prit, selon les régions, les formes les plus variées. Dans l'ouest de la péninsule (aujourd'hui le Portugal), ce latin populaire s'est mélangé avec la langue lusitanienne préceltique, ce qui lui donna une couleur particulière, et a abouti au galaïco-portugais.

Finalement, les populations ibériques firent plus que se latiniser, car vers le IIe siècle de notre ère, elles s'étaient aussi toutes christianisées. Ainsi, les peuples autochtones n'adoptèrent pas seulement la langue latine, mais également la culture romaine et, plus tard, le christianisme.

3 Les invasions germaniques

Les invasions germaniques commencèrent en 375 par l'arrivée des Huns, un peuple d'Asie centrale dirigé par Attila (395-453), dans l'est de l'Europe centrale. Comme par un effet de dominos, les Huns repoussèrent d'autres peuples, essentiellement germaniques, vers l'ouest. Les Huns boutèrent les Ostrogoths et les Suèves qui, à leur tour, refoulèrent les Wisigoths, les Vandales, les Alains, les Francs, les Alamans, les Lombards, les Saxons, les Angles, etc., vers l'ouest.

3.1 La multiplicité des royaumes germaniques

Les invasions germaniques se multiplièrent à un point tel qu'elles mirent en péril l'Empire romain. Ces peuples furent appelés par les Romains «barbares», d'où l'expression «invasions barbares», car ils venaient de l'extérieur de l'Empire romain, c'est-à-dire du Barbaricum, la «terre des Barbares». Aujourd'hui, dans les pays de langue germanique, on utilise plutôt le mot Völkerwanderung qui signifie «migration des peuples».

En Hispania, territoire situé à l'ouest de l'Europe, ces invasions ne débutèrent qu'en 409 avec les Vandales, puis elles furent suivies par les Suèves, les Alains et les Wisigoths.  En 410, les Suèves s'installèrent en Galice; en 412, les Wisigoths, devenus alliés des Romains, refoulèrent les Vandales en Bétique et dans les Baléares, les Alains en Lusitanie. Seuls les Basques conservèrent leur identité en raison de leur isolement dans les montagnes. Ils réussiront à fonder un royaume distinct avec comme capitale Pampelune.

Au milieu du Ve siècle, les Wisigoths occupaient déjà toute la péninsule Ibérique ainsi que le sud de la France, soit de Gibraltar jusqu’à Toulouse, ville retenue comme capitale de l'Empire wisigoth. Dans la péninsule Ibérique, l’unification du territoire wisigoth fut assurée lorsque la capitale se fixa à Tolède, beaucoup plus au sud, après avoir cédé l’Andalousie aux Byzantins (556).

À la fin du Ve siècle, l'Empire romain d'Occident se trouvait morcelé en une dizaine de royaumes germaniques (voir la carte historique): les Ostrogoths étant installés en Italie, dans les actuelles Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine et en Gaule à l'est du Rhône; les Wisigoths occupaient l'Espagne et la France au sud de la Loire et à l'ouest du Rhône; les Francs avaient pris les actuels Pays-Bas, Belgique et France au nord de la Loire ainsi que la Germanie; les Angles et les Saxons avaient débarqué en Grande-Bretagne, les Burgondes avaient envahi le centre-est de la France (Bourgogne, Savoie, Suisse romande actuelle), les Alamans étaient refoulés en Helvétie, les Suèves en Galice et une partie du Portugal, alors que les Vandales avaient conquis les côtes du nord de l'Afrique et s’étaient rendus maîtres de la mer Méditerranée par l'occupation des Baléares, de la Corse et de la Sardaigne. Tous ces empires s'écrouleront rapidement, sauf celui des Francs (en France).

Le royaume suève fut finalement intégré à celui du roi wisigoth, Léovigild, en 585, réalisant ainsi l'unité politique des Wisigoths. Ces derniers, sous le règne du roi wisigoth Recarède au premier siècle, se convertirent au christianisme en 589 et se mélangèrent aux Ibéro-Romains, créant ainsi une sorte de fusion entre les envahisseurs et les peuples conquis. Avec les invasions germaniques, l'administration de l'État romain avait disparu en Occident, mais perdurait dans l'Empire romain d'Orient, tandis que les rois germaniques cherchaient à obtenir l'adoubement impérial en tant que préfets des provinces occidentales. L'organisation ecclésiastique en revanche s'était maintenue avec, comme langues savantes et liturgiques, le latin dans la juridiction de l'Église de Rome et le grec dans l'Empire romain d'Orient. L'Église chrétienne devint un important instrument de stabilité au cours de cette période. 

3.2 La formation des langues romanes

Les Wisigoths, comme plusieurs autres peuples germaniques, ne purent imposer leur langue, le wisigoth, déjà passablement romanisé dès le cinquième siècle; ils adoptèrent plutôt celle des populations romanes qu'ils avaient soumises, une langue qui n’était plus le latin d’origine, car celui-ci s’était déjà beaucoup transformé; ce n'était plus du latin, mais du roman. Seules quatre petites régions n'avaient pas été romanisées: le Pays basque où le basque, une langue préindo-européenne, s'est maintenu, protégé par les montagnes, et les trois régions des Cornouailles en Grande-Bretagne, de la Petite-Bretagne continentale et des Asturies ibériques, où les Bretons, chassés des îles Britanniques par les Anglo-Saxons, avaient maintenu ou réintroduit leurs idiomes indo-européens celtiques. Ceux des Asturies adopteront finalement l'ibéro-roman. Dans le reste de l'ancien Empire romain d'Occident, les écoles et l'administration romaines avaient disparu, de sorte que le latin populaire avait perdu de son uniformité et évolué de manières différentes dans les royaumes germaniques des Wisigoths, des Suèves, des Francs, des Ostrogoths, etc. Toutefois, le latin écrit, avec ses influences germaniques et romanes, est demeuré la langue véhiculaire, liturgique et juridique: c'est le latin médiéval qu'on appelle aussi le «latin d'Église» ou «latin ecclésiastique», très éloigné du latin classique employé par le poète Virgile (au premier siècle avant notre ère).

Ainsi, la langue romane de cette époque était fragmentée en une multitude d'idiomes distincts que les linguistes classent en groupes : ibéro-roman (à l'origine des langues romanes de la péninsule Ibérique), gallo-roman (à l'origine des langues romanes de l'espace gallo-francique), rhéto-roman (à l'origine des langues romanes des Alpes et du Frioul), italo-roman (à l'origine des langues romanes de la péninsule italique) et thraco-roman (à l'origine des langues romanes orientales).

Ainsi sont apparues les très nombreuses langues indo-européennes originaires du latin, les langues romanes. Autour des années 600, le latin populaire, remplacé par la multiplicité des langues ibéro-romanes, n'était plus parlé dans la péninsule Ibérique (l'Hispania) où émergeront le castillan, l'asturien, le léonais, l'aragonais, l'andalou, l'estrémadurien, le murcien, le mirandais, le catalan, l'aranais, ainsi que le canarien, le judéo-espagnol et l'açorien. En Galice, chez les Suèves, le roman avait acquis des caractéristiques locales, ce qui allait le conduire à une forme de proto-lusitain, à l'origine du galicien et du portugais. Cliquer ICI, s.v.p. pour connaître les distinctions entre les termes «castillan» et «espagnol» employés comme synonymes ou non.

3.3 Les influences wisigothes en castillan

Le règne des Wisigoths dura un peu plus d’un siècle, jusqu'à l'arrivée des Maures (musulmans) en Hispania. Comme les Wisigoths n'ont jamais été très nombreux, ils finirent pas adopter la langue des vaincus. Malgré tout, le wisigoth a laissé un certain nombre de mots dans la langue castillane, comme dans les autres langues de l'Hispania. On sait que le wisigoth était parlé encore jusque dans la seconde moitié du VIe siècle et qu'il a pu survivre dans certaines régions jusqu'au milieu du VIIe siècle. Non seulement les Wisigoths ont dû encaisser de nombreuses défaites militaires, mais ils ont adopté le latin comme langue maternelle, puis le catholicisme en plus d'être dans un environnement très minoritaire au sein d'une population très romanisée. À la fin du VIIe siècle, le wisigoth était une langue morte, comme le latin.

Les traces linguistiques laissées par les Wisigoths dans la langue castillane sont relativement nombreuses, soit près de 1000 mots. Au plan phonétique, il n'existe aucune influence des Wisigoths en castillan. Cependant, il subsiste des influences de leur morphologie et de leur lexique en castillan. Par exemple, certains mots conservent le suffixe wisigothique -ing, qui allait devenir -engo en castillan: abolengo («ascendance») et realengo («obligation»).

Dans le vocabulaire, par exemple, la plupart des emprunts au wisigoth concernent le domaine de la guerre, ce qui n'est guère surprenant, car les contacts entre autochtones et Wisigoths ont été guerriers:

albergue («refuge» ou «auberge»)
anca («croupe»)
ardido («courageux»)
bando («édit»)
bandido («bandit»)
barón («baron»)
bastión («bastion»)
botín («butin»)
brida («bride»)
burgo («quartier»)
campamento («campement»)
dardo («dard»)
despojar («piller»)
guisar («préparer»)
escarnir (< escarnecer : «ridiculiser»)
esgrimir («brandir»)
espuela («éperon») 
estampar («piétiner»)
galardón («récompense»)  
ganar («gagner»)
gardar («surveiller»)
guiar («guider»)
espía («espion»)
heraldo («messager»)
indemnización («indemnisation»)
intrépido («intrépide»)
pago («paiement»)
rapar («raser»)
robar («voler»)
ropa («vêtement»)
talar («détruire»)
triscar («désorganiser»)

La liste semble assez importante, surtout que la plupart de ces termes existaient déjà en latin; ils ont donc été remplacés par des mots d'origine germanique. Ainsi, le mot guerra («guerre») a remplacé le mot latin bellum. Or, guerra est dérivé de la langue gothique comme suit : werra > guerre > guerra («guerre», en français).

D'autres mots se rapportent à la vie quotidienne, plus particulièrement le commerce, l'agriculture, le logement, le vêtement, etc. : toldo («tente»), sala («salle»), banco («banc»), jabón («savon»), toalla («serviette»), ganso («oie»), fieltro («feutre»), estofa («étoffe»), cofia («coiffe»), falda («jupe»), atavío («parure»), sopra («soupe»), rueca («rouet»), parra («feuille de vigne»), marta («marte»), tejón («blaireau»), ganso («oie»), blanco («blanc»), gris («gris»), arpa («harpe»).

Un intérêt particulier mérite d'être souligné: l'influence de la langue wisigothe sur l'anthroponymie, c'est-à-dire l'étude onomastique des noms propres. De fait, de nombreux noms espagnols communs ont leur origine dans la langue wisigothe. Par exemple, le nom Fernando provient d'une combinaison de deux mots gothiques: frithu («paix») et nanth («insolent»). Les Hispano-Romans ont progressivement formé un nouveau nom, Fridenandus, qui devint Fernando. Voici d'autres noms propres d'origine wisigothe: Rodrigo, Rosendo, Argimiro, Elvira, Gonzalo et Alberto.

On a certainement remarqué que certains germanismes en espagnol correspondaient à des germanismes similaires en français: bandit, baron, bastion, bride, camp, dard, escrime, éperon, gagner, garder, guider, espion, indemnisation, intrépide, etc. Les Gallo-Romans, comme les Hispano-Romans, ont en effet emprunté de nombreux mots aux vainqueurs; même si ceux-ci ont tous fini par perdre leur langue dans les pays conquis, ils ont laissé des traces de celle-ci. Il existe des emprunts germaniques en espagnol, mais également en portugais, en catalan, en occitan, en français et en italien.

4 La période arabo-musulmane (711-1492)

Ayant pénétré en Gaule méridionale et dans la péninsule Ibérique en 414 comme fédérés de l'Empire romain, les Wisigoths avaient fondé un royaume avec comme capitales successives Toulouse, puis Tolède après avoir été battus par les troupes franques de Clovis à la bataille de Vouillé en 507 lorsqu'ils durent abandonner aux Francs le midi de la France. En 575, les Wisigoths conquirent le royaume des Suèves situé dans le nord du Portugal et l'actuelle Galice.

Quelque deux siècles plus tard, en Hispania, les Wisigoths étaient fort occupés à leurs querelles internes et certains n'hésitèrent pas à engager des troupes «Maures» (arabes et berbères d'Afrique du Nord) pour combattre leurs adversaires. Le mot «Maures» évoque l'antique Mauritanie, grand royaume berbère pré-islamique d'Afrique du Nord. Ces mercenaires «Maures», découvrant un pays fort fertile, peuplé et politiquement divisé, revinrent en force pour leur propre compte en 711. Ces conquérants installés principalement en Andalousie (dont le nom rappelle les Vandales) et dans la vallée de l'Èbre (dont le nom rappelle les Ibères) inaugurèrent la conquête et la longue période arabo-musulmane appelée «Al-Andalus», qui durera sept siècles, soit jusqu'en 1492, lorsque les troupes de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille chasseront de Grenade le dernier souverain musulman, le sultan Boabdil.

4.1 Une mise au point sur les appellations

Aujourd'hui, le mot «musulman» sert à désigner les adeptes de l'islam. Toutefois, ce mot ne fut employé en français qu'au XVIe siècle; le mot «islam» ne fut attesté qu'en 1697. À l'époque de l'occupation musulmane, les mots musulmán et islam n'étaient pas davantage connus en castillan. C'était alors l'époque romane, d'où surgiront plus tard le castillan et le galaïco-portugais, l'ancêtre du portugais. Les termes employés couramment pour désigner la religion de l'islam étaient, selon les langues d'aujourd'hui, la «loi de Mahomet» ou «loi des Sarrasins» (en français), la "Ley de Mahoma" ou la "Ley de los Sarracenos" (en espagnol). Ceux que l'on nomme comme des «musulmans» ("Musulmanes" en espagnol) étaient désignés par les termes «Maures» ou «Sarrasins» ("Moros" ou "Sarracenos" en espagnol).

En principe, le terme Maure (du latin "Mauri") servait à désigner les Berbères et Arabes d'Afrique du Nord, des Africains censés venir de la Mauritanie, le «pays des Maures». Quant au mot «Berbère», il s'agit à l'origine d'un mot employé par les Romains pour nommer les «Barbares», lui-même issu du grec βάρßαρος (ou bárbaros) signifiant «étranger»; le mot sera modifié par la suite en «Berbère». À partir du VIIIe siècle, le terme «Maure» aura comme sens de toute personne pratiquant la «religion de Mahomet», ce qui désignera tout musulman (même si ce mot n'existait pas encore) vivant en Hispania, qu'il soit d'origine berbère, arabe ou ibérique.

Il existe aussi un autre terme pour désigner les Maures: Sarrasins. Ce mot d'origine latine, "Sarraceni", servait à désigner les Arabes venant de l'Orient; d'ailleurs, en arabe, le mot "sarqîyîn" signifie «habitants du désert». Mais les habitants de l'Hispania favorisèrent "Moros" ou "Mouros", alors que les habitants du royaume de France privilégièrent «Sarrasins» (attesté seulement en 1100). Bref, les mots «Arabes», «Maures» et «Sarrasins» étaient souvent synonymes. Aujourd'hui, les termes «Maures» et «Sarrasins» ont été pratiquement oubliés, mais les Occidentaux continuent d'employer faussement comme synonymes les mots «Arabes» et «musulmans», alors que ces mots ne sont pas équivalents: d'une part, les musulmans ne sont pas tous arabophones, d'autre part, les arabophones ne sont pas tous musulmans

Lorsque, dans le cadre de cet section sur l'Espagne, les mots «musulmans» et «islam» seront employés, il faudra se souvenir que ces mêmes mots n'existaient pas à l'époque de la conquête arabe en Hispania.

4.2 L'invasion musulmane

En avril 711, un contingent militaire d'environ 12 000 soldats, pratiquement tous berbères, dit-on souvent, commandés par le gouverneur arabe de Tanger, Tariq ibn Ziyad, débarqua à Gibraltar pour commencer l'invasion des royaumes chrétiens de l'Hispania ("invasión musulmana"). En réalité, on ne sait pas grand-chose sur le caractère supposément «berbère» des conquérants musulmans, car ce point est très contesté. Ce sont surtout les auteurs berbères modernes, dans le cadre de la renaissance culturelle berbère, qui mettent ce point de vue en avant-plan. Toutefois, à cette époque il n'y avait pas encore de statistiques ethniques et, comme c'est l'arabe était la langue de communication, littéraire et religieuse, il est bien difficile de savoir qui était ethniquement berbère ou arabe. Qu'ils soient arabes ou berbères, ces conquérant étaient tous musulmans.

Cette invasion arabo-berbère poursuivait en principe un objectif religieux: celui de répandre la religion de l'islam en Europe, mais le pillage faisait suite aux «récompenses». Pour cette raison, l'antagonisme hispano-roman et arabo-musulman devint une lutte entre deux civilisations, le monde chrétien, d'une part, le monde musulman, d'autre part, les uns et les autres s'accusant d'être des «infidèles».

- Conquête de la péninsule

Rapidement, les guerriers maures prirent Séville, Ecija et Cordoue, la capitale. Tout le Sud était acquis dès cette même année, puis vinrent la Catalogne en 712, le royaume de Valence et celui d'Aragon en 714. En 1716, dans la dernière phase de leur campagne militaire, les Maures atteignirent le nord-ouest de la péninsule, l'actuelle Galice, où ils réussirent à prendre possession des villes de Lugo (Galice) et de Gijón (Cantabrie). Les Maures s'approprièrent toute la péninsule Ibérique en moins de cinq années, sauf les îles Baléares qui résistèrent durant près de deux siècles (jusqu'en 903). L'empire des Wisigoths fut complètement anéanti par les Maures.

En 718, les Arab-Berbères franchirent les Pyrénées et envahirent le Languedoc, puis se rendirent jusqu'à Nîmes en Provence, d'où ils ramenèrent en Hispania un grand nombre de captifs. La progression arabe ne fut arrêtée qu'en 732 à Poitiers (France) par Charles Martel (vers 690-741), le souverain du royaume des Francs. Mais pendant trois cents ans, la France allait être attaquée par les Maures, qui seront appelés «Sarrasins», mot attesté pour la première fois en français en 1100. Il faudra deux siècles de guerres acharnées, des milliers de constructions détruites, des ravages et des épidémies innombrables, pour mettre fin à l'occupation musulmane en France et dans la péninsule Ibérique.

Pendant que les Maures de l'Hispania franchissaient les Pyrénées en 718, le chef wisigoth Pélage (ou "Pelayo"), réfugié avec une petite armée dans les montagnes du nord de la péninsule, fomenta une révolte contre les autorités musulmanes de Gijón. Il tendit une embuscade au détachement militaire du nord de la péninsule, qui fut décimé à la bataille de Covadonga en 722. Bien que cette victoire chrétienne fût avant tout symbolique, car elle n'impliquait que quelques centaines de soldats berbères, elle permit au royaume des Asturies de rester indépendant du califat de Cordoue. Pélage devint le premier roi des Asturies et fut surnommé «el restaurador», le restaurateur.

Par la suite, les Asturies demeurèrent le grand foyer de résistance chrétienne autour d'Oviedo contre la domination musulmane dans toute l'Hispania. En somme, parce que la frange nord de l'Hispania parvint à se libérer des Maures en 722, la péninsule Ibérique ne fut jamais entièrement occupée par les musulmans. Lorsque ces derniers prirent les Baléares en 903, le royaume des Asturies, comprenant alors le Pays basque, la Cantabrie, les Asturies et une partie de la Galice, était déjà indépendant. 

- L'Espagne musulmane

Les musulmans désignèrent en arabe le territoire conquis comme l'Al-Andalus, l'Espagne musulmane ("España musulmana"), qu'ils gouvernèrent durant cinq cents ans dans le cas du Portugal et huit cents ans pour l'Espagne. En 716 apparut pour la première fois sur une pièce de monnaie le terme al-Andalus (qui donnera Andalucía en espagnol, Andalousie en français). Au début de la conquête, les musulmans étaient fort peu nombreux par comparaison aux peuples autochtones; les troupes maures étaient constituées de guerriers berbères, tandis que seuls les chefs et les officiers étaient arabes. Au Xe siècle, l'Al-Andalus devint un foyer de haute culture et attira un grand nombre de savants. La ville de Cordoue devint aussi la plus grande ville d'Europe, qui brilla par son essor scientifique et artistique. Les Arabes divisèrent l'Al-Andalus en un grand nombre de petits territoires nommés taïfas : taïfa d'Almeria, taïfa d'Arcos, taïfa de Badajoz, taïfa de Majorque, taïfa de Béja et d'Evora, taïfa de Cordoue, taïfa de Grenade, etc. Ces taïfas étaient généralement classées d'après l'origine ethnique de leur dirigeant, chef ou émir : il y avait des taïfas berbères, des taïfas arabes, etc. Les taïfas se faisaient fréquemment la guerre entre elles.

Le califat de Cordoue (viiie-xe siècle), fondé en 756, connut son apogée sous Abd al-Rahmān III (912-961). Les chrétiens de la péninsule se réfugièrent dans les royaumes restés indépendants au nord (les Asturies, le Léon, l'Aragon et les Pyrénées), tandis que la religion et la civilisation musulmanes s’implantaient rapidement dans le reste de la péninsule. C'est surtout dans le sud de l'Espagne que l'influence arabe se fit le plus sentir.

Après l'invasion de la péninsule, l'arabe fut adopté comme langue administrative dans les régions conquises. Presque toute la péninsule connut une forte arabisation, en raison d'abord de l'immigration, puis aussi à cause de l'influence du Coran, le livre sacré de la nouvelle religion, qui devait être lu en arabe. L'occupation musulmane favorisa la dispersion et le repli des chrétiens vers le nord, mais aussi le morcellement du roman qui se fragmenta en castillan, en andalou, en catalan, en navarrais, en aragonais, en asturo-léonais, en galaïco-portugais, etc. Les zones les plus arabisées furent l'Andalousie (l'Al-Andalus) et le centre de l'Espagne jusqu'à la vallée de l'Èbre au nord-est, qui ont constitué l'Al-Ándalus (l'Espagne arabe).

Malgré les nouveaux changements politiques et économiques, malgré les innovations culturelles et scientifiques introduites par les conquérants musulmans, les populations autochtones de la péninsule continuèrent à parler leur langue locale tout en empruntant des mots d'origine arabe ou mozarabe. C'est dans le lexique que la langue arabe exerça la plus grande influence.

4.3 La formation du castillan

La langue espagnole actuelle, appelée castillan à cette époque, apparut dans le royaume de Castille durant cette longue période de l'occupation arabo-musulmane dans la majeure partie de la péninsule Ibérique.

Le toponyme «Castille» ("Castilla") apparut vers l'an 800 sous la forme d'un comté ("condado de Castilla") vassal du royaume des Asturies, avec comme capitale Burgos. Le comté de Castille qui avait vu le jour en partie grâce à l'influence des Basques était un territoire situé entre la Cantabrie et le nord du León. Les terres que les Castillans avaient gagnées sur les Arabes furent repeuplées en grande partie avec des Basques qui conservèrent leurs habitudes linguistiques et occupèrent des fonctions importantes à la cour castillane, et ce, jusqu'au XIVe siècle. En 1035, le comté de Castille devint le royaume de Castille ("Reino de Castilla").

Sous Alphonse III le Grand (838-910), le royaume des Asturies s'agrandit en englobant le León et la Galice. En 1037, le roi Ferdinand Ier de Castille hérita du royaume de León et unit les deux royaumes. À partir de 1390, sous l'impulsion d'Henri III, roi de Castille, les héritiers de la couronne d'Espagne prirent le titre de «prince des Asturies». On peut donc dire que les Asturies constituent le berceau de la monarchie espagnole. Au IXe siècle, l'aire linguistique castillane demeurait encore limitée autour de la ville de Burgos. Le castillan n'était pas plus important que, par exemple, le galaïco-portugais, l'asturo-léonais (ou asturien), le basque, le navarro-aragonais ou le catalan. Il s'agissait de langues mineures par comparaison aux langues mozarabes. Le castillan était même perçu comme un obscur «dialecte» parlé dans le centre et le nord de la Péninsule.

On peut consulter à ce sujet la carte linguistique telle qu'elle pouvait se présenter au milieu du Xe siècle (cliquer ICI, s.v.p.).  Au cours des quatre siècles suivants, l’asturien (asturo-léonais) demeurait encore la langue officielle des documents du royaume. À cette époque, la langue castillane, le navarro-aragonais, l'asturo-léonais et le galégo-portugais avaient considérablement étendu leur espace linguistique aux dépens des langues mozarabes (cliquer ICI, s.v.p.). Plus au sud, une partie de la Galice (le nord du Portugal actuel) devint indépendante, puis le royaume du Portugal se constitua définitivement en 1139 avec ses frontières actuelles. En outre, certains idiomes issus du latin se sont développés dans les zones intermédiaires tels que le léonais, une sorte de «variété de transition» entre le galicien et le castillan, et l’aragonais, qui se situerait entre le castillan et le catalan.

4.4 La langue basque

Le royaume basque de Pampelune fut fondé en tant qu’entité politique indépendante vers 830. À la fin du Xe siècle, le royaume basque fit partie du royaume de Navarre. Ceux qui étaient devenus des Basques réussirent non seulement à préserver leur autonomie, mais aussi à étendre leur royaume jusqu’au-delà des Pyrénées (France): la Navarre comprenait alors la Haute-Navarre (la Navarre espagnole actuelle) et la Basse-Navarre (la Navarre française). Pendant le règne de Sancho III (999-1035), la plupart des Basques vivaient encore sous une même autorité politique. L’unité basque s’effrita et, entre 1200 et 1370, toutes les provinces basques espagnoles (Guipúzcoa en 1200, Alava en 1331 et Vizcaya en 1370) finirent par être intégrées au royaume de Castille. 

La Navarre allait être conquise seulement en 1512 par le royaume d'Aragon, lequel sera intégré en 1516 dans le royaume d'Espagne. Néanmoins, la langue basque joua un rôle non négligeable en Hispania, notamment dans la formation de la langue castillane. De fait, certaines habitudes articulatoires et certaines particularités grammaticales des Basques ont exercé une influence importante dans la formation de la langue castillane, bien que le basque ne soit pas une langue indo-européenne.

Ainsi, en basque ancien, aucun mot ne pouvait commencer par la consonne [f]. L'influence du basque sur le castillan fut telle que de nombreux mots latins subirent la suppression du [f] initial en castillan qui fut remplacé par un autre phonème. Par exemple, le mot latin «farina» est devenu [harina] en castillan; le verbe «fabulare» est passé à [hablar] («parler») en castillan; le verbe «facere» est devenu «hacer»; le nom «filium» est devenu hijo. La consonne initiale latine  [f] s'est donc modifiée en [h] aspiré, une fois passée au castillan, avant de disparaître dans la prononciation. Le portugais, pour sa part, à l'instar du français, n'a pas connu cette influence basque puisque les mêmes mots sont farinha (farine), falar (parler), fazer (faire) et filho (fils).

Au plan lexical, le castillan a emprunté plusieurs mots au basque, dont certains avaient déjà été pris du latin par le basque. Toutefois, les mots espagnols dont l'origine est le basque sont en nombre réduit en espagnol standard; on les trouve davantage en espagnol local, celui utilisé au Pays basque, en Navarre, en Cantabrie ou en Aragon. Les quelques exemples suivants peuvent illustrer ce fait:

Terme espagnol Terme basque Équivalent français Explication
Agur agur au revoir Dérivée du latin augurium, cette expression est utilisée près du Pays basque.
Aña nodriza nourrice Employé surtout au Pays basque et en Cantabrie; par extension: «gardienne d'enfant».
Caca kaka merde (caca)
Désigne les excréments humains, mais aussi les défauts, les vices, etc. Employé en Navarre.
Chabola txabola cabane Désigne une construction de mauvaise qualité; a donné «geôle» en français dans le sens de cachot.
Chapela txapela béret, chapeau En ancien français, on trouve chapel dans le sens de «couronne de fleurs».
Chichi txitxi viande comestible Terme utilisé uniquement avec les enfants.
Chistera txistera grand chapeau Terme dérivé du latin cistella qui a donné cestita («panier») en espagnol.
Espatadanza ezpatadantza danse typique des provinces basques Terme régionaliste au Pays basque et en Navarre.
Gabarra kabarra barque Terme dérivé du latin carabus.
Pacharán patxaran liqueur Liqueur obtenue par macération de prunes dans de l'eau-de-vie anisée.
Sapo zapoa reptile aquatique Ressemble à un crapaud.
Sinsorgo zenzurgue personne insignifiante Régionalisme des provinces d'Alava, de Guipúzcoa et de Biscaye.
Socarrar sua + karra roussir Terme provenant du basque sua («feu») et karra («animal») pour désigner une viande légèrement grillée.
Zamarra zamarra blouson de pelisse Désigne un vêtement rustique fait de laine de mouton.

Bref, le vocabulaire espagnol d'origine basque comprend surtout des termes évoquant des noms des minéraux, de plantes ou d'animaux, ou des noms de vêtements, de la vie agricole ou de jeux. En voici d'autres exemples: pizarra («ardoise»), chaparro («ardoise»), boina vasca («béret basque»), zamarra («peau» ou «pelisse»), aquelarre («chahut»), órdago («épatant»), etc. Le nombre de mots d'origine basque en espagnol est limité parce que cette langue a subi, tout au long de son histoire, de nombreuses «restrictions», pour ne pas parler d'interdictions. En revanche, le basque a emprunté massivement au castillan, de même qu'au français. Il n'en demeure pas moins que le basque, une langue préindo-européenne, est la seule langue de toute la péninsule Ibérique à avoir survécu à la langue latine, ce qui constitue une situation unique dans l'histoire de l'Espagne et du Portugal.  

4.5 L'apport de la langue arabe

La cohabitation entre les nouveaux habitants et la population autochtone provoqua d'importants échanges linguistiques. Le lexique des langue locales, y compris le castillan, s’imprégna d’arabismes d’une manière impressionnante. Leur nombre s’élèverait à plus de 5000 mots pour la seule langue castillane, sans compter les 1500 toponymes arabes qu’on trouve encore en Espagne. Seuls le catalan, le galicien et l'aragonais subirent moins l'influence de la langue arabe. Trois régions du Nord échappèrent totalement à la domination musulmane: la Galice, les Asturies et le Léon. Ce qui restait du roman (issu du latin populaire) dans l’ouest de l’Europe se transforma en diverses langues qu’on peut regrouper en trois grandes catégories: les langues d’oïl au nord de la France, les langues d’oc au sud de la France et au nord de l’Espagne, les langues castillanes dans le reste de l'Espagne.

Au plan linguistique, les dialectes mozarabes couvraient au Xe siècle la plus grande partie de la péninsule Ibérique. Il s'agissait de langues romanes grandement influencées par l'arabe et dont l'écriture était en alphabet arabe. Ce sont surtout les Andalous qui parlaient cette langue mozarabe appelée aussi l'aljamiado. Ce n'était pas une langue unifiée, car elle était fragmentée en de nombreuses variété dialectales (voir la carte ci-contre). Les Mozarabes étaient considérés par les Arabes comme une communauté (chrétienne) repliée sur elle-même et imperméable à toute influence de l'islam. Les Andalous continuèrent d'utiliser le latin (en alphabet arabe) dans leurs cérémonies religieuses et en firent un emblème de distinction privilégié du christianisme en terre d'islam ibérique. Dans la vie quotidienne, les Mozarabes étaient en grande partie arabisés, même s'ils avaient rejeté l'islam. Le seul royaume de Grenade, sous la dynastie des Nasrides, fut totalement arabisé après plusieurs siècles de domination musulmane. La langue mozarabe disparut avec la Reconquête; au fur et à mesure que de nouveaux territoires étaient conquis, les populations du Nord venaient les occuper en apportant avec elles leur langue romane. C'est ainsi que le castillan s'étendit dans le Sud.

Compte tenu de la durée de l'occupation arabo-musulmane, de 711 à 1492, voire 1609 pour l'expulsion des Mozarabes, la langue arabe ne pouvait qu'influencer considérablement les langues ibéro-romanes de la péninsule. Étant donné que c'est le castillan qui a fini par triompher sur la plupart des autres langues (léonais, aragonais, catalan, etc.), c'est dans cette langue que nous pouvons le mieux mesurer l'influence de l'arabe. En effet, l'arabe a enrichi le castillan par l'apport de nombreux mots, soit de 5000 à 6000 mots environ.  L'influence arabophone fut plus perceptible dans le sud et l'est de la péninsule, c'est-à-dire dans l'Al-Andalus, là où se situe l'actuelle Communauté autonome d'Andalousie.

À l'époque de l'occupation musulmane, c'était l'émirat de Cordoue, puis le califat de Cordoue suivi des royaumes de Taifa. D'ailleurs, seul le royaume de Grenade, sous la dynastie des Nasrides, fut totalement arabisé après plusieurs siècles de domination musulmane. Néanmoins, la langue arabe s'est infiltrée dans le castillan péninsulaire et dans les autres langues romanes (portugais, catalan, aragonais, etc.), car les élites locales, largement bilingues, utilisèrent l'arabe en concurrence avec les parlers romans. L'arabe a donc influencé tous les parlers locaux de la péninsule, y compris le castillan qui s'est graduellement étendu vers le sud, sur les anciennes terres musulmanes, là où le castillan n'avait jamais été parlé.

L'influence de la langue arabe fut d'abord perceptible dans les toponymes de la péninsule Ibérique, dont certains ont été romanisés :

Albarracín (< Al Banū Razin);
Andalucía ou Andalousie
(< Ash-sharquía);
Algarve
( < al gharb : ouest ou occident);
Algeciras ou Algésiras
(< Al Jazeera : île verte);
Badajoz
(< Batalyaws);
Gibraltar
( < Yabal Tāriq: "montagne de Tariq");
Guadalajara (< Wādī al-Hijārah;
Guadalquivir
(< al-wādĩ al-kabir : «la grande rivière»);
Jaén
(< Jayyan);
Lisboa ou Lisbonne
( < al-'Ishbūnah);
Madrid
(< al-Magrīt);
Trafalgar
( < Taraf-al-ghar).

Voici une courte liste de mots espagnols provenant de l'arabe:

aceite («huile»)
aceituna («olive»)
albaricoque («abricot»)
alcachofa («artichaut»)
alcalde («maire» ou «juge de paix»)
alcohol («alcool»)
alubia («haricot»)
café («café»)
diván («divan»)
el («le» ou «l'»)
elixir («élexir
escabeche («escabèche
fulano («type» ou «mec»)
hasta («jusque»)
he («voici»)
islam («islam»)
jarra («jarre»)
kermes («kermesse»)
latón («laiton»)
limón («citron»)
marfil («ivoire»)
marroquí («marocain»)
olé («olé»)
sultán («sultan»)
sandiyya («melon d'eau»)
sorbete («sorbet»)
siroco («sirocco»)
sultán («sultan» ou «roi»)
tambor («tambour»)
zanahoria («carotte»)

Par exemple, le mot espagnol albaricoque («abricot» en français) vient de l'arabe "al-barquq" signifiant «prune»; alcachofa («artichaut») de l'ar. "harsufa", «épine de la terre»; alcohol («alcool») de l'ar. "al-kohl", «antimoine pulvérisé»; olé («olé») de l'ar. "wallah" ou "par Allah"; diván
(«divan») de l'ar. "diwan" «estrade à coussins» ; sultán («sultan») de l'ar. "soltân" «roi»; tambor («tambour») de l'ar. "tabál" «instrument de musique».

Dans de nombreux cas, le castillan possède des doublets linguistiques latins et arabes, qui ont un sens identique pour désigner exactement la même réalité. Voici quelques exemples d'entre eux, en considérant que le premier mot est d'origine arabe, le second d'origine latine: aceituna («olive) et oliva («olive»); aceite («huile») et óleo («huile»); alacrán («scorpion») et escorpión («scorpion»); jaqueca («migraine») et migraña («migraine»); alcancía («tirelire») et hucha («tirelire»).

La langue française possède aussi de nombreux doublets, mais ils ne proviennent pas de l'arabe, mais du latin classique emprunté au XVIe siècle. Ainsi, hôtel et hôpital sont des doublets; ils proviennent tous les deux du même mot latin hospitalis, mais l'évolution phonétique a abouti à hôtel, tandis que, quelques siècles plus tard, l'emprunt a donné hospital, puis hôpital. Le mot latin d'origine populaire est toujours le plus éloigné, par sa forme, du latin classique. On compte probablement quelques centaines de doublets qui ont été formés également en français au cours de l'histoire: raide/rigide, frêle/fragile, entier/intègre, loyal/légal, aigre/âcre, avoué/avocat, étroit/strict, poison/potion, etc.

Le castillan a également emprunté un petit nombre de mots provenant de l'arabe parlé au Maroc. Ces emprunts s'expliquent par le fait que l'Espagne a exercé un protectorat sur une partie du territoire marocain, ainsi que sur le Sahara occidental au cours du XIXe et du XXe siècle.

Il ne faut pas oublier qu'à cette époque la civilisation arabe était, dans plusieurs domaines, nettement en avance sur l’Occident. La langue arabe elle-même était une langue savante codifiée, alors que les ouvrages traduits en arabe donnaient accès à la philosophie grecque, aux les sciences et aux techniques des Anciens. Les plus grands noms de la littérature, de la philosophie, des science, etc., étaient arabes. Les Arabo-Musulmans ont assuré leur prospérité économique, non seulement par des conquêtes militaires, mais également par l'importance des échanges commerciaux, le développement des savoirs, leur grande capacité à absorber les connaissances du monde et leur immense curiosité à l’égard des autres cultures. Dans La grande histoire du monde arabe (2015), le journaliste et écrivain français Francois Reynaert [ré-nart] écrit à propos du monde arabe de cette époque: 

La civilisation musulmane a été au plus haut quand elle a été tolérante, diverse, ouverte à tous les courants de pensée qui préexistaient, avide de tous les savoirs.

À partir du XIIIe siècle, le monde arabe amorcera définitivement son déclin. L'invasion mongole (1258) entraînera la destruction complète de Bagdad (avec de 200 000 à un million de morts), capitale de l’empire arabo-musulman, le massacre de 24 000 savants arabes, la destruction des bibliothèques, la sclérose de la religion musulmane (influence des fatwas, des oulémas et des théologiens du Coran), l'intégrisme obscurantiste, l'intolérance, la fermeture et le repli sur soi. En même temps, le monde sera témoin du décollage de l’Europe chrétienne et de la fin de la prétendue supériorité arabo-musulmane.

Par la suite, les Arabes se fermeront progressivement au monde extérieur et vivront marginalisés et à l’écart de la société internationale; ils cultiveront des stéréotypes hérités d’un passé révolu, non conforme aux réalités contemporaines. Ils en viendront à momifier la langue arabe, celle du Coran, sous prétexte qu’elle est intouchable. Malheureusement, ce sont les morts que l’on embaume et que l’on momifie, et non pas les vivants.

5 La Reconquête chrétienne

Les populations de la Galice, des Asturies, de la Castille, de la Navarre, de l'Aragon, du Léon et de la Catalogne n'avaient jamais baissé les bras devant l'occupation des Maures. Des foyers de résistance s'étaient maintenus dans tout le nord de la péninsule. Rappelons la bataille de Covadonga de 722, qui avait permis au roi Pélage des Asturies de rendre son royaume indépendant des Maures. Les Asturies, incluant une partie de la Galice, la Cantabrie, le Pays basque (Navarre), constituèrent le noyau de départ de la véritable Reconquista («Reconquête»), qui permit aux royaumes chrétiens d'Espagne et du Portugal de chasser les Maures au sud de la péninsule Ibérique. La chasse aux Maures fut interprétée à l'époque comme une croisade spécifique à la péninsule Ibérique. Les papes appelèrent en plusieurs occasions les chevaliers européens à la croisade dans la péninsule. Des ordres militaires furent fondés dans ce but: Ordre de Calatrava, Ordre d'Aviz, Ordre de Santiago (Ordre de Saint-Jacques-de-l'Épée), Ordre de Montjoie, Ordre d'Alcántara, Ordre de Saint-Georges d'Alfama, etc.

5.1 Le début de la Reconquête

La véritable reconquête chrétienne, appelée la Reconquista, commença en 1212, alors que, sous le règne d'Alphonse VIII de Castille (1155-1214), une grande armée de coalition d'Aragonais, de Castillans, de Léonais, de Navarrais, de Portugais et de Français, se rassembla à Tolède, au sud de Madrid. De là, les troupes chrétiennes avancèrent jusqu'au royaume musulman de Grenade (l'Andalousie actuelle) en accumulant d’importantes victoires. L'affrontement final entre les armées chrétiennes et musulmanes se produisit à Las Navas de Tolosa (aujourd'hui dans la province de Jaén en Andalousie), où les chrétiens remportèrent leur plus éclatante victoire. Au cours des XIIe et XIVe siècles, les chrétiens allaient profiter de l'émiettement des forces musulmanes et des rivalités entre les seigneurs musulmans pour poursuivre la Reconquête, car le royaume de Grenade résista longtemps.

La Reconquête ne devait se terminer que deux siècles plus tard à Grenade, le 2 janvier 1492, lorsque Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, les «Rois catholiques» (Los Reyes Católicos), chassèrent le dernier souverain musulman de la péninsule, Boabdil de Grenade, achevant l'unification de l'essentiel de l'actuelle Espagne — excepté la Navarre, incorporée en 1512.

5.2 L'expansion de la Castille

Après la victoire de 1212, les Castillans reprirent les Baléares en 1229, Cordoue en 1236, Jaén en1246, Séville en 1248, Jérez et Cadix en 1250. Seul subsista le royaume de Grenade qui connut pendant deux siècles une grande civilisation  musulmane.

Les chrétiens, surtout en Navarre, au León et en Castille, continuèrent de s’affronter entre eux dans des guerres incessantes pour déterminer leurs propres frontières, ce qui ne pouvait que favoriser les Maures. En effet, ces luttes intestines permirent au royaume de Grenade de consolider son pouvoir, sinon de l'étendre aux dépens des chrétiens.

Pendant ce temps, en 1230, sous le règne de Ferdinand III, appelé aussi saint Ferdinand de Castille (Fernando el Santo), roi de Castille de 1217 à 1230, puis roi de Castille et de León de 1230 à 1252, le royaume de Galice fut définitivement intégré au royaume de Castille et de León. Ferdinand III fut l'un des rois ayant le plus profondément marqué l'Espagne médiévale non seulement parce qu'il a réuni les royaumes de Castille et de León, mais aussi parce qu'il a fait progresser la Reconquête en repoussant les Maures vers le sud de la péninsule Ibérique. C'est pourquoi il fut canonisé en 1671 par le pape Clément X (du 29 avril 1670 au 22 juillet 1676).

Entre-temps, les îles Baléares étaient assujetties au royaume d’Aragon allié aux comtes catalans. La conquête arago-catalane entraîna un bouleversement profond chez les insulaires. Le repeuplement catalan commença aussitôt et il se prolongea durant quelques siècles. Ayant acquis une grande autonomie politique au sein du royaume d'Aragon, les Catalans firent passer sous leur autorité non seulement les îles Baléares (en 1229 et 1230) dont les habitants finirent par adopter la langue catalane, mais aussi le royaume de Valence (1238), la Sicile (1282) et la Sardaigne (1321). Les Catalans s’affirmèrent alors comme la première puissance de la Méditerranée occidentale. Cependant, en 1343, les Baléares passèrent à nouveau sous la couronne d’Aragon, puis sous celle de l’Espagne, mais l'usage du catalan perdura partout dans l'archipel. 

5.3 L'union de l'Aragon et de la Castille
 

En 1469, le roi d'Aragon, Ferdinand II (1452-1516), épousa la future Isabelle de Castille (1451-1504), qui deviendra reine de Castille en 1474. Les deux monarques régnèrent ensemble, même si les deux couronnes demeuraient séparées. Les armées de Ferdinand d'Aragon et d’Isabelle de Castille envahirent le royaume de Grenade en 1487. Malaga, la plus fortifiée des cités grenadines, tomba en août 1487; à la fin de 1489, les villes de Guadix, Almuñecar, Almeria et Baza tombèrent. Au début de 1490, il ne restait plus que la ville de Grenade. Le 2 janvier 1492, après plusieurs mois de siège, les forces unifiées du roi d'Aragon et de la reine de Castille prirent Grenade, le dernier bastion musulman.

Le sultan Boabdil dut remettre les clés de la ville aux souverains d'Aragon et de Castille; puis il fut forcé de s'exiler avec toute sa cour en Afrique où il n'avait jamais mis les pieds. La prise de Grenade valut à Isabelle et Ferdinand de recevoir du pape Alexandre VI Borgia, un Espagnol du nom de Rodrigo de Borja, le titre de "Reyes Católicos" («Rois Catholiques»).

Deux mois après la prise de Grenade, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille signèrent le décret d’expulsion des Juifs de la péninsule. Plus de 200 000 Juifs d'Espagne et du Portugal quittèrent le territoire pour aller trouver refuge en Afrique du Nord, où le sultan Bajazet II les accueillit à bras ouverts. Dans leur pays d'accueil, ils se firent connaître sous le nom de Séfarades (signifiant «Espagne», en hébreu). Parce qu'ils pratiquaient surtout le commerce, les Juifs allaient contribuer à l'essor économique et commercial de l'Empire ottoman. Leur langue, le judéo-espagnol, allait se maintenir durant quelques siècles. 

Après les Juifs, ce fut le tour des musulmans restés dans la péninsule. Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille organisèrent l'Inquisition espagnole afin de pourchasser les musulmans non convertis à la religion catholique. Ceux qui refusèrent ouvertement de professer la religion des souverains furent expulsés du pays comme les juifs, une décennie plus tôt. De nombreux musulmans préférèrent rester sur place et continuèrent de pratiquer leur foi en secret; ces «faux» convertis, appelés Moriscos («les petits Maures») ou «Morisques», seront définitivement expulsés en 1609 par Philippe III d'Espagne (qui était aussi roi du Portugal et des Algarves), dans des conditions déplorables.

Il faut comprendre que, à cette époque, l'unité d'un pays résidait avant tout dans la religion, non dans la langue. C'est pourquoi les "Rois Catholiques" n'imposèrent pas le castillan, et ce, d'autant plus que les autres langues (hormis l'arabe) étaient des langues «chrétiennes». L'expression connue alors était "Hablar cristiano", c'est-à-dire «parler chrétien», ce qui signifiait «parler clairement», pas en arabe ou en charabia ("algarabía").

Évidemment, cela n'empêcha pas au castillan de progresser en même temps que la puissance économique et culturelle de la Castille. C'est d'ailleurs en 1492 que fut publiée en latin la première grammaire de l'espagnol d'Antonio Nebrija, la Gramática castellana, avec comme titre la Grammatica Antonii Nebrissensis. La grande nouveauté d'Antonio de Nebrija est d'avoir rédigé la première grammaire castillane, voire la première parmi les grammaires romanes, qui servira de modèle. Lorsque l'ouvrage fut présentée à la reine Isabelle à Salamanque, celle-ci s'interrogea sur l'utilité de ce livre. L'évêque d'Avila, Hernando de Talavera, a alors répondu à la place de l'auteur par des mots prophétiques en expliquant que la diffusion de la langue castillane apporterait aussi les idées du pays à de futures conquêtes:
 

Después de que Su Alteza haya sometido a bárbaros pueblos y naciones de diversas lenguas, con la conquista vendrá la necesidad de aceptr las leyes que el conquistador impone a los conquistados, y entre ellos nuestro idioma; con esta obra mía, serán capaces de aprenderlo, tal como nosotros aprendemos latín a través de la gramática latina [Après que Son Altesse ait soumis des peuples et des nations de langues différentes à des barbares, avec la conquête viendra le besoin d'accepter les lois que le conquérant impose aux vaincus, et parmi eux notre langue; avec mon ouvrage, ils pourront l'apprendre, tout comme nous apprenons le latin à travers la grammaire latine.]

La publication de cette grammaire allait devenir un outil pour la diffusion de l'espagnol, car après 1492 l'empire s'étendait à une grande partie du globe. De fait, c'est en 1555 que fut appliquée sur les populations conquises la première politique linguistique espagnole, lorsqu'on décida d'évangéliser les peuples autochtones en castillan. Ce genre de décision avait déjà été pris en 1526 lorsqu'un édit obligea les Morisques de Grenade à abandonner leurs vêtements traditionnels, leurs coutumes et leur langue arabe, bien que son application ait été retardée grâce à des contributions financières de la part des vaincus.
 

À la fin de la Reconquête espagnole, le paysage politique se présentait ainsi:

- au nord: la principauté d'Andorre, de langue catalane et le royaume de Navarre, de langue basque;
- au nord-est: le royaume d’Aragon (Catalogne, Valence, Baléares, Sardaigne et, en 1409, la Sicile, de langue catalane;
- à l’ouest: le royaume du Portugal, de langue portugaise
- le reste du pays: le royaume de Castille (Léon, Asturies, Cordoue, Estrémadure, Galice, Cadix, Séville), de langue castillane.

Rappelons qu’en 1512 le royaume de Navarre fut annexé par Ferdinand d’Aragon au royaume de Castille et que la Basse-Navarre au nord sera intégrée à la France lorsque Henri IV (1572-1610) devint à la fois roi de France et de Navarre (celle du Nord). Protégé par ses montagnes, le Portugal constituait déjà un royaume tentant de s'affranchir de la tutelle castillane.

5.4 La castillanisation du territoire

Durant tout le Moyen Âge, le castillan avait subi la concurrence du catalan, mais aussi de l'aragonais, du léonais, de l'asturien, du galaïco-portugais. En effet, les habitants du royaume d’Aragon, du nord des Pyrénées et en Catalogne (devenue la Generalitat de Catalunya), au Pays valencien, aux îles Baléares et en Sardaigne, avaient utilisé le catalan comme langue véhiculaire. Cette époque avait été pour les Catalans une période de grand épanouissement économique, littéraire et artistique. Avec l'union des royaumes d'Aragon et de Castille en 1469, s'amorça une longue castillanisation qui s'accentua au fur et à mesure de l'expansion du royaume.

Au moment où Burgos était devenu en 1037 la capitale du royaume unifié de Castille et León (jusqu'en 1492), l'aire d'origine du castillan demeurait encore limitée; elle ne couvrait qu'une petite partie de la Vieille-Castille (aujourd'hui la Communauté autonome de Castille-et-León). En 1200, l'aire du castillan avait quadruplé pour s'étendre vers le sud et atteindre ce que sont aujourd'hui les communautés autonomes de Madrid et de Castille-La Manche. Vers 1300, le castillan s'étendit vers l'ouest, vers l'est et vers le sud (Estrémadure, Aragon, Andalousie et Murcie). 

En 1492, au moment où Christophe Colomb, mandaté par l'Espagne, découvrait l’Amérique, inaugurant une ère d’hégémonie espagnole, le castillan occupait déjà la plus grande partie de l'actuelle Espagne. Cependant, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon n'imposèrent pas l'unité linguistique, l'unité recherchée était avant tout religieuse. L'expression très courante à cette époque était "Hablar cristiano", littéralement «parler chrétien», ce qui signifiait «parler clairement» et non pas en «algarabía», en charabia, c'est-à-dire en arabe.

En 1494, le pape Alexandre VI contraignit les Espagnols et les Portugais à signer le traité de Tordesillas, qui traçait les limites territoriales entre l'Espagne et le Portugal: tout ce qui serait découvert à l'ouest du méridien (l'Amérique moins le Brésil) devait appartenir à l’Espagne, et à l'est (le Brésil et l'Afrique) au Portugal.

En Europe, Ferdinand V, roi de la Castille entre 1474 et 1504, étendit sa souveraineté sur le royaume de Naples aux dépens des rois de France (Charles VIII et Louis XII), puis sur le royaume de Navarre (1504). L'Espagne s'implanta aussi dans le Sahara-Occidental entre 1509 et 1524, qui tomba ensuite sous la domination du Maroc. À la mort de Ferdinand V en 1516, l’Espagne contrôlait le sud de l’Italie, la Navarre et, plus au nord, la Cerdagne et le Roussillon.  En 1659, le traité des Pyrénées allait faire perdre aux Catalans la Catalogne du Nord au profit du royaume de France.

Le castillan progressa naturellement avec la puissance politique et économique de la Castille, suivie d'un développement culturel, sans qu'aucune décision politique ne soit nécessaire. La castillanisation du territoire espagnol entraîna le long déclin des langues autres que le castillan: le catalan, le basque, le galicien, etc., bien que le catalan continuât de bénéficier de son statut de langue officielle dans les anciens territoires catalans. Quoi qu'il en soit, cette castillanisation finit nécessairement par se faire aux dépens des langues concurrentes: le basque, le galaïco-portugais, l'asturo-léonais, le navarro-aragonais et le catalan (cliquer ICI, s.v.p.).

6 L'empire d'Espagne

C'est sous le règne de Charles Quint, dernier empereur du Saint-Empire romain germanique, que l'Espagne connut son apogée, puisque l'Empire colonial espagnol débuta en 1492.

Né le 24 février 1500 à Gand (Flandre), Charles de Habsbourg, archiduc d'Autriche, hérita en 1506, à la mort de son père Philippe Ier du royaume de Bourgogne (incluant les Pays-Bas et la Franche-Comté), puis des royaumes de Castille et de Léon; en 1516, du royaume d’Espagne (incluant l'Amérique espagnole) à la mort de son grand-père maternel Ferdinand V; du royaume de Naples et de la Sicile (incluant la Sardaigne); en 1519, il fut élu empereur du Saint-Empire romain germanique sous le nom de Charles Quint. Le Saint-Empire comprenait alors l'Allemagne, le Luxembourg et la Suisse.

À la tête d'un immense État, Charles Quint devint le plus puissant monarque européen de son temps. La France était alors encerclée par les possessions (en jaune) de Charles Quint.

Élevé en Flandre, Charles Quint parlait le français comme langue maternelle parce qu'il était prince bourguignon. Il parlait aussi l’espagnol (castillan), l’allemand, l’italien, le latin et un peu le néerlandais. C’est d’ailleurs ce monarque polyglotte qui aurait affirmé: «Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval.»

Néanmoins, Charles Quint était davantage imprégné de la culture flamande que de la culture castillane, et sa méconnaissance des problèmes espagnols déclencha des révoltes qu’il dut réprimer.
 

C'est sous son règne que furent menées l’exploration et la conquête des Amériques : conquête de l’Empire aztèque au Mexique par Hernán Cortés, de 1519 à 1521, et conquête de l’Empire inca au Pérou par Francisco Pizarro, de 1531 à 1533. Le 11 mars 1526, Charles Quint avait épousé sa cousine, l’infante Isabelle du Portugal, sœur du roi Jean III de Portugal (lui-même marié avec Catherine d’Autriche, sœur cadette de Charles Quint, pour appuyer son alliance avec l’Espagne et le Saint Empire romain germanique).

En 1526, un décret de Charles Quint conduisit la plupart des musulmans d'Espagne à se faire chrétiens, à l'exception de ceux qui partaient clandestinement pour l'Afrique du Nord. Les musulmans restés en Espagne et leurs descendants furent désignés sous le nom de «Morisques» (Moriscos en castillan). Non seulement, les Morisques furent obligés d'abandonner leurs vêtements traditionnels et leurs coutumes, mais l'usage de la langue arabe fut aussi interdit. C'est sur ces populations arabophones que fut appliquée la première politique linguistique espagnole.

Épuisé par les luttes constantes qu'il avait menées durant une quarantaine d’années, Charles Quint décida d’abdiquer en faveur de son fils aîné, Philippe II, mais il conserva la couronne impériale jusqu'à sa mort en 1558 au monastère de Yuste en Espagne. Vers 1550, l’Espagne contrôlait presque tout le continent sud-américain, l’Amérique centrale, la Floride, Cuba et, en Asie, les Philippines. Évidemment, l'expansionnisme de l'Espagne allait contribuer à la propagation du castillan (mais aussi le castillan méridional d'Andalousie) dans les Amériques et en Asie. Le 16 janvier 1556, Philippe devient également roi des Espagnes sous le nom de Philippe II, ainsi que de leurs dépendances en Méditerranée et aux Amériques (voir la carte des Anciennes possessions et colonies de l'Empire espagnol). C'est sur ces populations conquises que fut appliquée en 1555, pour la seconde fois, la politique linguistique espagnole: il fallait évangéliser les indigènes en castillan.

6.1 Philippe II et les Morisques

L'interdiction linguistique devint effective en 1567. Cette année-là, la "Pragmática Sanción" («Pragmatique Sanction») ou "Pragmática antimorisca" (Pragmatique antimorisque») était un édit sous la forme d'une «sanction» promulguée par le roi Philippe II (1527-1598). Le président de la Chancellerie royale de Grenade, Pedro de Deza, la rendit publique le 1er de l'an 1567 et commença à l'appliquer.
 

I. Prohibir hablar, leer y escribir en arábigo en un plazo de tres años.

II. Anular los contratos que se hicieran en aquella lengua.

III. Que los libros escritos en ella, que poseyeron los moriscos, fueran presentados en un plazo de treinta días al presidente de la Chancillería de Granada, y que, una vez examinados, se devolvieran los que no tuvieran inconveniente en poseer personas creyentes para que sus propietarios los poseyeran otros tres años.

IV. Que los moriscos se vistieran a la castellana, no haciéndose "marlotas", "almalafas" ni calzas, y que sus mujeres fueran con las caras destapadas.

I. Interdire de parler, de lire et d'écrire en arabe dans les trois ans.

II. Annuler les contrats qui ont été faits dans cette langue.

III. Que les livres qui y étaient écrits, que possédaient les Moriscos, soient présentés dans les trente jours au président de la Chancellerie de Grenade, et que, une fois examinés, ceux qui n'avaient pas d'objection à posséder des personnes croyantes soient renvoyés pour que leurs propriétaires les possédent pour trois autres années.

IV. Que les Moriscos s'habillent en castillan, qu'ils ne deviennent pas des «marlotas», des «almalafas» ni des «calzas" et que leurs femmes soient à visage découvert.

Bien que, à cette époque, la langue arabe soit parlée par beaucoup de chrétiens en Égypte, en Syrie et à l'île de Malte, cela ne fit pas changer d'avis le souverain espagnol. Le 9 avril de 1567, Philippe II décida d'expulser, et pour toujours, plus de 300 000 compatriotes de son royaume. Si l'Espagne, au début du XVIIe siècle, comptait sept millions d'habitants, le monarque espagnol n'en expulsa pas moins de 4,3 % de ses sujets, simplement parce qu'ils ne voulaient pas être chrétiens et changer de religion.  
 

Par la suite, Philippe II dut faire face à la révolte des Morisques à partir de 1568. Les Morisques (de l'espagnol "Morisco") étaient des musulmans d'Espagne convertis de force au catholicisme lorsque les Rois Catholiques eurent renié leurs accords permettant aux Arabes de conserver leur religion en Espagne. Ils représentaient 20 % de la population dans le Royaume d'Aragon et près de 40 % dans la région valencienne. Beaucoup de ces Morisques avaient conservé leur identité arabe et leur langue, tout en étant devenus apparemment chrétiens; certains pratiquaient la religion musulmane en secret.

Philippe II décida d'appliquer la Réforme catholique dans ses États et de combattre l'hérésie, que ce soit contre les calvinistes des Pays-Bas ou contre les Morisques de Grenade et de Valence. Philippe II interdit l'usage de leur langue et de leur culture, les noms arabes, les ornements islamiques, etc.. Ces interdictions provoquèrent la révolte des Morisques, suivie d'une dure répression. Le soulèvement morisque prit fin à l'issue d'une déportation massive ordonné par Philippe III vers le nord de l'Espagne en septembre 1609. La région de Valence perdit ainsi une grande partie de ses habitants.

Trente ans plus tard, près de la moitié des quelque 400 localités qu'avaient occupées les Morisques restaient abandonnées, et ce, en dépit de la migration forcée de milliers de familles chrétiennes du royaume, que ce soit des Aragonais, des Catalans, des Majorquains ou des Castillans. Le règne de Philippe II fut marqué par l'obscurantisme religieux et l'âge d'or de l'Inquisition espagnole. 

6.2 La perte du Portugal

En 1640, le royaume du Portugal se souleva et se sépara de l'Espagne qui ne reconnut l'indépendance du pays qu'après une longue guerre et en échange de la cession de l'enclave de Ceuta (1668), située en Afrique occidentale du Nord, un port du détroit de Gibraltar à la frontière marocaine. La frontière politique qui s'est fixée définitivement entre le Portugal et la Galice produisit peu à peu ses effets sur la langue utilisée dans l'ouest de l'Espagne.

Le Portugal resta coupé de ses racines galiciennes et subit diverses influences. Ainsi, alors que le galicien du Nord (galéïco-castillan) commençait à être colonisé par l'Espagne et empruntait massivement au castillan, le galicien du Sud (galeïco-portugais) subissait l'influence de l'arabe. Plus tard, alors que la région était soumise à la dynastie des ducs de Bourgogne et à l'influence des moines de Cluny (célèbre abbaye de Bourgogne), le galicien du Sud emprunta une partie de son vocabulaire au français. Le terme «portugais» (portuguese) remplaça définitivement celui de galego pour désigner la langue parlée par les Portugais, ce qui scella la fragmentation du galego en deux langues. Dans les siècles qui suivirent, les Galiciens furent de plus en plus influencés par le castillan qui imprégna fortement leur langue.

6.3 L'avènement des Bourbons d'Espagne

La population espagnole était de six millions en 1700; elle passera à onze millions à la fin du siècle. L'usage généralisé du castillan dans toute l'Espagne débuta avec l'avènement de la dynastie des Bourbons. Après la guerre de Succession d’Espagne (1705-1715), le règne de Philippe V (1700-1746), petit-fils de Louis XIV, fut marqué par une politique de centralisation, inspirée du modèle absolutiste français. Philippe V occupa Barcelone, fit appliquer les lois castillanes et abolit toutes les institutions gouvernementales qui existaient en Catalogne (dont la Generalitat). Le castillan devint la seule langue officielle de l’Administration publique dans toute l'Espagne, même si les habitants continuaient de parler, selon les régions, le catalan, le basque, l'aragonais, l'asturien, l'andalou, etc.

Sous la règne de Philippe V (1706-1715), les Baléares virent leur autonomie de plus en plus réduite, car le souverain remplaça les institutions catalanes par des institutions castillanes, supprima des droits civils et interdit l'usage du catalan dans l'Administration, puis dans les tribunaux, les écoles, etc. La langue catalane subit alors la domination du castillan qui se répandit parmi la grande majorité de la population. Par la suite, la castillanisation gagna encore du terrain non seulement aux Baléares, mais aussi en Catalogne, au Pays valencien et en Aragon.

Rappelons qu'en 1713, au traité d'Utrecht, l'Espagne avait perdu Gibraltar au profit de la Grande-Bretagne, alors que la Sardaigne revenait aux Pays-Bas, la Sicile au duché de Savoie (qui l'échangera avec la Sardaigne), Milan et Naples à l'Autriche. De son côté, la France avait perdu les territoires nord-américains de Terre-Neuve, de l’Acadie et de la baie d’Hudson ainsi que l’île Saint-Christophe aux Antilles.

6.4 Les Amériques

Mais l'Espagne poursuivait sa domination sur les territoires qu'on appelait alors la Nouvelle-Espagne: la Floride, le Texas, la Californie, puis sur une grande partie de l’ouest des États-Unis. De plus, le traité de Paris de 1763 cédait toute la Louisiane française à l'Espagne, qui constituait un territoire alors considérable. Ainsi, les Espagnols occupaient une très grande partie du territoire américain actuel. Contrairement à ce qui s'était passé en Amérique du Sud, l'Espagne laissa généralement les Amérindiens de la Louisiane parler leurs langues ancestrales et ne s'opposa pas à ce que les Français, les Canadiens et les Acadiens pussent continuer à parler le français; ils construisirent même leurs propres écoles et employèrent le français dans l'Administration de la Louisiane.

Aujourd'hui, on se rend compte qu'une grande partie de la toponymie du sud des États-Unis est héritière de la colonisation espagnole (voir la carte des Anciennes possessions et colonies de l'Empire espagnol).

7 La fin de l'empire colonial

Les principes de la Révolution française de 1789 influencèrent une partie de l’élite espagnole. En 1793, après l’exécution de Louis XVI, l’Espagne s’allia aux autres puissances européennes et entra en guerre contre la France.  En mai 1808, Napoléon installa sur le trône d’Espagne son frère Joseph Bonaparte et envahit l'Espagne. L’occupation du pays par les armées napoléoniennes eut de graves conséquences en Amérique. Les colonies sud-américaines refusèrent de reconnaître Joseph Bonaparte pour roi; leur loyalisme tourna rapidement au séparatisme, malgré le retour de Ferdinand VII (1814-1933). Les colonies d’Amérique finirent par acquérir tour à tour leur indépendance, grâce entre autres à l’action de Simón Bolívar.

Voir l'article sur L'Empire colonial espagnol en Amérique (1492-1826).

7.1 Les guerres civiles

Au plan intérieur, les libéraux, ayant obtenu la majorité aux Cortes de Cadix, qui s'étaient réunis de 1811 à 1813, adoptèrent, le 12 mars 1812, la nouvelle Constitution espagnole. Cette constitution anti-absolutiste instaura un gouvernement parlementaire, supprima l’Inquisition, limita le pouvoir du clergé et de la noblesse. Ferdinand VII (1814-1833), à son retour en Espagne en 1814, abrogea aussitôt la Constitution de Cadix et restaura l’absolutisme royal. La répression menée contre les libéraux entraîna en 1820 une guerre civile. Dès 1826, l’Empire espagnol d’Amérique n’existait plus, à l’exception de Cuba et de Porto Rico.

Après la guerre civile de 1833 à 1839, les gouvernements espagnols successifs imposèrent des administrateurs unilingues castillans dans toutes les régions, ainsi que l'usage de la seule langue castillane, ce qui provoqua un ressentiment profond de la part des Basques et des Catalans à l’égard de Madrid. On assista à la renaissance du catalanisme, qui se concrétisa par la valorisation de la langue et de la littérature catalanes. La république espagnole fut proclamée en 1873, mais la monarchie des Bourbons fut restaurée l'année suivante en la personne d'Alphonse XII (1874-1885).

En 1859, l'Espagne déclencha la guerre d'Afrique contre le Maroc de façon à lui arracher des territoires. En 1884, soit après trois siècles de domination marocaine (depuis 1541), l’Espagne réussit à rétablir son protectorat sur le Sahara espagnol, comme l’y autorisait la Conférence de Berlin consacrée au partage de l'Afrique (cf. la Déclaration de protectorat du 26 décembre 1884). Dès cette époque, les frontières du Sahara espagnol (devenu le Sahara-Occidental) furent fixées. En juin 1900, la France et l'Espagne signèrent le traité de Paris qui définissait la frontière entre le Río de Oro (espagnol) et la Mauritanie (française). La convention de Paris de 1904, la convention de Paris accorda le territoire de Cap Juby et de l'enclave d'Ifni à l'Espagne. L’Espagne conservait également son influence sur le Rif, entre Tanger, Ceuta et Melilla. Le Sahara restera espagnol jusqu'en 1975.

Entre 1900 et 1903, la France occupa une partie du Maroc. L'Espagne imposa sa langue officielle dans les territoires colonisés, pendant que la France fera de même avec le français. L'Espagne dut composer avec la résistance des populations berbères.

7.2 La guerre hispano-américaine de 1898

À l’issue de la guerre hispano-américaine (1898), qualifiée par John Hay (alors secrétaire d'État américain) de «magnifique petite guerre» («splendid little war»), et de la victoire des Américains, l'Espagne dut céder l'île de Cuba, l'île de Porto Rico, l'île de Guam et les Philippines contre une «compensation» de 20 millions de dollars versée par les Américains aux Espagnols. La victoire de l'Amérique sur l'Espagne revêtait un caractère hautement symbolique: c'était la victoire du Nouveau Monde sur l'Ancien Monde, la fin de l'épopée coloniale de l'Espagne et le début de la puissance coloniale américaine (voir la carte des Anciennes possessions et colonies de l'Empire espagnol). Les Espagnols pouvaient ainsi constater les faiblesses et les retards de leur pays sur le reste de l'Europe occidentale. Désormais, la politique coloniale espagnole allait s’orienter vers l’Afrique (en Guinée espagnole, aujourd'hui Guinée équatoriale), alors que l’Espagne n'allait plus jouer qu’un rôle secondaire dans les affaires internationales.

7.3 La Seconde République (1931-1939

Avec Alphonse XIII monté sur le trône en 1902, la situation politique espagnole s'aggrava. Les deux partis politiques, conservateur et libéral, se révélèrent incapables d'assurer les transformations politiques nécessaires et de faire face aux mouvements autonomistes, notamment au Pays basque et en Catalogne. Une dictature s'ensuivit, acceptée par le roi, mais elle se solda par un échec; le général Miguel Primo de Rivera abandonna le pouvoir en 1930. L'année suivante, Alphonse XIII quitta l'Espagne (pour Paris, puis Rome) sans abdiquer, alors qu'une nouvelle constitution instituait la Seconde République espagnole, laïque et parlementaire. Le gouvernement ferma l’Académie militaire générale de Saragosse et réduisit considérablement le nombre des officiers; en raison de plusieurs tentatives de putsch, l'armée représentait un danger pour l'État. L'autonomie, déjà accordée à la Catalogne, fut étendue au Pays basque, les deux régions les plus nationalistes.

La Constitution espagnole de 1931 donnait le droit aux régions d'employer leurs langues respectives (art. 4):

Artículo 4

1) El castellano es el idioma oficial de la República.

2) Todo español tiene obligación de saberlo y derecho de usarlo, sin perjuicio de los derechos que las leyes del Estado reconozcan a las lenguas de las provincias o regiones.

3) Salvo lo que se disponga en leyes especiales, a nadie se le podrá exigir el conocimiento ni el uso de ninguna lengua regional.

Article 4

1) Le castillan est la langue officielle de la République.

2) Tout Espagnol a le devoir de la connaître et le droit d'en faire usage, sans préjudice des droits que les lois de l'État reconnaîtront aux langues des provinces ou des régions.

3) Sauf une disposition contraire prévue dans des lois particulières, nul ne pourra exiger ni la connaissance ni l'usage d'aucune langue
régionale.

L'article 50 allait plus loin en autorisant l'enseignement des «langues respectives» dans les régions autonomes: 

Artículo 50

1) Las regiones autónomas podrán organizar la enseñanza en sus lenguas respectivas, de acuerdo con las facultades que se concedan en sus Estatutos.

2) Es obligatorio el estudio de la lengua castellana, y ésta se usara también como instrumento de enseñanza en todos los centros de instrucción primaria y secundaria de las regiones autónomas. El Estado podrá mantener o crear en ellas instituciones docentes de todos los grados en el idioma oficial de la República.

3) El Estado ejercerá la suprema inspección en todo el territorio nacional pata asegurar el cumplimiento de las disposiciones contenidas en este Artículo y en los dos anteriores.

4) El Estado atenderá a la expansión cultural de España estableciendo delegaciones y centros de estudio y enseñanza en el extranjero y preferentemente en los países hispanoamericanos.

Article 50

1) Les régions autonomes peuvent organiser l'enseignement dans leurs langues respectives, conformément aux pouvoirs conférés dans leurs Statuts.

2) L'étude de la langue castillane est obligatoire; elle est utilisée également comme véhicule d'enseignement dans tous les établissements d'enseignement primaire et secondaire des régions autonomes. L'État peut maintenir ou créer dans ces régions des établissements d'enseignement, à tous les niveaux, dans la langue officielle de la République.

3) L'État exercera sa haute inspection dans tout le territoire national pour assurer l'accomplissement des dispositions contenues dans le présent article ainsi que dans les deux articles précédents.

4) L'État veillera à l'expansion culturelle de l'Espagne, en établissant des délégations et des centres études et d'enseignement à l'étranger et préférablement dans les pays hispano-américains.

En même temps, l'État rendait obligatoire l'étude du castillan et son emploi dans tout l'enseignement primaire et secondaire. Il convient toutefois de bien comprendre la portée de cette constitution de 1931; elle apportait plusieurs restrictions aux acquis dans les domaines de la politique, de l’administration et de la justice.

D'abord, les autorités régionales étaient tenues de publier toute disposition ou décision officielle dans les deux langues, la castillane et l'autre langue co-officielle. Par ailleurs, le texte ne prévoyait pas que la langue régionale soit forcément la langue administrative prédominante, puisque tout citoyen avait le droit de choisir la langue officielle qu’il préférait dans ses rapports avec les tribunaux, les autorités et les fonctionnaires de toute catégorie, aussi bien ceux de la région autonome que ceux de la République. De plus, dans les communications officielles de l'État avec les régions autonomes, le castillan était considéré comme la seule langue officielle. Quoi qu'il en soit, ces droits linguistiques accordés aux locuteurs des langues minoritaires en Espagne allaient disparaître durant plus de quarante ans.

8 La dictature franquiste

En 1936, une nouvelle guerre civile éclata en Espagne. Une partie de l'armée restée fidèle à la monarchie se souleva contre le gouvernement et remit en cause les autonomies accordées à la Catalogne et au Pays basque. La vie politique fut perturbée par des accès de violence et l’exaspération d’une armée méprisée, en mal de pouvoir.

8.1 Le caudillo («guide»)

Un jeune général, Francisco Franco, chef d’État-major général de l’armée, s'était réfugié au Maroc. Durant l'été de 1936 Franco et ses troupes phalangistes rejoignirent l'Espagne à partir de la ville de Ceuta. Ayant convaincu Mussolini et Hitler de l’aider à organiser un pont aérien à grande échelle vers l’Espagne, Franco débarqua avec l’armée d’Afrique dans le sud de la péninsule; soutenu par des troupes italiennes, Franco s'empara de Malaga, le 8 février 1937. Aidé par la marine de guerre allemande, il dirigea une marche victorieuse en semant la terreur jusqu’à Madrid, avec pour cri de guerre le célèbre «Viva la muerte!»

En avril 1937, Franco transforma la Phalange (une formation d’inspiration fasciste fondée par José Antonio Primo de Rivera en 1933) en parti unique dont il prit la tête. Au cours de son premier gouvernement (janvier 1938), il réduisit considérablement les lois fondamentales de la démocratie. Franco s’octroya le titre de caudillo («guide») et s’arrogea la double fonction de chef de l’État et du gouvernement, ce qui eut pour effet d'instaurer une dictature militaire pendant près de quarante ans. Après une guerre de trois années, les républicains durent s'avouer vaincus devant les nationalistes appuyés par l'Allemagne de Hitler, l'Italie de Mussolini et le Portugal de Salazar. Mais le régime franquiste s'installait dans un pays ruiné et décimé par la guerre, avec 145 000 morts, 134 000 fusillés, 630 000 victimes de maladies et de malnutrition, et 440 000 exilés.

8.2 La répression linguistique

L'idéologie unitaire de Franco reposait sur un ensemble de symboles hérités de la Reconquête, des Rois Catholiques et des grands noms de la culture nationale tels Cervantès et Thérèse d'Avila. Pour lui, les Siècles d'or de l'Espagne correspondaient à la castillanisation du territoire voulue et décrétée par les empereurs espagnols. Or, cette castillanisation s'est effectuée à l'époque sans qu'aucune décision politique ne soit nécessaire. Dans les faits, Franco s'est plutôt inspiré du modèle centralisateur importé de France et pratiqué durant la Révolution française.

Au plan linguistique, le caudillo pratiqua une politique répressive à l'égard des langues autres que le castillan (espagnol): surtout le basque et le catalan, mais également l'aragonais, l'asturien, l'andalou, etc. Dès 1936, les partisans de Franco parlaient de la Catalogne et du Pays basque comme des «cancers de la nation» ("cáncer de la nación"). L'un de ses plus fidèles collaborateurs, Wenceslao González Oliveros (1890-1965), fut non seulement l'un des plus ardents adversaires du catalan, mais on estime que 85 % des exécutions, qui eurent lieu dans la province de Barcelone après la guerre civile, furent ordonnées sous son mandat. Il affirmait :

España se alzó, con tanta o más fuerza contra los Estatutos desmembrados que contra el comunismo y que cualquier tolerancia del regionalismo llevaría otra vez a los mismos procesos de putrefacción que acabamos de extirpar quirúrgicamente. [L'Espagne est levée, avec autant sinon plus de force contre les statuts démembrés, que contre le communisme et toute tolérance du régionalisme entraînerait à nouveau les mêmes processus de putréfaction que nous avons simplement enlevés de façon chirurgicale.]

Les langues régionales furent toutes pourchassées et interdites dans la vie publique. Franco précisa sa politique dans un discours de 1939 intitulé "La unidad nacional la queremos absoluta, con una sola lengua, el castellano y una personalidad, la española" («L'unité nationale que nous voulons est totale, avec une seule langue, l'espagnol, et une personnalité, l'espagnole»).

Au Pays basque, le régime autoritaire de Franco interdit l'usage du basque, brûla publiquement les livres écrits en cette langue et supprima les noms basques de la toponymie et des registres d’état civil. Devant la répression, les bascophones de la Navarre quittèrent progressivement la région et se concentrèrent au nord de la province, près du Pays basque français.

Un décret adopté le 28 juillet 1940, le Décret portant création de l'usage exclusif de l'espagnol dans les services publics (Decreto estableciendo el uso exclusivo del español en los servicios públicos), illustre parfaitement la répression linguistique exercée par le régime franquiste. Voici les deux premiers articles du décret (traduction):

Article 1er

À partir du 1er août prochain, tous les fonctionnaires intermédiaires des sociétés provinciales et municipales dans cette province, quelle que soit leur catégorie, qui s'exprimeront à l'intérieur comme à l'extérieur des bâtiments officiels dans autre langue que celle officielle de l'État seront «ipso facto» destitués, sans qu'aucun appel ne soit recevable.

Article 2

1) S'il y a des manquements commis par des fonctionnaires rémunérés, titulaires d'un poste ou responsables d'unités administratives ou d'organismes qui sont en instance d'être réintégrés, ces manquements permettront de clore le dossier dans l'état où il se trouve, et entraîneront la destitution immédiate du contrevenant, sans aucun recours.

Contrairement aux régimes précédents qui avaient tenté d'en finir avec la pluralité linguistique en Espagne, Franco pouvait recourir à des moyens différents pour faire appliquer sa politique, notamment les techniques de communications et la coercition dans les écoles. En 1945, une ordonnance ministérielle ordonnait l'emploi obligatoire du castillan dans les écoles: Nueva ley de educación primaria que sólo permite enseñar en castellano («Nouvelle loi sur l'éducation primaire autorisant un enseignement seulement en castillan»). L'article 7 de la Loi du 17 juillet 1945 sur l'enseignement primaire rendait obligatoire l'enseignement du castillan, sans mentionner l'interdiction d'enseigner une autre langue:

Article 7

Langue nationale

La langue espagnole, lien fondamental de la communauté hispanique, est obligatoire et fait l'objet d'une culture spéciale comme instrument indispensable d'expression et de formation humaine, au cours de toute l'éducation primaire nationale.

Compte tenu du contexte de l'époque, cela signifiait l'interdiction de toute autre langue. Même dans les prisons, il fut interdit de parler une autre langue que l'espagnol. Évidemment, le catalan fut prohibé dans les raisons sociales, les marques de commerce et les cinémas. 

En Catalogne, le général Franco supprima le statut d'autonomie par la loi du 5 avril 1938 (Ley de derogació de l´Estatut de Catalunya pel general Franco). Puis le catalan fut interdit, les livres en catalan, brûlés, tandis que les imprimeries furent sujettes à une censure brutale. Les Catalans s'attiraient de sévères réprimandes de la part des franquistes lorsqu'ils parlaient catalan: Perro separatista («Chien séparatiste»), Quién es el perro que ha ladrado?  («Qui est le chien qui a aboyé?»), Si eres español, habla la lengua del imperio («Si tu es espagnol, parle la langue de l'Empire») ou encore habla en cristiano («Parle chrétien»), ce qui pouvait être l'équivalent ibérique du Speak white des anglophones du Canada à l'intention des francophones! Un très grand nombre d’écrivains catalans décidèrent de s’exiler. Durant de longues décennies, le catalan ne put être employé qu’à l'intérieur du foyer familial. Les années qui suivirent se caractérisèrent par une résistance culturelle d’ordre général.

Aux Baléares, le caudillo eut recours à toute une série de mesures en vue de réprimer la culture et la langue catalanes. Les habitants des Baléares subirent une scolarisation accélérée en castillan et un accroissement des moyens de communication modernes (radio et télévision) en castillan, sans oublier l'usage radical de cette seule langue dans tous les rouages de l'Administration.

Durant les dernières années du régime franquiste, de forts mouvements d’opposition (ouvriers, étudiants, intellectuels) se manifestèrent à Madrid, au Pays basque et en Catalogne. Bien qu’illégales, de nombreuses grèves éclatèrent et l'action terroriste de l’ETA (Euzkadi Ta Azkatasuna: «Pays basque et liberté») au Pays basque s’amplifia. Le gouvernement répondit, comme toujours, par une répression aveugle.

À l’étranger, le Maroc devint indépendant en 1956, mais l'Espagne conserva le Sahara espagnol, les enclaves de Ceuta et de Melilla, de même que les petites îles Chafarinas; Ceuta devint une ville fortifiée, Melilla resta une ville portuaire.  En 1968, la Guinée espagnole accéda à l’indépendance en devenant la Guinée équatoriale. Sept ans plus tard, l'Espagne acceptait de céder la province du Sahara espagnol (Sahara-Occidental) au Maroc et à la Mauritanie, mais il conservait les enclaves de Ceuta et Melilla (ainsi que les îles Chafarinas, dorénavant militarisées). En 1979, le Sahara-Occidental sera entièrement occupé par le Maroc.

9 L’Espagne démocratique et les Communautés autonomes

Au lendemain de la mort de Franco, soit le 22 novembre 1975, Juan Carlos Ier (Jean-Charles, petit-fils d'Alphone XIII) devint roi d'Espagne. Une réforme radicale des structures politiques s'imposait de toute urgence. Le nouveau souverain afficha aussitôt sa volonté de démocratisation du pays. En juillet 1976, il obligea le premier ministre franquiste, Carlos Arias Navarro, à démissionner et lui désigna pour successeur Adolfo Suárez González, qui fut le grand architecte du passage réussi de l’Espagne vers la démocratie. La pierre angulaire du processus démocratique demeure la Loi sur la réforme politique ("Ley 1/1977, de 4 de enero, para la reforma política") présentée par le gouvernement Suárez, adoptée par les Cortes, le 18 novembre 1976, et par le peuple espagnol, au référendum du 15 décembre 1976 (avec 94,2 % de OUI).

Cette loi, qui a un rang constitutionnel  — c'est une «loi fondamentale», selon la terminologie franquiste  —, permettait d'assurer les bases juridiques nécessaires à la réforme des institutions espagnoles issues de la dictature franquiste; elle permettait aussi que se déroulent, le 15 juin 1977, les premières élections démocratiques depuis l'instauration du régime franquiste. Par la suite, le Congrès des députés ("Congreso de los Diputados") et le Sénat ("Senado") furent chargés de rédiger la nouvelle Constitution que le roi approuvera, le 27 décembre 1978, au cours d'une session conjointe des deux Chambres. Cette constitution de 1978 reconnut en Juan Carlos comme l'héritier légitime de la dynastie.

9.1 La Constitution de 1978

Ainsi, depuis 1978, l'Espagne n'est plus un État unitaire comme la France ou la Norvège. L'État espagnol a délégué une partie de ses pouvoirs à des gouvernements locaux: les Communautés autonomes. L'Espagne compte aujourd’hui 17 Communautés autonomes réparties dans autant de régions :

1) Andalousie (Andalucía): castillan
2) Aragon (Aragón): castillan
3) Canaries (Canarias): castillan
4) Cantabrie (Cantabria): castillan
5) Vieille-Castille (Castilla y La Macha): castillan
6) Castille-et-Léon (Castilla y León): castillan
7) Catalogne (Cataluña / Catalunya): castillan et catalan (+ aranais pour le val d'Aran)
8) Communauté de Madrid (Comunidad de Madrid): castillan
9) Communauté forale de Navarre (Comunidad Foral de Navarra): castillan et basque
10) Communauté valencienne (Comunidad Valenciana): castillan et catalan (valencien)
11) Estrémadure (Estremadura): castillan
12) Galice (Galicia): castillan et galicien
13) Îles Baléares (Islas Baleares): castillan et catalan
14) La Rioja: castillan
15) Pays basque (Pais Vasco / Euskadi): castillan et basque
16) Principauté des Asturies (Principado de Asturias): castillan
17) Région de Murcie (Region de Murcia): castillan

Chacune des Communautés autonomes s'est vu accorder un statut d'autonomie propre, une sorte de constitution interne élaborée par une assemblée d'élus locaux (députés et sénateurs) mais adoptée par les Cortès Generales (Parlement et Sénat espagnols). Les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla, appelées Soberanía in Africa («souveraineté en Afrique»), ont le statut de «villes autonomes».

9.2 La communautarisation de l'Espagne

Les Communautés autonomes (et les «villes autonomes» de Ceuta et Melilla) assument maintenant des compétences exclusives dans de nombreux domaines: les institutions gouvernementales locales (parlement, gouvernement, administration, écoles), l'aménagement du territoire et la protection de l'environnement, les chemins de fer et les routes (qui ne traversent qu'un seul territoire d'une Communauté autonome), l'agriculture et l'exploitation forestière, la chasse et la pêche, le développement économique, la culture, l'enseignement et l'emploi des langues, la santé et l'assistance sociale, le tourisme et le loisir, la police. Les Communautés autonomes disposent ainsi de larges pouvoirs qui leur permettent de se gouverner localement, mais les municipalités ne sont pas assujetties aux gouvernements communautaires; elles demeurent complètement autonomes dans leurs champs de compétence.

En raison de l’accession de l’Espagne à la Communauté européenne en 1986, les villes de Ceuta et Melilla furent considérées comme des «territoires espagnols» et, depuis lors, font partie de l'Union européenne (depuis 1992) tout en conservant leur statut de ports libres en Afrique.

- Le statut des langues

De toutes les Communautés autonomes, ce sont surtout la Catalogne, le Pays valencien, les îles Baléares, la Galice, la Navarre et le Pays basque qui se distinguent au plan linguistique. En effet, ces régions ont obtenu un statut de co-officialité avec le castillan :

- Galice: galicien et castillan;
- Catalogne, Pays valencien et Baléares: catalan (ou valencien) et castillan;
- Pays basque et Navarre : basque et castillan.

En second lieu viennent l'aragonais en Aragon, l'asturien dans les Asturies, l'aranais au val d'Aran (sous la juridiction de la Catalogne), l'andalou en Andalousie, sans oublier le canarien aux îles Canaries, le léonais en Castille-et-Léon, l'estrémadurien en Estrémadure, le murcien à Murcie et le cantabrien en Cantabrie. Cependant, ces langues n'ont jamais obtenu un statut de co-officialité: ou bien elles ont un statut symbolique ou bien elles ne bénéficient d'aucun statut.

- La question régionaliste

La «question régionaliste» est demeurée un sujet brûlant en Espagne. La Catalogne et le Pays basque, en particulier, ont décidé de rechercher une plus grande autonomie sans qu’il y ait pour autant une rupture totale avec le pouvoir central de Madrid. La scène politique a continué à être dominée par la violence au Pays basque jusqu'à ce que l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna: «Pays basque et liberté» en basque) annonce une trêve «unilatérale et illimitée», le 17 septembre 1998, mais l’organisation séparatiste basque a refusé de s’auto-dissoudre, tant que la question basque ne serait pas résolue. Finalement, le 20 octobre 2011, l'organisation indépendantiste basque annonça «la fin définitive de son action armée».

Pendant que des politiciens catalans et basques pensent déjà à des stratégies pour accroître leur autonomie, d'autres régions, dont les Baléares, l'Aragon, les Asturies et l'Andalousie, suivent le dossier de près afin d'étoffer leurs propres revendications, notamment en matière de langue. Depuis lors, Madrid a accepté de reconsidérer les statuts d'autonomie de plusieurs Communautés autonomes afin de les réactualiser. 

Il semble évident qu'un jour l'Espagne devra revoir sa constitution pour la moderniser. L'Espagne reste encore accrochée au concept d'un pays qui n'accorde qu'une place restreinte à la différence. Dans les faits, l'État espagnol demeure unilingue et ne reconnaît aucune autre langue co-officielle, ni au parlement de Madrid, ni dans les cours de justice, ni dans l'administration publique. C'est pourquoi il apparaît souhaitable que l'état actuel du régime linguistique de l'Espagne, même s’il s’est révélé largement positif, ne soit qu'une période de transition destinée à consolider une société encore plus démocratique et culturellement plus ouverte. Mais les dinosaures sont encore nombreux en Espagne et ils ne baisseront pas pavillon facilement. L'histoire de l'Espagne nous enseigne pourtant que, sans volonté politique, les langues peuvent mourir.

Dernière mise à jour: le 18 février, 2024

L'Espagne  

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