Près d'un millier de mots espagnols (et
portugais) sont entrés dans les langues italiennes. Ces emprunts sont appelés
des hispanismes ("spagnolismi") ou des ibérismes ("iberismi").
Les mots espagnols étaient en général apportés par
des nobles qui vivaient dans les cours de Naples, de Rome, de Ferrare,
de Mantoue, d'Urbino, de Venise ou de Milan. En voici quelques exemples:
Mot
espagnol italianisé |
Mot espagnol italianisé |
Mot espagnol italianisé |
Mot espagnol italianisé |
grandioso («grandiose»)
manipolazione («manipulation»)
disdetta («annulation»)
floscio («mou»)
regalo («cadeau»)
alcova («alcôve»)
baracca («cabane»)
imbarazzare («embarrasser»)
appartamento («appartement»)
disguido («erreur») |
disdoro («déshonorer»)
disinvoltura («désinvolture»)
brio («verve»)
fanfarone («fanfaron»)
hidalgo («hidalgo»)
imbarazzo («embarras»)
lindo («propre»)
maggiorasco («majoration»)
puntiglio («obstination»)
punto d’onore («point d'honneur») |
pastiglia («pastille»)
siesta («sieste»)
buscare («attraper»)
picaresco («picaresque»)
sfarzo («faste»)
sforzo («effort»)
smargiasso («droit d'aînesse»)
sussiego («dédain»)
taccagno («avare»)
vigliacco («lâche») |
baccalà («morue»)
bozza («projet»)
cazzare («transporter»)
doppiare («doubler»)
flotta («flotte»)
lancia («lance»)
rotta («itinéraire»)
mozzo («moyeu»)
nostromo («maître d'équipage»)
tolda («pont») |
Ces emprunts à l'espagnol concernent la
vie quotidienne, les rituels sociaux, la vie maritime et souvent les défauts
prêtés aux Espagnols. Beaucoup d'autres emprunts correspondent aux découvertes du
Nouveau Monde: cacao
(«cacao»), mais («maïs»), caimano («caïman»), condor
(«condor»), iguana («iguane»), lama («lama»), puma
(«puma»), vigogna («vigogne»), cannibale («cannibale»),
indio («indien»), piragua («pirogue»), tabacco («tabac»),
etc.
De la langue portugaise sont
venus des termes tels banana («banane»), caramello
(«caramel»), coco
(«noix de coco»), mandarino («mandarine»), negro («nègre»),
pagoda («pagode»),
tapioca («tapioca»). Comme on peut le constater, la langue française
a souvent effectué les mêmes emprunts.
Rappelons que, jusqu'en 1713, la Sardaigne était encore sous la domination espagnole.
Les habitants parlaient tous une variété de sarde, mais ils ont été en
contact avec l'espagnol, le catalan et l'aragonais, tandis que personne
ne connaissait l'italien (florentin). Encore aujourd'hui,
les variétés dialectales du sarde demeurent fortement influencées par ces
langues ibériques, et ce, beaucoup plus que l'italien standard.
Dès le début du XVIIe
siècle, la puissance espagnole se heurta aux ambitions de la France et à la
révolte des populations du sud de l'Italie. Le royaume de Naples était alors
le territoire qui contribuait le plus au financement de la monarchie
espagnole et constituait la principale source d'approvisionnement de l'armée espagnole
en chair à canon. Les rafles de l'armée pour incorporer de force
d'importants contingents de jeunes hommes valides provoquèrent une réaction
de rejet. Cette hostilité des Napolitains fut accentuée par les mauvaises
récoltes, les disettes et les hausses d'impôt. En 1647, les Napolitains
proclamèrent l'indépendance du royaume et instaurèrent la république. La
répression fut impitoyable. Finalement, c'est l'Autriche qui sera
appelée à remplacer l'Espagne en Italie du Sud. Charles de Habsbourg
dut renoncer à ses prétentions au trône d'Espagne et à l'empire colonial
espagnol lors du traité de Rastatt (1714), mais il réussit à conserver le
royaume de Naples, le royaume de Sardaigne qu'il échangea contre les
Deux-Siciles en 1720.
4.7 La diversité des langues
Au cours du Moyen Âge, tous les Italiens parlaient
leur variété locale d'italien. Dans les rares usages écrits, il fallait utiliser soit le latin
soit le florentin. Il existait en
général dans toutes les communautés italiennes au moins un individu qui
savait lire et écrire, et qui pouvait répondre ainsi à certains besoins de la communauté. Cette
personne qu'on pourrait qualifier d'«alphabète», par opposition aux
analphabètes, ne faisait pas nécessairement
partie des notables, soit un prêtre, un fonctionnaire, un avocat ou un
pharmacien. Il s'agissait en général d'un «colporteur professionnel», d'un
chanteur ambulant, d'un poète ou même d'un mendiant qui, contre gîte et couvert, lisait
des livres et racontait des histoires pendant les veillées. On l'appellerait
aujourd'hui un «conteur public».
Beaucoup de
textes rédigés en italien littéraire, le florentin, étaient ainsi lus à
haute voix à des groupes analphabètes, ce qui assurait ainsi un «alphabétisme»
collectif oral. Autrement dit, la langue de Dante, de Boccace et de
Pétrarque était diffusée oralement aux masses à défaut de l'être par écrit à
des populations analphabètes. Nous pourrions dire que l'Italie avait ainsi
atteint une unité culturelle à défaut d'une unité politique. En d'autres
mots, l'Italie existait dans les paroles de ses poètes, dans l'esprit de ses
penseurs et dans la mélodie de sa poésie.
En 1981,
le professeur Glauco Sanga de l'Université de Pavie classait ainsi les
différents usages linguistiques de cette époque:
Variété
sociolinguistique |
Système linguistique |
Modalité d'usage |
Utilisateurs |
1. Langue
étrangère de culture |
langue étrangère |
oral + écrit |
classes dirigeantes |
2.
Latin |
latin |
écrit |
classes dirigeantes |
3. Italien
littéraire |
italien ou florentin |
écrit + oral |
classes dirigeantes |
4. Koinè
dialectale |
- |
oral |
classes dirigeantes |
5. Dialecte
urbain civil |
- |
oral |
classes dirigeantes |
6. Dialecte
urbain populaire |
- |
oral |
classes populaires |
7. Dialecte
local civil |
- |
oral |
aristocratie + classes moyennes |
8. Dialecte
local rustique |
- |
oral |
paysans |
9. Argot
urbain |
argot |
oral |
marginaux |
10. Argot
rural |
argot |
oral |
marginaux |
Voici de façon plus détaillée ce que
signifie le tableau:
1. La langue étrangère de
culture:
Il s'agissait du français,
de l'espagnol ou de l'allemand, selon les régions, utilisé tant à l'oral
qu'à l'écrit par les classes dirigeantes. Le Nord utilisait le français
ou l'allemand; le Sud, l'espagnol.
2. Le latin:
Le latin était réservé à
l'usage écrit et était employé partiellement à l'oral par les membres du
clergé.
3.
L'italien littéraire:
La variété florentine était en usage
seulement chez les lettrés et les classes dirigeantes; hors de la
Toscane, elle était employée comme langue seconde, en
particulier chez les intellectuels.
4. La koinè dialectale (régionale):
C'était une langue véhiculaire utilisée dans
les grands centres urbains et employée par les classes dirigeantes
(chancelleries, cours ducales ou comtales, etc.) à l'oral et
parfois à l'écrit. Cette langue, généralement modelée sur
l'italien littéraire et sur le latin, pouvait être le piémontais, le
lombard, le vénitien, l'ombrien, le frioulan, le sicilien, etc.
5. Le dialecte urbain civil:
Il s'agit de la variété dialectale utilisée
dans des villes comme Turin, Milan, Venise, Vérone, Gênes,
Pise, Parme, Sienne, Rome, Naples, Palerme, etc. Cette variété était
employée à l'oral par les classes dirigeantes et les classes moyennes
des villes, et à l'écrit mais modelée sur l'italien littéraire.
6. Le dialecte urbain
populaire:
Cette
variété, fortement influencée par la paysannerie et les argotismes,
était employée par les classes populaires urbaines, notamment par les
ouvriers, les artisans, les domestiques et les petits commerçants.
7. Le dialecte local civil:
Il s'agit d'un dialecte oral, influencé par
le dialecte urbain civil, utilisé par l'aristocratie et les
fonctionnaires ainsi que par les artisans dans les petites villes. Ce
sont des variétés dialectales du toscan, du piémontais, du calabrais,
etc.
8. Le dialecte
local rustique:
Cette variété dite rustique est caractérisée par son usage oral
traditionnel chez presque tous les paysans et les gens vivant dans les
campagnes. C'est la variété dialectale la plus éloignée du florentin. Au
XVIe
siècle, plus de 90 % de la population italienne employait cette
variété linguistique. Il est probable que le nombre de dialectes
dépassait le millier.
9. L'argot urbain:
Ce type d'argot était utilisé à l'oral par
les marginaux urbains, notamment les forains, les chanteurs ambulants,
les malfaiteurs, les délinquants, etc. Il était influencé par l'italien
littéraire.
10. L'argot rural:
Cet autre type d'argot oral était employé
par les marginaux et les colporteurs des campagnes et des vallées
montagnardes; il se fondait sur les dialectes locaux.
En somme, la situation linguistique en
Italie à cette période de son histoire était multiforme à l'instar de celle
de
pays comme l'Espagne, la France ou l'Allemagne.
4.8 La république de Venise (1440–1797)
|
La
république de Venise a toujours constitué l'une
des régions les plus dynamiques de toute l'Italie. Au
XVe siècle, Venise exerçait
un rôle prépondérant dans les échanges économiques entre
l'Occident et l'Orient méditerranéen, entre le monde byzantin et le
monde musulman. La république de Venise était devenue l'une des
principales puissances économiques de l'Europe grâce à son commerce
maritime. Ses rivaux étaient alors le duché de Milan, le royaume de
Naples, la république de Florence et les États pontificaux. La
langue dominante de la république de Venise était le vénitien; mais
pour les communications internationales, l'arabe, le français,
l'allemand, le frioulan et le latin étaient aussi utilisés.
À cette époque, Venise était devenue la
capitale de l'imprimerie européenne et produisait la moitié des
livres publiés dans toute l'Italie. Les villes de Rome, de Florence,
de Padoue, de Milan et de Naples se partageaient le reste du marché
international. L'Italie mettait ainsi les textes anciens et leurs
traductions à la disposition de tous ceux qui savaient lire le
latin, le grec, voire certaines langues «vulgaires», comme le
florentin ou le français.
Cependant, la période de la Renaissance marqua
aussi le début
du déclin de Venise, car d'autres rivaux allaient se pointer, dont
l'Empire ottoman, l'Autriche, l'Espagne et la France. Au début du
XVIIe siècle, tandis que la
menace des invasions ottomanes s'estompait, la république de Venise
déclara la guerre à l'Autriche en 1615. L'Espagne porta secours aux
Autrichiens et entra, elle aussi, en guerre en 1617, ce qui obligea
finalement la république de Venise à capituler. Le 6 septembre 1617, un
traité fut signé à Paris entre la république de Venise et l'archiduc
d'Autriche, Ferdinand de Habsbourg, puis ratifié à Madrid le 26
septembre.
|
Une grande partie de ce qui est aujourd'hui le Frioul
allait redevenir autrichienne, donc sous la domination de la langue
allemande. Par la suite, on prit l'habitude de distinguer, d'une part, le Frioul vénitien
(ou occidental) avec comme capitale Udine, associé à la république
de Venise, d'autre part, le Frioul autrichien (ou oriental),
dont la capitale, Trieste, reçut le statut de «port franc» en 1719.
Pendant que l'ensemble de la population parlait le frioulan, la
noblesse et les classes cultivées utilisaient, selon la région, le
vénitien (au Frioul vénitien) ou l'allemand (au Frioul autrichien).
Les républiques maritimes telles Amalfi, Ancône, Pise, Gênes,
Raguse et
Venise ont longtemps dominé la Méditerranée et l'Adriatique. Pour cette
raison, de nombreux mots ayant trait à la navigation sont aujourd'hui d'origine
italienne ou vénitienne dans la plupart des langues européennes, y compris
dans les langues slaves comme le serbe, le croate et le bosniaque. Les marchands italiens et vénitiens de
l'époque étaient réputés pour leur esprit d'initiative; il n'est donc pas
étrange que de nombreux termes européens de commerce soient d'origine
italienne. Des mots tels banca («banque»), valuta («monnaie»),
fallire («faillite»), cassa («caisse»), conto
(«compte»), costo («coût»), tariffa («tarif»), etc., sont
devenus des termes courants dans de nombreuses langues européennes. Il en est ainsi pour l'un des numéraires les plus
célèbres de cette époque: le florin de Florence («fiorino» en
italien) apparu dès le XIIIe
siècle.
C'était
alors une pièce d'or de 3,54 grammes représentant une fleur de lys.
|
Cette pièce de monnaie fut ensuite
adoptée dans plusieurs villes italiennes (Gênes, Venise, etc.)
et de nombreux pays d'Europe : les Pays-Bas (gulden en
néerlandais), l'Empire
austro-hongrois (forint en hongrois), le duché de Brabant, le duché de
Liège, le duché de Luxembourg, la Savoie, le canton de Berne,
les États allemands, les États pontificaux, les Antilles
néerlandaises (Aruba sur la photo), etc. Évidemment, le
florin pouvait avoir une valeur différente dans les divers pays
émetteurs; celle-ci s'est également modifiée au cours du temps. |
Ces république maritimes italiennes, surtout la
république de Gênes, faisaient figure de banquiers de l'Europe et
pratiquaient sur une grande échelle le prêt sur les lettres de change, sur
les assurances et sur les rentes publiques.
L'influence culturelle de l'Italie se refléta
nécessairement sur le français au moyen des emprunts. En effet, des milliers de
mots italiens pénétrèrent le français (et plusieurs autres langues),
notamment des termes relatifs à la guerre (canon, alarme,
escalade, cartouche, etc.), à la finance (banqueroute, crédit,
trafic, etc.), aux mœurs (courtisan, disgrâce, caresse,
escapade, etc.), à la peinture (coloris, profil, miniature,
etc.), à l'architecture (belvédère, appartement, balcon,
chapiteau, etc.) et à la musique (a cappella, andante, allegro,
adagio, bel canto, concerto, crescendo, largo, opéra, tempo, vivace,
etc.).
Le domaine de la musique italienne est
intéressant à plus d'un titre. Au XVIe siècle, la
prépondérance des musiciens italiens était indéniable. La plupart des
grandes innovations en ce domaine sont apparues dans la péninsule avant de
se répandre sur tout le continent. Les premiers recueils de musique ont été
publiés à Venise dès le début du siècle. C'est à Brescia, à Crémone et à
Bologne que la virtuosité des violonistes fut exploitée. D'autres
instruments à cordes s'imposèrent à leur tour, tels le violoncelle, l'alto,
la contrebasse, la guitare, etc. Suivirent des instruments à claviers
(orgue, clavecin, épinette, clavicorde) et des instruments à vent (cor,
trompette, flûte, etc.), autant de voies ouvertes aux virtuoses et aux
compositeurs, sans oublier le célèbre luthier Antonio Stradivarius. Ce fut
l'âge d'or de la musique italienne avec Claudio Monteverdi, Giovanni
Pierluigi da Palestrina, Andrea Gabrieli, Giovanni Gabrieli, Arcangelo
Corelli, Francesco Geminiani, puis plus tard Antonio Vivaldi et Tomaso
Albinoni à Venise, Pietro Locatelli à Rome, Giuseppe Tartini à Padoue,
Alessandro Scarlatti à Palerme, etc. L’Italie a joué un rôle primordial dans
le développement de la musique dès le début de la Renaissance, mais aussi
toute la période baroque, au cours de laquelle les musiciens italiens ont
dominé presque toute la vie musicale du continent. C'est l'Italie qui a
donné à la France de Louis XIV l'un de ses plus grands musiciens en la
personne de Jean-Baptiste Lully, surnommé «le Florentin» (né Giovanni
Battista Lulli). Les musiciens italiens ont influencé de nombreux
compositeurs étrangers, des Allemands, des Autrichiens, des Tchèques,
notamment G.-F. Haendel, W.-A. Mozart et Jean-Chrétien Bach.
C’est à cette époque qu'est apparue la prolifération de mots italiens
dans la musique : a capella («sans instrument»), adagio
(«lent»), agitato («agité»), a la breve («à la blanche»),
allegro («vif»), andante («allant»), bel canto («belle
voix»), con allegrezza («avec allégresse»), concerto
(«concert»), concerto grosso («grand concert»), crescendo («en
augmentant progressivement»), forte («fort»), fortissimo
(«très fort»), intermezzo («intermède»), opéra («œuvre»),
scherzo («en plaisantant»), sonata («sonate»), toccata
(toccate»), tutti («tous»), vivace («vif»). Un total de
quelque 250 mots.
À vrai dire, tous les domaines furent touchés:
l'architecture, la peinture, la musique, la danse, les armes, la marine, la
vie de cour, les institutions administratives, le système pénitencier,
l'industrie financière (banques), le commerce, l'artisanat (poterie, pierres
précieuses), les vêtements et les objets de toilette, le divertissement, la
chasse et la fauconnerie, les sports équestres, les sciences, etc. Bref, ce
fut une véritable invasion de quelque 8000 mots dans le français de l'époque, dont environ 10
% sont encore utilisés aujourd'hui. La plupart de ces italianismes sont
disparus avec le temps, comme c'est d'ailleurs le sort qui attend la plupart
des mots empruntés à l'anglais par le français (ou par toute autre langue)
de nos jours. Lorsque les modes changent ou que les réalités disparaissent,
les mots disparaissent également: il ne reste qu'environ 800 italianismes
dans le français contemporain. Il n'en demeure pas moins que l'apport de
l'italien a dépassé en importance toutes les influences étrangères sur le français,
et cela, jusqu'au milieu du XXe
siècle.
Au XVIIe
siècle, la France était devenue un pays incontournable en Europe. Henri IV
(1553-1610), le cardinal de Richelieu (1585-1642) et le cardinal de Mazarin
(1602-1661) avaient assuré la prépondérance française en Europe. Ensuite, la
soif du pouvoir a poussé Louis XIV (1638-1715) à rechercher et à obtenir en partie
l'hégémonie en Europe, ce qui fait que son long règne fut une suite
ininterrompue de guerres. Sous le Roi-Soleil, la France acquit de
nouvelles
provinces: la Bretagne, la Lorraine, l'Alsace, l'Artois, le Flandre,
la Franche-Comté et le Roussillon. Par ses acquisitions territoriales, par le prestige de ses
victoires, par l'influence qu'elle exerçait en Europe, la France devint la plus
grande puissance du continent, ce qui eut pour effet de susciter l'admiration
effrénée ("sfrenata ammirazione" en italien) des Italiens pour la France. En
1750, la population de la péninsule italienne atteignait 15,4 millions
d'habitants, contre plus de 21 millions en France.
5.1 La littérature française
En Italie, comme ce fut le cas dans d'autres pays,
les lettrés les plus avertis lisaient les écrits des auteurs
classiques français. Mais c'est au siècle des Lumières, surtout grâce à
Montesquieu, à Voltaire et à Rousseau que la littérature française envahit
l'Italie. Ces écrivains propageaient des idées nouvelles qui eurent pour effet
de propager en même temps la langue françaises, suffisamment pour
susciter la curiosité, exciter les passions, ébranler les croyances et frapper
l’imagination. De toutes les littératures étrangères, la française
était alors la seule qui soit véritablement répandue dans la péninsule italienne:
les œuvres allemandes, espagnoles et anglaises y étaient peu lues, alors que la langue
et la littérature françaises étaient pratiquées par des gens cultivés qui, souvent,
négligeaient leur propre langue maternelle.
Comme il se doit, la France exerça un pouvoir linguistique
sur les États voisins, y compris sur l'Italie.
La plus grande influence du français dans le domaine lexical
eut lieu entre 1700 et 1800: l'italien aurait alors emprunté
probablement près de 4000 mots, dont beaucoup sont encore en usage aujourd'hui.
La France se distinguait dans tous les domaines: la
littérature, la philosophie, les beaux-arts ("belle arti"), les vêtements et la
mode (bretella/bretelle,
cravatta/cravatte, parrucchiere/coiffeur, tuppè/perruque),
la gastronomie (bignè/chou à la crème, liquore/liqueur, ragù/sauce),
l'ameublement (ammobiliare/meubler, tappezzare/tapisser, toilette/toilettes,
sofà/canapé), la vie mondaine (libertinaggio /libertinage,
manierismo/maniérisme,
scetticismo/scepticisme), etc.
Cet envahissement du français ne faisait
pas l'affaire de tous les érudits italiens. Au début de 1800, des puristes
s'élevèrent contre les gallicismes ("gallicismi") et la
francisation ("infranciosamento") de l'Italien. Mais les Italiens
continuèrent d'emprunter massivement au français, un phénomène qui ne devait s'arrêter qu'au
XXe siècle avec un nouvel
«envahisseur» : l'anglais.
5.2 La Révolution
française et l'intégration de l'Italie
Vers 1792, les dirigeants italiens
commencèrent à se méfier des dangers de la Révolution française. De façon
générale, Venise, Turin, Naples, Palerme, Rome, Florence, etc., adoptèrent au
début une attitude hostile. De fait, la Révolution française ravivait les
mécontentements populaires, conséquence d'une situation économique
de plus en plus difficile. En Italie, les révoltes étaient directement
dirigées contre les seigneurs et les grands propriétaires terriens. Par
l'entremise de Bonaparte, le pays allait passer progressivement sous
l'influence française avec comme résultat que toute l’Italie fut contrainte de fournir à l’effort de guerre français.
|
Le 20 avril 1792,
la France déclarait la guerre à l'Autriche. Le
conflit allait durer presque un quart de siècle,
avec quelques courtes interruptions, jusqu'à la
chute définitive de Napoléon, le 22 juin 1815.
Le 27 novembre 1792, le duché de
Savoie dépendant du royaume de Sardaigne (avec l'île de
Sardaigne) fut rattaché à la République française sous le
nom de «département du Mont-Blanc». Le 31 janvier 1793, ce fut le tour du «comté de Nice» d'être
incorporé à la République française, sous le nom de
«département des Alpes-Maritimes». Le 15 février de la
même année, la
principauté de Monaco fut intégrée à la République
française et au département des Alpes-Maritimes.
Le 17 octobre 1797, le général Bonaparte
signait avec l'Autriche le traité de Campo-Formio, selon
lequel l'empereur d'Autriche renonçait aux provinces
belges (Pays-Bas autrichiens) et repoussait sa frontière
sur la rive gauche du Rhin au profit de la France.
Revenaient également à la France les îles Ioniennes
(Corfou, Zakynthos, Céphalonie, etc.). De plus, à la suite
de
sa campagne d'Italie, Bonaparte avait créé des États
italiens soumis : le royaume du Piémont-Sardaigne, la
République ligurienne, la République cisalpine et le
duché de Parme. Comme dédommagement, l'empereur
d'Autriche recevait Salzbourg, la Vénétie (ce qui
mettait fin à la république de Venise), le Frioul
occidental, ainsi que l'Istrie et la Dalmatie (sauf les
îles qui allaient à la France). Le Frioul entier
redevenait ainsi une province autrichienne. Mais la
République cisalpine, avec Milan comme capitale, allait
disparaître au printemps de 1799, lorsque la ville
serait
reprise le 29 avril par une coalition d'Autrichiens et
de Russes. |
|
Rappelons rapidement les
faits en ce qui concerne Bonaparte, qui était arrivé en
Italie avec son armée en 1796. Ce fut alors le «triennat
jacobin», c'est-à-dire les trois premières années de
l'occupation française, une période confuse d'incertitude et
d'instabilité, avec des républiques provisoires appelées
«cispadane», «cisalpine», «ligurienne», «romaine», «parthénopéenne»,
administrées tantôt par des Français tantôt par des Autrichiens
dans les provinces du Nord.
Après
la bataille de Marengo du 14 juin 1800 et la rentrée
triomphale de Bonaparte en Italie, la péninsule
allait voir la présence des Français s'accroître progressivement jusqu'à
l'occupation totale du territoire, ce qui devait se
produire avec la fin des États pontificaux décrétée
par Napoléon en 1809. Napoléon étant d'origine corse, il était
probablement, du moins à cette époque, plus familier avec la
culture italienne qu'avec la culture française. D'ailleurs,
il s'exprimait en français avec un accent corse
selon les uns, italien selon les autres. La langue
italienne lui paraissait même plus familière que le
français. Il semble avoir compris le sentiment des
Italiens quant à leur fierté et à leur autonomie.
|
En 1809,
Napoléon
rétablit les langues locales dans les tribunaux. C'était, il est
vrai, une concession jugée nécessaire à la bonne administration
de la justice. Mais les lettrés italiens considérèrent qu'ils
venaient de gagner une plus grande autonomie linguistique; ils
reconstituèrent en 1812 l'Académie della Crusca. L'imposition du
Code civil français fut moins bien accueilli parce qu'il
laïcisait l'état civil, introduisait le divorce et bouleversait
les habitudes en matière de succession. Le clergé italien se
montra hostile à Napoléon et à ses réformes.
|
En 1802, l'Autriche perdait à
nouveau le Frioul au profit de la République
italienne, créée le 26 janvier par les députés de la
République cisalpine, avec pour président Napoléon
Bonaparte, alors premier consul de la République
française. Après le sacre de Napoléon comme empereur des
Français, le 2 décembre 1804, et son couronnement comme
«roi d'Italie» (le 26 mai 1805) à Milan, la République
italienne cessa d'exister et devint pour un temps le
royaume d'Italie (1805-1814) auquel la Vénétie fut
incorporée. Napoléon créa les «Provinces illyriennes», à
partir de la Carniole, de l'Istrie et de la Dalmatie,
dépendantes de l'Empire français.
Au nord, le Piémont et la Savoie
avaient été annexés à l'Empire. Par la suite, le centre
de l'Italie, dont la Toscane (Florence), Parme et les
États pontificaux (mai 1809) furent également réunis à
l'Empire français.
Au sud, Napoléon installa son
frère Joseph sur le trône de Naples. Quant à la Sicile,
elle restait l'un des États en guerre ouverte contre
Napoléon. Alors que historiquement le royaume de Sicile
était généralement associé au royaume de Naples, Napoléon
en fit des États ennemis en créant un royaume centré
autour de Naples sous l'autorité de son frère Joseph,
puis de son beau-frère Joachim Murat. Quant à la
Sardaigne, elle constitua un autre royaume sous la dépendance
de la France. Il restait quelques petites principautés
(Lucques, Bénévent) et Saint-Marin, sans grande
importance stratégique.
En ce qui concerne les États pontificaux, un
concordat signé en juillet 1801 entre le pape Pie VII et
le général Bonaparte mit fin aux luttes religieuses dans
la péninsule: le catholicisme était reconnu comme la
religion «de la majorité des Français», et non plus
comme religion d’État. |
Cependant, le refus du pape d'appliquer le blocus
continental contre la Grande-Bretagne amena Napoléon à annexer les États
pontificaux, le 17 mai 1809, pour former les départements du Tibre (puis
le département de Rome en 1810) et le département de Trasimène. Pie VII fut ensuite exilé
à Savone (1809), une
petite ville située en Ligurie sur
la côte méditerranéenne.
Cette période entraîna de grands
bouleversements dans la vie sociale et administrative de l'Italie.
Ainsi, les privilèges de la noblesse italienne furent abolis; le Code
civil français fut appliqué; la conscription ou le service militaire
obligatoire fut imposé et de nombreuses terres furent à nouveau
consacrées à l'agriculture; le régime féodal et le servage furent
abolis; les biens de l'Église furent vendus. Les lois furent
généralement promulguées, selon les régions, en français, en italien et
en allemand. Mais le blocus continental imposé par Napoléon entraîna la
fermeture de la péninsule au commerce anglais, principal fournisseur de
l'Italie d'avant 1796.
Après la conquête de l'Italie par la France, la conscription, les
exactions fiscales, les interférences politiques, ainsi que
l’indifférence des Français aux conditions locales ou aux aspirations
des Italiens entraînèrent rapidement une hostilité marquée à l'encontre
du pays envahisseur. Dès 1796, des soulèvements eurent lieu contre les
Français dans les campagnes du Piémont, de la Lombardie et de la
Vénétie. Les répressions se succédèrent les unes aux autres, provoquant
à chaque fois le massacre de centaines d'Italiens.
En partie grâce à Napoléon, qui avait posé les
bases de l'Italie nouvelle avec ses manœuvres centralisatrices et
annexionnistes, les Italiens aspirèrent
davantage à
l'unité politique. Bien que sentimentalement attaché à l'Italie, dont sa
famille était originaire, Napoléon ne souhaitait pas que l'Italie
devienne, conformément aux vœux de nombreux patriotes milanais, un grand
État unifié à la frontière sud-est de la France. Pour beaucoup
d'historiens, la période napoléonienne est considérée comme le point de
départ de l'Italie contemporaine.
Pendant le régime napoléonien, la
langue française acquit une nouvelle importance considérable en Italie. Les administrateurs,
les fonctionnaires et les membres de la famille de Napoléon favorisèrent
par leur présence l'énorme vogue de la
culture et de la langue françaises dans ce pays.
En 1926, le grammairien Ferdinand Brunot écrivait
dans son Histoire de la langue française au sujet de cette époque
(1796-1814)
:
Avec les armées,
la production française, les idées françaises [...] passent
les Alpes. Venise, Gênes, Milan en sont inondées. [...] Tout
le monde peut et doit se franciser. |
Le grammairien et philologue français donne de
nombreux exemples de cet envahissement («inondation») et il fait
référence aux ouvrages didactiques pour l'apprentissage du français. En
dix-neuf ans de domination française en Italie, c'est-à-dire de 1796 à
1814, Brunot a recensé 117 manuels de français pour cette période. Parmi
les nombreux auteurs, on trouve essentiellement des Français (Louis
Goudar, Charles-François Lhomond, Noël-Français de Wailly,
Jean-Pont-Victor Lacoutz Lévizac, Antoine-Isaac Sylvestre de Sacy, etc.)
et des Italiens (Vincenzo de Muro, Carlo Maselli, Antonio Francesco,
Pietro Giuseppe Capuccini, Pietro Claudio Bogillot, Antonio Scoppa,
etc.), qui publièrent généralement à Milan, à Turin, à Venise, à Naples
et même à Rome.
Ces ouvrages étaient rédigés en italien, selon la
variété florentine, ou traduits du français au florentin. On ne peut
qu'être frappé par la prolifération incontestable des ouvrages de Louis
Goudar, un grammairien français qui se faisait nommer «Lodovico» en
Italie, dont le succès fut incomparable au XVIIIe
siècle et dans les premières décennies du XIXe
siècle. Entre 1977 et 1812, il publia à Milan et à Venise à l'intention
des jeunes Italiens pas moins de treize manuels de français et huit
grammaires. Le grammairien italien du lycée royal de Modène, Carlo
Maselli, illustre bien l'idéologie véhiculée à cette époque en Italie
lorsqu'il affirmait en 1809 dans Principi generali e particolari
della lingua francese : «La langue de la grande nation est
nécessaire pour recouvrir n'importe quel emploi civil et militaire.»
Carlo Maselli déplorait cependant que les personnes âgées soient
contraintes d'apprendre le français. Par rapport aux périodes
précédentes, non seulement le français était devenu une quasi-nécessité,
mais les Italiens avaient aussi développé une certaine facilité à le
faire, en raison des similitudes entre le français et l'italien, surtout
le piémontais.
Dans certains manuels, les auteurs français
n'hésitaient pas à propager la nouvelle idéologie révolutionnaire en
bannissant les termes qualifiés de «serviles» tels Monsieur/Madame
(en italien: Signore/Signora)
pour Citoyen/Citoyenne (en italien: Cittadino/Cittadina) et en
supprimant les noms des rois et des reines. Par contre étaient valorisés
l'Armée, le Général, la Liberté, l'Égalité et l'Être suprême. Des
auteurs allaient jusqu'à proposer le calendrier républicain au lieu du
calendrier romain. Par voie de conséquence, la langue italienne fut
envahie de mots français au cours de cette période et durant les
décennies qui suivirent, doit voici quelques exemples:
acrobazia
< acrobatie
addizionale < additionnel
allocazione < allocation
ambulanza < ambulance
azzardo < hasard
barricata < barricade |
batteria < batterie
bretella < bretelle
clementina < clémentine
editare < éditer
emozionare < émotionner
giardiniere < jardinier |
maggioritario < majoritaire
mistificare < mystifier
natalità < natalité
purismo < purisme
portavoce < porte-voix
scolarizzare < scolariser |
Dans le
Piémont, les religieuses apprirent à leurs élèves des classes aisées
le français plutôt que l'italien; les jeunes filles furent invitées à
lire Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Diderot et des
philosophes «populaires» tels l'abbé Guillaume-Thomas Raynal,
Claude-Adrien Helvétius et Julien Offray de La Mettrie, aujourd'hui
tous des illustres inconnus. Il ne
faudrait pas croire que cette vogue de la langue française
s'arrêtait au nord de la péninsule. À Naples surtout, elle connaissait
un franc succès grâce, entre autres, aux traductions et aux
adaptations de l'éditeur Luigi Carlo Federici. Des auteurs italiens
écrivirent en français, et ce, au point où il n'existe probablement
pas d'États dont les nationaux aient davantage écrit en français que
l'Italie, sans oublier que beaucoup de livres français furent imprimés
dans ce pays.
5.3 Le redécoupage territorial
de 1815
En 1813, l'Autriche déclara la guerre à la France et envahit les Provinces illyriennes, dépendantes de l'Empire
français. L'année suivante, la
«Quadruple Alliance» fut formée avec le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d'Irlande, l'Empire russe, le royaume de Prusse et l’empire d'Autriche.
Après la bataille de Waterloo du 18 juin 1815, Napoléon dut abdiquer
pendant que le Sénat français proclamait Louis XVIII, roi de France. L'Acte final
du Congrès de Vienne, signé quelques jours auparavant, soit le 9 juin,
redéfinissait les contours de l'Europe.
|
Quant à la péninsule italienne, elle fut
entièrement redécoupée par le Congrès de Vienne. La Maison de Savoie
récupéra non seulement la Savoie, le comté de Nice et la Sardaigne,
mais aussi tout le Piémont et les anciennes possessions de la
république de Gênes: ce fut le royaume de Piémont-Sardaigne
(n° 1).
L'Autriche récupéra les anciens territoires
vénitiens : le royaume d'Italie devint le royaume de
Lombardie-Vénétie (n° 2), confié à l'empereur d'Autriche, François
Ier,
en même temps devenu «roi de la Lombardie-Vénétie», dont faisait
partie intégrante le Frioul. En réalité, l'Autriche réorganisait la
Lombardie-Vénétie en une entité administrative apparemment autonome,
mais la véritable solution avait été de créer un royaume unifié et
deux gouvernements auxquels était donné le nom de royaume de
Lombardie-Vénétie.
Alors que la principauté de Parme
(n° 3)
était attribuée à l'épouse de Napoléon, Marie-Louise d'Autriche, la
principauté de Modène (n° 4) et le grand-duché de
Toscane
(n° 6)
furent adjugés à des Habsbourg, mais la minuscule république de
Saint-Marin
(n° 7)
put conserver son indépendance.
Le pape retrouva ses États pontificaux
(n° 8).
Ferdinand III de Sicile remonta sur le trône de Naples
et unifia ses deux royaumes sous le nom de royaume des
Deux-Siciles (n° 9) et se fit désigner sous le nom de Ferdinand
Ier.
Le Trentin, l'Istrie, Trieste
et la Vénétie julienne furent annexés par l'Autriche. Bref, la carte de l'Italie
se trouvait très
légèrement simplifiée par rapport à celle de 1789. |
Ainsi, la
chute de Napoléon consacrait le retour des anciennes monarchies
dans la péninsule italienne, pour laquelle, selon la formule du
chancelier
Clément-Wenceslas de Metternich (1773-1859), représentant de l'Autriche,
l'Italie était «une expression
géographique seulement». Après le Congrès de Vienne, l'Autriche
se retrouvait dans une situation nettement dominante en contrôlant
presque toute la péninsule italienne. Seuls trois États demeuraient
indépendants : le royaume des Deux-Siciles reconstitué en 1816,
les États pontificaux et le royaume de Piémont-Sardaigne.
Quant à la république de Venise et à république de Gênes, elles
avaient toutes deux disparu. Le retour au morcellement de la
péninsule allait favoriser l'omniprésence des Autrichiens, qui allait se faire sentir durant
les prochaines décennies.
Chez les Italiens, la Restauration,
c'est-à-dire le rétablissement de l'Ancien Régime, fut
une période d'isolement, d'évocation nostalgique du passé et de
refus de la modernité. Les États de l'Église allaient en
constituer l'exemple le plus frappant du recul d'un demi-siècle.
En effet, l'Église réintroduisit la justice féodale, l'Inquisition, le
Saint-Office, les monopoles d'État sur les denrées et supprima
toutes les innovations françaises telles la vaccination contre
la variole, l'éclairage public dans les rues, la liberté
religieuse, etc. Après une brève période d'euphorie, le retour
des princes détrônés eut tôt fait de faire regretter certains
aspects de la période française, comme la suppression des péages
et des douanes intérieures, l'établissement d'une monnaie unique (la
lire fondée comme le franc sur le système décimal) et d'un
cadastre général, etc. Les Français avaient fait sauter un grand
nombre d'obstacles à l'élargissement des marchés. Or, la
Restauration avait pour effet de nuire considérablement aux
intérêts des producteurs, des milieux d'affaires et des
consommateurs.
Hors de France, les conquêtes impérialistes
de Napoléon avaient achevé de discréditer le français dans toutes
les cours européennes, et les nationalismes étrangers
s'affirmaient partout, y compris en Italie. En effet, la plupart
des pays commencèrent à promouvoir leur langue nationale,
particulièrement l'Espagne et l'Allemagne, mais aussi l'Italie. Le français continua
toutefois d'être utilisé massivement à la
cour du tsar de Russie, dans les traités de paix et dans les
milieux scientifiques. En Italie, le français perdit aussi de
son prestige au profit du florentin. Enfin, la fragmentation de
la péninsule en des États monarchiques soutenus par l'empire
hégémonique de l'Autriche devint un puissant déclencheur de
l'unification italienne. Le sentiment d'appartenance à une
communauté de langue et de culture, et l'aspiration d'une partie
des élites de la péninsule à voir se constituer une entité
politique indépendante de l'étranger ont connu, en raison de la
domination française à l'époque révolutionnaire et impériale, un
développement considérable. La seule façon de contrer les
hégémonies étrangères, qu'elles soient françaises ou
autrichiennes, était de réunir les multiples États de la
péninsule en une seule entité politique.
Après la Restauration, dans tous les États italiens, les
souverains pratiquèrent une politique protectionniste, ce qui favorisa la
contrebande et le banditisme. Au milieu du XIX
e
siècle, des mouvements insurrectionnels éclatèrent un peu partout en Italie, en
même temps que faisaient rage une guerre larvée contre l'empire d'Autriche,
ainsi que de
multiples guerres internes d'indépendance, celles-ci étant désignées comme
il
risorgimento («la renaissance») parce que les populations locales se
révoltaient contre une situation devenue inacceptable. La plupart des Italiens
ne pouvaient plus supporter la mainmise de l'empire d'Autriche qui
contrôlait la majorité des États italiens, que ce soit directement comme en
Lombardie et en Vénétie ou par l'intermédiaire d'archiducs autrichiens (Parme,
Modène et Toscane) ou au royaume de Naples où l'Autriche soutenait les Bourbons.
La répression
autrichienne s'abattit alors sur toute l'Italie, mais surtout à Modène
(Émilie-Romagne), en
Lombardie et à Naples. Des milliers d'Italiens dits «libéraux» furent obligés de
s'exiler, tandis que l'armée, l'administration et le clergé furent «épurés».
Pour certains Italiens influents de l'époque, les soulèvements populaires devaient
donner naissance à une république, mais d'autres prônaient l'intervention du
pape (le «néoguelfisme») pour régénérer l'Italie et présider une sorte de confédération des États
italiens, alors que beaucoup croyaient qu'il revenait au roi de Sardaigne,
Victor-Emmanuel,
d'unifier l'Italie. Malgré le conservatisme étroit de Victor-Emmanuel, le
Piémont devint rapidement le foyer du libéralisme italien. Ce mouvement
insurrectionnel fut amplifié par l'essor de la presse italienne dans les
principales villes de la péninsule, du nord au sud. De plus, dans toutes les
grandes villes, les partisans des réformes descendaient dans la rue pour
manifester leur volonté de changement et pour crier leur hostilité à l'Autriche
et aux Tedeschi (prononcé [tédeski]). En même temps, la presse véhiculait
certaines idéologies politiques qui se propageaient dans toute l'Italie:
l'arbitraire aristocratique, la domination étrangère, la répression
autrichienne, etc., le tout en langue italienne qui s'implantait graduellement
au sein de la population.
La crise économique de 1846-1847
provoqua une agitation populaire et libérale dans toute l'Italie. Des émeutes
éclatèrent un peu partout, mais surtout au Piémont (Turin), en Lombardie
(Milan), en Toscane (Florence), à Naples, en Sicile (Palerme), etc. Malgré les
répressions autrichiennes qui s'abattaient dans toute l'Italie et les
concessions de la part des divers souverains des États, un climat de révolution
nationale se déclencha en Italie.
|
Dans une Italie aux prises
avec les convulsions de la révolution et de la contre-révolution, où
régnaient l'analphabétisme et le pluralisme linguistique, nombreux
furent ceux qui, bourgeois ou représentants du petit peuple citadin,
ont trouvé dans le spectacle lyrique le moyen d'exprimer leur désir
de vivre libres et rassemblés dans une même entité nationale.
Or,
Giuseppe Verdi (1813-1901) fut celui qui a su traduire, dans un
langage musical et scénique accessible à un public socialement et
culturellement composite, cette aspiration à la liberté et à l'unité
de la nation italienne. Au moment où Verdi composait ses premiers
opéras en italien vers 1840, l'art lyrique rassemblait, dans des salles de plus en plus
vastes, des publics passionnés. |
En fait, bien qu'une faible partie de la
population pouvait participer à cette activité onéreuse qu'est l'opéra, le rayonnement des
œuvres verdiennes s'étendait chez les «gens du peuple» comme les petits
commerçants, les employés, les fonctionnaires de rang subalterne, les artistes,
les écrivains, etc. Il existait des petites salles de moindre importance
qui reprenaient les œuvres de Verdi (Nabucco, 1842; Macbeth, 1847;
Rigoletto, 1851; Il Trovatore, 1853; La Traviata, 1853;
Le roi Lear, 1843, etc.) avec des interprètes moins prestigieux que dans les
grande villes de Milan, de Florence, de Rome, de Naples, etc. De plus, partout
en Europe, on jouait les opéras de Verdi et on les adaptait.
Sans le vouloir, Giuseppe Verdi devint le
barde de l'Italie en quête de son émancipation et de son unité. Grâce à la
musique, Verdi proposait un langage commun par lequel pouvaient s'exprimer
les aspirations politiques réunissant toutes la couches de la société. Le
compositeur parmesan faisait figure de héraut national. À Milan, à Venise, à
Naples, à Rome, et à Palerme, on acclamait le maestro non seulement pour sa
musique, mais aussi parce qu'il était devenu le symbole de la résistance à la
domination étrangère autrichienne. L'art lyrique italien devint très
populaire dans tout le pays, alors d'autres compositeurs talentueux occupaient
le devant de la scène, notamment Gioachino Rossini, Gaetano Donizetti et
Vincenzo Bellini, puis plus tard Giacomo Puccini. Les musiciens de cette époque furent les ambassadeurs
d'une Italie en pleine mutation culturelle et contribuèrent à propager la langue
italienne. Mais l'Autriche restait l'obstacle
essentiel à l'unité et, pour la vaincre, seul le Piémont pouvait réussir avec
une aide étrangère.
6.1 L'intervention des Français
|
C'est alors qu'intervint la France de Napoléon III,
empereur des Français de 1852 à 1871. D'une part, la France désirait
officiellement favoriser le principe de la «souveraineté des peuples» tout en
affaiblissant l’empire autrichien ; d’autre part, elle espérait annexer la
Savoie et le comté de Nice, qui appartenaient à la Maison de Savoie, laquelle
possédait aussi la Sardaigne et le Piémont, et désirait chasser les Autrichiens
du nord de l'Italie. L'objectif de Napoléon III était très clair: après
l'entrevue de juillet 1858 à Plombières (Vosges) avec Camille Benso, comte de Cavour,
président du conseil du royaume de Piémont-Sardaigne, l'empereur des
Français s'engageait à intervenir en faveur de l'unité italienne,
mais en échange le Piémont lui céderait Nice et la Savoie.
De plus, le nord de l'Italie deviendrait
ainsi un royaume comprenant la Lombardie, la Vénétie et les Romagnes, sous
l'égide de la Maison de Savoie (Victor-Emmanuel II). Le reste de
l'Italie serait formé des États pontificaux et d'un royaume central.
L'ensemble de la péninsule formerait une confédération sous la
présidence du pape. |
Il s'agit là de
l'interprétation officielle française de l'«entrevue de Plombières». Les
historiens italiens affirment plutôt que Napoléon III voulait faire de
l'ensemble de l'Italie un «protectorat français». Puisque aucun tiers n'a assisté
à l'entrevue, on ne saura probablement jamais ce que contenait l'accord secret
conclu entre les deux hommes (Napoléon III et le comte de Cavour, chef du
gouvernement du Piémont) à Plombières. Il est clair cependant que Napoléon III
n'avait pas l'intention de faire l'unité politique de la péninsule. Il
souhaitait aider les populations du nord de l'Italie à s'affranchir du joug des
Habsbourg d'Autriche et croyait que l'influence française pourrait par la suite
s'exercer pleinement sur la nouvelle confédération. Mais il écartait l'idée de
l'unification de tous les territoires italiens sous la souveraineté du roi de
Piémont-Sardaigne. Le 28 janvier 1859, le traité franco-sarde confirmait la
substance et modifiait les détails des accords de Plombières conclus par le
comte de Cavour et Napoléon III en juillet 1858. Voici quelques extraits du traité:
Article 1er
Dans le cas où suite à un acte agressif de l'Autriche
la guerre venait à éclater entre le roi de Sardaigne et Sa Majesté
l'empereur d'Autriche, une Alliance offensive et défensive sera
conclue entre Sa Majesté l'empereur des Français et Sa Majesté le
roi de Sardaigne.
Article 2
Le but de l'alliance sera de libérer l'Italie de
l'occupation autrichienne, pour satisfaire les voix des populations
[...] constituant, si le résultat de la guerre le permet, un royaume
de la Haute-Italie à onze millions d'habitants.
Article 3
Au nom du même principe, le duché de Savoie et la
province de Nice se réuniront à la France.
Article 4
[…] il est stipulé expressément, dans l'intérêt de
la religion catholique, que la souveraineté du pape sera maintenue.
Article 5
Les dépenses de la guerre seront supportées par le
Royaume de la Haute-Italie. |
Quatre jours plus tard, l'évêque de Verceil célébrait le
mariage du prince Napoléon-Jérôme Bonaparte, cousin germain de Napoléon
III, et de la princesse Marie-Clotilde de Savoie, fille aînée du roi
Victor-Emmanuel. Le 26 avril 1859, l'Autriche ouvrait les hostilités devant le
refus du Piémont-Sardaigne de démobiliser son armée. La France entra en guerre contre l'Autriche en soutenant le
Piémont-Sardaigne et en envoyant des troupes pour rétablir le pape dans ses
États pontificaux, ce dernier ayant été chassé de Rome par les insurrections de
1848. La victoire des Piémontais et des
Français en Lombardie donna un nouvel élan à l'unité nationale italienne, au
prix d'une affreuse boucherie qui fit plus de 40 000 morts, dont 17 500 dans les
rangs français.
6.2 La création du Royaume
|
À partir du mois de
juillet 1859 jusqu'en avril 1860, plusieurs
duchés italiens se rallièrent au mouvement
unitaire soutenu par l'opinion publique et
le roi de Piémont-Sardaigne, Victor-Emmanuel,
qui faisait figure de martyr de la cause
nationale. Puis
le grand-duc de Toscane s'enfuit en
Autriche, le duc de Parme se réfugia en
Suisse et le duc de Modène trouva refuge
dans le camp autrichien.
L'expédition du
général Giuseppe Garibaldi (1807-1882), qui
avait commencé en mai 1860, permit
l'annexion du royaume des Deux-Siciles. Le
14 mars 1861, le royaume d'Italie fut
proclamé et Victor-Emmanuel
de Savoie, roi de Piémont-Sardaigne, devint
«roi d'Italie par la grâce de Dieu et la
volonté de la Nation» le 17 mars
(Vittorio Emanuele II di
Savoia, en italien), sous le nom de
Victor-Emmanuel II. La
ville de Turin fut à l'origine la capitale
du Royaume jusqu'à son déplacement à
Florence en 1865. La Lombardie et la Vénétie furent annexées en
1866; Rome en 1870, pour devenir la capitale
du Royaume en 1871. Les États pontificaux
furent contraints de se joindre au royaume
d'Italie en 1870.
Grâce à son appui à la
Sardaigne et au Piémont, Napoléon III avait
obtenu en 1760 l'annexion à la France du comté de Nice
et du duché de Savoie, après
deux plébiscites triomphaux : 130 533 voix
contre 235 en Savoie, et 25 734 contre 260 à
Nice.
|
La petite république de
Saint-Marin, depuis toujours indépendante, refusa de
prendre part à l’unification italienne et resta donc un
État souverain.
On peut résumer la situation politique en précisant que
les territoires des États qui composaient l’Italie du XIXe
siècle furent réunis en moins de deux ans, soit entre l’été 1859 et le
printemps 1861. La rapidité de l’unification fut perçue à l'époque comme une
sorte de «miracle», un modèle de la part d'un peuple s’unissant et se soulevant pour
chasser les oppresseurs étrangers et les tyrans locaux. Or, cette unification
n’aurait pu être possible sans une intervention étrangère. D'une part, les
troupes françaises chassaient en 1859 les Autrichiens de Lombardie, d'autre
part, une victoire prussienne permettait au nouvel État italien d’annexer la Vénétie
en 1866.
|
Toute cette unification politique s'est faite dans la violence : les ducs de
l’Italie centrale perdirent leurs trônes, la dynastie des Bourbons
fut expulsée de Naples, le pape fut privé de la plupart de ses
territoires, alors que le souverain du Piémont-Sardaigne devenait roi d'Italie
sous le nom de Victor-Emmanuel II (1820-1878). En raison de la
réalisation de l'unification italienne, le roi fut appelé le «père
de la Patrie» ("Padre della Patria"). Le royaume des Deux-Siciles au sud se vit aussitôt imposer
les lois du Nord et toutes les révoltes populaires furent
brutalement réprimées dans le Sud. Avec l’application des lois
piémontaises dans toute la péninsule, beaucoup d'Italiens du nouveau
royaume se sentirent plus «conquis» que «libérés». En fait,
l'unification fut avant tout une conquête des Italiens du Sud par
les Italiens du Nord: on a même parlé de «piémontisation» pour
désigner les abus de l'uniformisation administrative et culturelle. Par ailleurs, pour que l'unification italienne
fût complète en 1861, il manquait encore des territoires importants parmi
lesquels la Vénétie, le Latium avec Rome, le Trentin, le Frioul, la
Savoie et le comté de Nice, mais aussi la Corse, l'île de Malte,
l'Istrie et la Dalmatie. |
La population italienne était devenue tellement
anti-autrichienne que, au mois d'octobre 1866, la population du Frioul fut
appelée à se prononcer sur son rattachement au royaume d'Italie. Une proportion
supérieure à 99 % se prononça en faveur du OUI. Bien que
la procédure du référendum ait été quelque peu imposée, la preuve était faite
qu'une majorité de Frioulans préféraient devenir italiens plutôt que de demeurer
autrichiens; il ne fut jamais proposé que la population puisse rester frioulane
et devienne un État indépendant. Par la suite, les régions d’Udine et de
Pordenone furent annexées au royaume d'Italie
avec la Vénétie, alors que le Frioul oriental, appelé «comté de Gorizia et de
Gradisca», allait rester autrichien jusqu’à la fin de la Première Guerre
mondiale qui allait mettre un terme à l'Empire austro-hongrois.
6.3 La situation linguistique en 1861
En 1860, les nombreux États indépendants italiens se différenciaient non
seulement par leurs diverses formes de gouvernement, par leur niveau culturel et
leur système économique, leurs monnaies, leurs douanes, mais aussi par de considérables
distinctions au point de vue linguistique. En effet, des centaines de variétés
dialectales étaient utilisées dans les différents États, principautés et duchés
qui composaient l’Italie. Les capitales de la péninsule étaient nombreuses et importantes:
Turin, Milan, Gênes, Venise, Rome, Naples, Palerme, mais aussi Mantoue, Ferrare,
Urbino et plusieurs autres.
On y parlait des langues régionales, qu'on les appelle "dialetti"
(«dialectes») n'a guère d'importance, évoluant dans toutes les
classes sociales de l'époque. C’est pourquoi ces langues étaient aussi en usage dans la
littérature concurremment au florentin de la littérature
classique. C'est ce qui explique que la littérature locale et dialectale était
beaucoup plus répandue en Italie qu’en France ou même en Allemagne.
- Les parlers romans dialectaux
Le plus grand linguiste italien du XIXe
siècle, Graziadio Isaia Ascoli (1829-1907), fut le premier à proposer une
classification des parlers romans dialectaux d'Italie (Italia dialettale).
Groupe A : les dialectes du franco-provençal et les dialectes
ladins;
Groupe B : les dialectes gallo-italiques (Ligurie, Piémont, Lombardie et
Émilie-Romagnol) et les dialectes sardes ;
Groupe C : les dialectes centraux, les dialectes méridionaux, le vénitien et
le corse (ces deux derniers n'étant pas considérés comme voisins de l'italien);
Groupe D : les dialectes toscans (caractérisés par une plus
grande fidélité au latin).
Les groupes A, B, C et D constituaient pour Ascoli
des groupes dialectaux distincts et autonomes. Selon lui, seul le toscan et, dans
une moindre mesure, le romain étaient des langues italiennes «de nature». Elles
lui paraissaient les plus près du latin d'origine. C'est Ascoli qui a fondé la
discipline scientifique de la dialectologie; il a aussi fondé en 1873
la revue Archivio glottologico italiano (qui existe toujours). On lui
doit également la création du mot Venezia Giulia («Vénétie
julienne»).
- L'italien national
On peut comprendre, malgré les multiples dialectes en usage
dans la péninsule, pourquoi la variété du florentin de Toscane fut aussitôt admise comme
langue nationale du nouvel État unifié.
À cette époque, de très petites portions de la population italienne
parlaient cet italien national devenu officiel. En fait, cette langue
demeurait d'un usage très restreint et limitée à une élite, c'est-à-dire à une petite
classe dirigeante ainsi qu'à des intellectuels ou des universitaires. De plus, l'italien officiel était
pratiquement réservé à l'écrit, y compris par les classes dirigeantes qui
utilisaient leur variété régionale à l'oral ou en plus une grande langue étrangère de
culture, telle le français, l'espagnol ou l'allemand.
D'après les estimations du linguiste italien
Tullio De Mauro, seulement 2,5 % de la population italienne pouvait
parler l'italien officiel en 1861, alors que le linguiste et philologue
Arrigo Castellani note que peut-être 10 % des Italiens pouvaient
le comprendre. Bref, plus de 90 % des habitants
de l'Italie s'exprimaient en des langues ou dialectes locaux qui n'étaient guère
compris ailleurs dans le pays (voir la
carte). Cette omniprésence des dialectes peut expliquer
comment il se fait que les immigrants italiens, malgré leur grande concentration
dans certains pays (l'Argentine ou le Venezuela par exemple), n'ont jamais
exporté leur parler. Nous savons cependant que des Italiens de Vénétie ont pu
exporter durant quelque temps le vénitien au Brésil sans savoir l'italien. Au
milieu du XIXe siècle, tous les Italiens de la péninsule
utilisaient comme langue
maternelle leur dialecte local, de la Vallée d'Aoste (en franco-provençal) à la Sicile
(en sicilien) en passant par Rome (en romain ou en romanesco).
Même le roi
Victor-Emmanuel II parlait le piémontais dans les situations informelles ou
familières, mais
le français en temps normal (c'était la langue de sa famille) et en italien (florentin) quand les circonstances
l'exigeaient. Le français a toujours été la langue maternelle des membres de la
Maison de Savoie, mais tous recevaient une éducation bilingue en français et en
italien, le piémontais étant acquis «naturellement».
En somme, l'Italie unifiée
n'avait pas de langue commune au moment de sa création. La situation
linguistique en 1861 n'avait essentiellement pas changé par rapport au Moyen Âge
parce que la société était restée agricole et paysanne. Il s'agit là d'un
facteur important au moment de l'unification : 26 % de la population vivait
dispersée dans les campagnes et 50 % dans des agglomérations de moins de 2000
habitants. La population italienne était constituée d'une écrasante majorité de
paysans, soit de 80 % à 85 %. Il n'existait alors que six villes comptant plus
de 100 000 habitants: Naples (400 000), Milan (206 000), Rome (179 000), Palerme
(178 000), Turin (137 000) et Florence (108 000). Les multiples dialectes
italiens de la péninsule ne pouvaient opposer une réelle force à l'imposition de
l'italien national issu du florentin de Toscane.
6.4 La naissance de l'italien unifié
Avec la formation d'un État unitaire en 1861 sont venus la scolarisation, la
diffusion de la
presse, l'instauration du service militaire obligatoire et les progrès du
mouvement syndical. Par la suite, grâce à l'industrialisation, au développement
du capitalisme et à la formation de la classe ouvrière, l'Italie cessa d'être un
pays rural pour devenir progressivement un pays industrialisé. L'unification
linguistique fut l'instrument le plus important de l'histoire politique de
l'Italie moderne. Le nouvel État possédait une langue commune disponible mais
peu connue, un pouvoir central bien que faible, une magistrature
uniformisée, une armée et un système scolaire désormais unique.
- L'industrialisation
La société paysanne, qui a généralement son origine
à l'époque féodale, est ordinairement fragmentée en de multiples petites
unités rurales isolées; dans ce type de société, les besoins linguistiques sont
réduits aux contacts à l'intérieur de la communauté, tandis que les contacts
avec le monde extérieur demeurent rares. C'est pourquoi au plan linguistique,
toute société rurale a tendance à multiplier les parlers locaux qui diffèrent de
plus en plus à mesure qu'on s'en éloigne et qu'on se retrouve dans un milieu
urbain.
Dans une société industrialisée,
l'isolement paysan n'est plus possible. L'industrialisation concentre les
forces productives au même endroit ou dans la même ville. Naissent alors les cités
industrielles et c'est là que vivent et travaillent les ouvriers par dizaines de milliers, sinon par
centaines de milliers d'individus. En Italie, des millions d'hommes et de femmes
ont été déracinés de leur milieu paysan et jetés dans la mêlée des usines et
des villes. Cette situation entraîna forcément de nouveaux besoins
linguistiques, ce qui ne pouvait que favoriser une nouvelle langue, l'italien
populaire unifié. Le milanais, le turinois, le vénitien, le romain, le
napolitain ou tout autre grand dialecte urbain entrèrent ainsi en concurrence avec
l'italien national, lequel prit progressivement le dessus sur tous les autres idiomes.
C'est la classe ouvrière
urbaine qui fut le moteur de la formation de l'italien oral. Pendant que les
paysans continuaient d'employer leur dialecte local, les ouvriers des usines
apprenaient à parler l'italien, un italien populaire et urbain, à mille lieues du
florentin de Dante, car il était amputé de la richesse de la tradition
littéraire.
En même temps, l'italianisation progressa
avec la poussée de la propagande politique et syndicale. Le développement des
organisations syndicales entraîna une plus grande connaissance de l'italien qui,
au début, était académique et grandiloquent, mais s'est transformé lorsque
les masses ouvrières se le sont approprié. En somme, l'activité syndicale a
constitué un puissant véhicule de l'italianisation.
- La scolarisation
nationale
Après l'unification, l'État mit en place un système d'éducation national. En
1861, les trois quarts, soit 78 % de la population, étaient analphabètes, et
cette proportion devait être encore plus élevée dans les provinces méridionales.
Tous parlaient le dialecte de leur région : une langue néo-latine qui a subi, au
fil du temps, son évolution propre et s'est nourrie de nombreuses influences
étrangères. Cette langue locale permettait aux locuteurs de chaque région de
communiquer aisément entre eux, mais pas nécessairement avec ceux des autres
parties de la péninsule. Ainsi, un Piémontais pouvait plus facilement
communiquer avec un Lombard qu'un Napolitain. Nous ignorons le nombre exact des
locuteurs qui parlaient la langue italienne au moment de l'unification, et ce,
d'autant plus qu'elle n'était pas vraiment fixée.
Gabrio
Casati (1798-1873), qui était président du Conseil du royaume de Piémont-Sardaigne,
fit adopter en 1859 une loi sur la réforme scolaire, laquelle fut ensuite
promulguer par tout le royaume d'Italie.
Cette
loi du
13 novembre 1859, n° 3725 (ou loi Casati)
s'inspirait
du modèle prussien par l'installation d'un système d'éducation fortement
hiérarchisé et centralisé, tout en privilégiant l'intervention de l'État et
l'initiative privée. Ce système impliquait aussi une exaltation du sentiment
national et une place importante de l’épopée nationale dans les programmes et
les exercices scolaires, ce qui contribua sans doute à donner à l’Italie
nouvelle la conscience de son unité.
La fameuse loi Casati de 1859 instaurait aux articles 190 et 191 l'enseignement de
l'italien et autorisait aussi l'enseignement du français dans les régions où
cette langue était employée, donc dans la Vallée d'Aoste et au Piémont.
Articolo 190
[texte original]
Gli insegnamenti del primo grado sono i seguenti:
1. La Lingua Italiana (e la Francese nelle provincie dov’è in uso
tal lingua); 2. La Lingua Latina; 3. La Lingua Greca; 4. Istruzioni Letterarie; 5. L’Aritmetica: 6. La Geografia; 7. La Storia; Nozioni di antichità latine e greche.
Articolo 191
Gli insegnamenti del secondo grado sono:
1. La Filosofia; 2. Elementi di Matematica; 3. La Fisica e gli elementi Chimica; 4. La Letteratura Italiana (e la Francese nelle Provincie dov’è in
uso tal lingua); 5. La Letteratura Latina; 6. La Letteratura Greca; 7. La Storia; 8. La Storia Naturale. |
Article 190
[traduction]
Les
matières d'enseignement du premier degré sont les suivantes:
1.
La langue italienne (et la française dans les provinces où est
employée une telle langue) ; 2.
La
langue latine ; 3.
La
langue grecque ; 4.
Les instructions littéraires ;
5. L'arithmétique :
6. La
géographie ; 7.
L'histoire; les notions de grec ancien et de latin.
Article 191
Les
matières d'enseignement
du second degré sont les suivantes:
1.
La philosophie ;
2. Les éléments des
mathématiques; 3.
La physique et les
éléments de chimie; 4.
La littérature italienne (et la française dans les provinces où est
employée une telle langue); 5.
La littérature latine ;
6.
La littérature grecque ;
7. L'histoire ;
8.
L'histoire naturelle. |
Cette loi
demeura en vigueur jusqu'en 1877, alors que les trois premières années du
primaire devenaient obligatoires. Dès lors, ce fut la loi du 15 juillet 1877, n° 3961 (legge 15 luglio 1877 n. 3961), appelée aussi loi Coppino, qui fut
appliquée. La langue italienne était obligatoire, comme en fait foi l'article 2
:
Articolo 2
[texte original]
L'obbligo di cui all'articolo 1 rimane
limitato al corso elementare inferiore, il quale dura di regola fino
ai nove anni, e comprende le prime nozioni dei doveri dell'uomo e
del cittadino, la lettura, la calligrafia, i rudimenti della lingua
italiana, dell'aritmetica e del sistema metrico; può cessare anche
prima se il fanciullo sostenga con buon esito sulle predette materie
un esperimento che avrà luogo o nella scuola o innanzi al delegato
scolastico, presenti i genitori od altri parenti. Se l'esperimento
fallisce obbligo è protratto fino ai dieci anni compiuti. |
Article
2
[traduction]
L'obligation visée
à l'article 1er
est
limitée au niveau
primaire du premier
degré,
qui dure généralement
jusqu'à l'âge de
neuf ans, et
comprend
les premières notions
des droits
de l'homme
et du citoyen,
la lecture,
la calligraphie,
les
rudiments de la langue
italienne,
l'arithmétique
et le système
métrique;
l'obligation peut se
terminer plus
tôt si l'enfant
soutient un
examen et
obtient de bons résultats
sur les matières
mentionnées comme cet examen
qui aura lieu
soit
à l'école
soit dans
un établissement
délégué,
avec la participation
des parents présent et autres
proches.
Si
l'examen est un
échec, cette
obligation doit
se poursuivre
jusqu'à
l'âge de dix ans. |
Dans le cadre de la loi Coppino de 1877, l’enseignement
religieux demeurait facultatif et subordonné à la demande des parents. Mais
l'instruction primaire devait être laïque, gratuite et obligatoire pour tous les
enfants de six à neuf ans.
Dorénavant, des sanctions pouvaient être prises contre les parents qui voulaient
soustraire leurs enfants à l'école obligatoire. Grâce à la fréquentation
scolaire, l'italien devint accessible à un plus grand nombre d'individus. Afin
de faire face à la pénurie des écoles, le gouvernement expropria des monastères
pour en faire des écoles publiques. Au fur et à mesure que l'usage de l'italien progressait
dans la société, celui des dialectes reculait. La langue nationale devint
de plus en plus prestigieuse, et les dialectes régressèrent, mais lentement.
Tout ce processus prit quelques décennies. Ce n'est qu'au début du
XXe siècle que les jeunes
Italiens ont appris à lire et à écrire l'italien avant l'âge de dix ans, ce qui
ne signifie pas pour autant qu'ils pratiquaient cette langue dans la vie privée.
Avant la Première Guerre mondiale, l'italien était encore une langue imposée à
la majorité de la population.
- Les États pontificaux
Les historiens ne parlent pas souvent du
rôle des États pontificaux dans l'édification de l'italien national. Devant la
fragmentation des pouvoirs politiques sur le territoire italien, les États du
pape représentaient une zone de stabilité incontestable. La papauté avait
compris, après les progrès indéniables de la Réforme protestante et après avoir
tenu durant trop longtemps à son latin d'Église, qu'il était inutile de continuer à
s'adresser aux Romains en latin ecclésiastique.
Habituée à une intense
activité diplomatique, la cour papale avait l'habitude d'employer plusieurs
langues, notamment le français, l'espagnol, l'allemand, etc., mais aussi
l'italien dans sa variété florentine. Les États pontificaux constituaient alors
l'un des rares pouvoirs politiques, avec la cour de Toscane, à employer le
florentin dans le domaine politique. Il faut rappeler que, la plupart du temps,
le pape n’était pas d'origine romaine et, lorsqu'il l’était, son entourage
demeurait d'origine toscane ou venait de l’Italie du Nord. Ainsi, l’élite de
Rome ne parlait pas le dialecte romain, le romano. La présence de
nombreux papes toscans a eu pour effet de modifier le dialecte romain qui s'est
fragmenté notamment en romanesco parce que celui-ci a emprunté de
nombreux éléments toscans. Avec le temps, le romanesco s'est
considérablement rapproché non seulement du florentin, mais aussi de l'italien
standard. De façon générale, les papes ont contribué à propager le florentin et,
par voie de conséquence, l'italien.
- Le modèle
d'imposition du français
|
Au début du XIXe
siècle, la France était une nation unifiée, et le français était une langue
homogène et parlée ou comprise par une majorité de la population, même si les
«patois» y étaient encore très vivants. L'édit
de Villers-Cotteret de François Ier avait
en 1539 imposé le français dans les actes officiels et les documents
judiciaires. Par la suite, l'État adopta de multiples décrets, lois et
règlements destinés à imposer le français dans la population. Mais rien de tel ne s'était produit en
Italie, sauf dans le duché de Savoie. Par l’édit de Rivoli du 22
septembre 1561, le duc Emmanuel-Philibert de Savoie fit comme François Ier
en déclarant le français comme langue officielle en remplacement du
latin dans la partie occidentale de son duché (Savoie et Vallée d'Aoste).
Emmanuel-Philibert de Savoie choisit, pour la partie orientale, l’italien de
Toscane pour le Piémont et le comté de Nice.
À cette époque, de nombreux
intellectuels et écrivains italiens comparaient la
situation de l'Italie avec celle de la France. Des différences significatives
entre les deux pays ont marqué certains Italiens qui considéraient que la France
était un modèle à suivre.
|
Parmi eux, il faut citer Alessandro Manzoni
(1785-1873) considéré comme l'un des plus importants écrivains italiens
de son temps. Celui-ci souhaitait une langue unifiée pour toute
l’Italie, une langue unique que tous puissent parler, écrire et comprendre. Il
voulait une langue nationale qui remplace à la fois les dialectes et le
florentin jugé une langue archaïque dans ses fonctions. Manzoni fut le chef de
file du camp des partisans de l'uniformisation à partir du toscan, conçu comme
le berceau de la langue italienne. Pour lui, la France
représentait un idéal linguistique. Dans son roman I Promessi Sposi (en
français: Les Fiancés), Manzoni a tenté de mettre en pratique ses
conceptions d'une langue italienne nationale. Cette œuvre est considérée
comme le premier roman moderne italien et elle eut une influence décisive sur la
définition de la langue nationale. Manzoni a ainsi influencé un grand nombre d'auteurs et a marqué de façon décisive la
langue italienne pour en arriver à remplacer l'italien littéraire de Dante, de Pétrarque
et de Boccace par un style linguistique plus naturel et plus «libertin».
En 1868, le ministre de l'Instruction
publique, Emile Broglio, fit appel à Manzoni pour diriger une commission chargée
de «rechercher et de proposer toutes les mesures et tous les moyens par lesquels
on puisse favoriser et rendre plus universelle dans toutes les classes du peuple
la diffusion de la bonne langue et de la bonne prononciation» (Wikipedia). Le rapport qui
sortit de cette initiative, et qui était de la plume même du romancier,
établissait que la «bonne langue» et la «bonne prononciation» étaient celles de
Florence. Mais il est difficile d'imposer une langue par décret à tout un
peuple. Alessandro Manzoni oubliait que la formation des grandes langues
nationales est généralement le fruit d'une longue histoire et que celle de
l'Italie passait par des siècles de morcellement. Il faudra attendre encore
plusieurs décennies pour que s'impose l'italien national à tous les Italiens.
- Les emprunts au
français
Comme on pouvait s'y attendre, les
emprunts au français se sont poursuivis tout au cours du XIXe
siècle. La liste qui suit ne témoigne que de quelques exemples courants:
ristorante (<restaurant), casseruola
(<casserole),
maionese (<mayonnaise), menù (<menu), paté
(<pâté), purè (<purée), crêpe, omelette, croissant; boutique,
décolleté, plisse (<plissés), griffe, prêt-à-porter, fuseaux, boulevard,
toilette, sarcasmo (<sarcasme), cinema, avanspettacolo
(<avant le spectacle = interlude) et en français soubrette, boxeur, châssis, tapis roulant,
etc.
- La colonisation italienne
En raison des difficultés après l'unification de l'Italie,
le pays voyait partir, chaque année autour de 1880, entre 15 000 à 20 000 de ses
citoyens. À partir de l'année 1882, ce fut environ 135 000 départs annuels, un nombre qui
allait augmenter à 250 000 à la fin du siècle, puis à plus de 500 000 quelques
années plus tard. Les contingents les plus nombreux étaient généralement
originaires des régions méridionales. Ces émigrants partaient pour la France, la Suisse,
l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. S'ajoutèrent ensuite l'Amérique latine (Argentine,
Brésil, Uruguay), les États-Unis et le Canada. Les autorités se montraient
plutôt favorables au fait migratoire. L'Italie entreprit même une politique
d'expansion d'outre-mer. La colonisation constituait sans doute un moyen
supplémentaire de résoudre les problèmes de surpopulation et les tensions
sociales du Sud.
Les
premières initiatives furent menées par des missionnaires italiens qui, ayant
pris pris en Afrique orientale, tentèrent d'entraîner le gouvernement du compte
de Cavour
dans une intervention que celui-ci refusa. Dès 1879 fut fondée la Società
d'esplorazione commerciale in Africa. Il fallut attendre en 1882 pour qu'un
nouveau gouvernement se prête à une implantation sur la côte érythréenne, à Assab,
puis à Massaouah. À partir de ces deux points d'appui, les Italiens espéraient
pénétrer vers l'intérieur.
La première tentative des Italiens de conquérir l'empire d'Éthiopie en 1895
se termina par un désastre retentissant à Adoua, après lequel l'Italie se vit
forcée de reconnaître l'indépendance de l'Éthiopie. Le traité signé à Addis
Abeba, le 26 octobre 1896, laissait à l'Italie la Somalie italienne et
l'Érythrée au prix de 5000 soldats tués et de 3000 prisonniers. Des
manifestations se déroulèrent en Italie pour condamner l'échec d'Adoua.
6.5 La Première
Guerre mondiale
Au
début du XXe
siècle, le gouvernement italien se lança dans
une politique de réformes en élargissant la législation dans le domaine social,
en définissant un statut pour les fonctionnaires (1908) et en introduisant le
suffrage masculin quasi universel — pour les femmes ce
sera par décret législatif, n° 23, du 2 février 1945. Le droit de vote fut octroyé à tous les
citoyens mâles à partir de 21 ans sachant lire et écrire, ainsi qu'aux analphabètes
(mâles) à
partir de 30 ans ou aux individus ayant accompli leur service militaire (1912).
L'industrie italienne se
développa dans de nouveaux secteurs, comme la sidérurgie, la mécanique, le
textile, la chimie, tandis que le pays commençait à s'électrifier. En même
temps, l'agriculture se modernisa avec l'introduction de la culture intensive et
de productions plus spécialisées. Favorisée par l'apparition d'un courant
nationaliste, l'expansion coloniale reprit : l'Italie annexa en Libye la
Tripolitaine et la Cyrénaïque, et occupa en 1912 les îles du Dodécanèse, un
archipel de la mer Égée (Grèce). Bref, au cours de cette période (1902-1910),
l'économie italienne, en dépit de crises périodiques (1902 et 1907), connut une
phase de prospérité.
Le
28 juin 1914, l'héritier du trône d'Autriche, l'archiduc François-Ferdinand, et
son épouse furent assassinés par un nationaliste serbo-bosniaque (un musulman
serbe de Bosnie) à Sarajevo en Bosnie-Herzégovine. Le gouvernement autrichien,
qui tenait la Serbie pour responsable, lui déclara la guerre et l'envahit en
août, précipitant ainsi la Première Guerre mondiale.
À ce moment-là, l'Italie était déjà liée à l'Allemagne et à
l'empire d'Autriche-Hongrie par la «Triple Alliance» (la
"Triplice"), un pacte militaire signé
en 1882 par Humbert Ier et renouvelé
régulièrement dans le but de contrer le système d'alliance
de la «Triple Entente» (Royaume-Uni, France et Russie).
Victor-Emmanuel III régnait comme roi
d'Italie depuis l'assassinat de son père, Humbert Ier,
le 29 juillet 1900.
Croyant retirer davantage de compensations territoriales, l'Italie
décida de se rapprocher de la Triple Entente et de signer en secret le
pacte de Londres du 26 avril 1915 (Patto
di Londra, en italien). Le pays s'engageait alors à entrer en guerre
contre l'Allemagne et l'Autriche en échange d'importantes compensations
territoriales (voir la carte). Le
pacte prévoyait que l'Italie recevrait, en cas de victoire, le Trentin, le Tyrol
du Sud, la Marche julienne (Vénétie julienne), l'Istrie (sans la ville de
Fiume), une partie de la Dalmatie, de nombreuses îles de l'Adriatique, ainsi que
la ville albanaise de Vlora (Vlorë en albanais) et la petite île de
Saseno (Sazan en albanais) dans la baie de Vlorë, et le bassin houiller
d'Antalya dans le sud de la Turquie. De plus, elle se voyait confirmer la
souveraineté sur la Libye, l'Érythrée, la Somalie et le Dodécanèse (en mer Égée) et
attribuer une partie de l'empire colonial allemand en Asie.
- Le traité de Versailles (1919)
Le
traité de Versailles du 28
juin 1919 redessina les frontières de l'Europe en raison du démantèlement de
l'ancien empire des Habsbourg et de son remplacement par une demi-douzaine de
nouveaux États, conformément au principe imposé par le président américain
Woodrow
Wilson, du «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes», ce qui concernait
surtout les Polonais, les Hongrois, les Roumains, les Tchèques, les Slovaques,
les Slovènes, les Croates, les Serbes, etc., mais pas nécessairement tous les
autres peuples (Gallois, Écossais, Bretons, Frioulans, Corses, Sardes,
Siciliens, etc.).
Au cours de la Conférence de paix, les puissances victorieuses
de la Première Guerre mondiale décidèrent d'annexer à l'Italie une partie
seulement des territoires qui avaient été promis par le
pacte de Londres (1915), les États-Unis
étant fermement opposés aux clauses du traité de Londres. Le président américain
ne se sentait pas lié par ce traité qu'il n'avait pas signé. Cette
situation provoqua de violentes protestations de la part du premier ministre
italien, Vittorio Emanuele Orlando qui, déçu, quitta la conférence de paix, ce
qui n'entraîna aucune conséquence lors de la Conférence, sauf un mécontentement généralisé
qui s'en suivit en Italie. On sait aussi que la
Chambre des représentants
des États-Unis n'entérina jamais le traité de Versailles signé par son
président.
Le traité de
Saint-Germain-en-Laye du 10 septembre 1919 vint donc compléter celui de Versailles et en faire partie. Toute la région orientale de l'Adriatique
fut partagée entre l'Italie et le
royaume de Yougoslavie.
Les Italiens reçurent l'Istrie, alors que la Yougoslavie obtint la Dalmatie
située plus au sud. La ville de Trieste et le comté de Gorizia passèrent
également à l'Italie et firent partie de la Vénétie julienne.
|
Le
traité de 1919 accordait aussi à l'Italie le Trentin et le
Haut-Adige jusqu'au col du Brenner. L'Italie annexa
en outre les îles de Cherso (Cres en croate) et de Lussino (Lošinj en
croate), tandis que la Yougoslavie s'emparait de la petite île
de Krk (Veglia en italien).
Du jour au lendemain,
quelque 200 000 Allemands du Haut-Adige devinrent italiens
malgré eux. Dans la région de l'Istrie attribuée à
l'Italie, les habitants italophones étaient généralement
concentrés dans les villes du littoral, tandis que la population
de l'arrière-pays était plutôt composée de Croates ou de
Slovènes. En Vénétie julienne, on parlait donc l'italien, le
frioulan, le vénitien, l'istrien (variété de vénitien), le
slovène et le croate. |
- Le traité de Rapallo
(1920)
Il y eut aussi le traité de Rapallo, signé
le 12 novembre 1920, entre la Yougoslavie (le royaume des Serbes, des
Croates et des Slovènes) et l'Italie (royaume d'Italie). Insatisfaite des
clauses des traité de paix, qui ne lui accordaient pas les territoires
qu'elle revendiquait, l'Italie négocia avec la Yougoslavie un autre traité à
Rapallo, une rectification des nouvelles frontières entre les deux États. Le
traité de Rapallo accordait à l'Italie d'importants territoires croates
et slovènes, soit quelque 10 000 km².
|
L'article 1er du traité
modifiait en effet les frontières d'avant la guerre à l'est: les villes
de Trieste, de Gorizia et de Gradisca, ainsi que toute l'Istrie
et certains districts de la Carniole (Postojna, Ilirska
Bistrica, Idria, Vipava, Ajdovšcina) étaient annexés à l'Italie.
Selon l'article 2, l'Italie recevait aussi l'enclave de Zadar
(Zara en italien). L'article 3 attribuait les îles Cres, Losinj,
Pelagia et Lastovo à l'Italie, alors que les autres îles de
l'archipel, qui appartenaient auparavant à l'Empire
austro-hongrois, allaient dorénavant à la Yougoslavie (Royaume
des Serbes, des Croates et des Slovènes). Enfin, avec l'article
4, Fiume (ou Rijeka) devenait pour un temps une «ville libre»;
ce nouvel État avait pour territoire un corpus separatum
(en latin dans le texte) délimité par la ville et le district de
Fiume, et une partie de territoire en Istrie.
Les nouvelles frontières placèrent sur le
territoire italien une population de langue slovène (à Trieste,
à Gorizia, à Capo d'Istria/Koper) et croate (dans toute
l'Istrie, les îles dalmates et Zara), c'est-à-dire 700 000
Slaves du Sud. |
À la suite de ces
traités, la côte dalmate, jadis vénitienne, et les possessions
allemandes ou turques d'outre-mer échappaient toutefois à l'Italie. De plus,
la guerre, qui s'achevait par une grave crise socio-économique, avait
coûté à l'Italie quelque 500 000 morts et un million de blessés.
|
En 1918, l'Italie, encore appelée
royaume d'Italie, constituait
toujours une monarchie avec Victor-Emmanuel III comme roi,
appartenant à la dynastie de la Maison de Savoie. Au cours de la
période s'étendant de 1922 à 1943, le royaume d'Italie fut dirigé
par le gouvernement fasciste de Benito Mussolini (1883-1945), sans
que le régime monarchique ne soit interrompu. C'est donc dire que
Victor-Emmanuel III dut traiter et composer avec le régime mussolinien durant
vingt et un ans.
Le fascisme italien est apparu à la suite de
la Première Guerre mondiale en 1919, lorsque les espoirs italiens
d’expansion territoriale furent déçus par l’issue de la guerre. En
effet, les conclusions du traité de Versailles privaient l'Italie
des territoires pourtant promis lors du
pacte de Londres de 1915. Le fait que
plusieurs des territoires «perdus» comptaient une population alors
en partie italophone (en majorité ou en minorité) bouleversa une
grande partie de l'opinion publique italienne en raison de la
propagande conduite par la presse nationaliste et mussolinienne. |
|
La réaction fut violente en Italie, alors
qu'un mouvement révolutionnaire se mobilisait autour de Benito
Mussolini. À cette déception morale s'ajoutaient les problèmes
économiques (industries en crise, endettement de l'État et
inflation), sociaux (chômage, grèves et baisse du pouvoir d'achat)
et politiques (agitation révolutionnaire communiste). Face aux
grèves qui se multipliaient, les anciens partis politiques italiens
furent rapidement dépassés. Le 23 mars 1919, un ancien instituteur
devenu journaliste militant socialiste, Benito Mussolini, fonda à
Milan un groupement fasciste, les «Faisceaux italiens de combat» (en
italien: "Fasci italiani di combattimento"), qui seront connus sous
le nom de «Chemises noires» (en italien : "camicie nere" ou "squadristi").
Canalisant les mécontentements, Benito
Mussolini prit le pouvoir en 1922. En raison des occupations
d'usines et de la progression des communistes, de nombreux grands
propriétaires terriens et des industriels accordèrent de l'aide
financière au mouvement fasciste qui reçut aussi le soutien des
classes moyennes menacées également par la mobilisation ouvrière
dans les campagnes et dans les villes. |
Benito Mussolini devint président du Conseil du
royaume d'Italie du 31 octobre 1922 au 25 juillet 1943, puis premier
maréchal d'Empire du 30 mars 1938 au 25 juillet 1943, et président
de la République sociale italienne (RSI) de septembre 1943 à avril
1945. Dès les élections de 1929, la Chambre des députés ("Camera
dei deputati del Regno d'Italia") ne comptait plus que des
députés favorables au nouveau régime. La presse fut muselée, les grèves
furent interdites.
Toute la
jeunesse italienne fut embrigadée dès l’âge de six ans dans des formations
de type militaire avec comme devise «Croire, obéir, combattre» (en italien:
"Credere,
obbedire,
combattere").
De nombreux opposants émigrèrent à l'étranger jusqu'à ce
que l'émigration soit interdite.
C'est
pourquoi, de 1929 à 1945, le pays vit sa population passer de 38 millions à
45 millions d'habitants.
Pendant plus de vingt ans, Mussolini institua un régime autoritaire, militariste et nationaliste:
le fascisme. L'origine du mot vient de
fascio signifiant «faisceau», un symbole d'autorité dans la Rome
antique; il s'agissait d'un assemblage de tiges
liées autour d'une
hache (voir l'illustration).
Le faisceau désignait d'abord le mouvement
fasciste, puis le régime fasciste mis en place par Mussolini, avant de
désigner toutes les dictatures fondées sur le culte du chef et le rejet des
principes démocratiques et des droits de l’homme. Au cours de son «règne»,
Mussolini se fit désigner comme le Duce, mot
italien dérivé du latin dux et signifiant «chef» ou «guide».
Par analogie, à l'époque de la république de Venise, le représentant de l'État se
faisait appeler «doge», un mot de la même origine latine, qui a
donné «duc» en français.
Benito Mussolini a grandi dans un milieu où on lisait et parlait
l'italien plutôt que le romagnol de sa région.
En 1929, Benito
Mussolini signait les accords du Latran,
entre l'État italien et le Saint-Siège, représenté par le cardinal Gasparri,
secrétaire d'État du pape Pie XI. Les accords comprenaient trois conventions
distinctes : un traité politique qui réglait la «question romaine»; une
convention financière (quatre milliards de lires) qui dédommageait le
Saint-Siège; et un concordat qui statuait sur la position de l'Église en
Italie (le catholicisme devenait la religion officielle de l'État italien).
Le pape perdait ses anciens États pontificaux et acceptait de n'être plus
souverain temporel que sur l'État de la Cité du Vatican formé de 44
hectares, le plus petit État du monde.
7.1 La politique linguistique
Adversaire de la démocratie, du parlementarisme, de la
société libérale, du capitalisme et de la liberté économique, Mussolini appliqua
une politique linguistique fasciste fondée sur le «tout-italien» et l'exclusion
ou l'interdiction des autres langues. En ce sens, il fit adopter plusieurs lois
pour restreindre ou plutôt pour supprimer les droits linguistiques des minorités
d'Italie, notamment dans la Vallée d'Aoste (contre le français), dans le
Trentin-Haut-Adige, notamment dans la province de Bolzano (contre l'allemand) et
dans le Frioul-Vénétie-Julienne (contre les slovène et le croate). En somme, la
politique d'assimilation forcée semble avoir été pratiquée avec d'autant plus de
rigueur que les régions frontalières paraissaient plus menacées pour l'italien ou plus
menaçantes pour l'Italie.
- L'interdiction linguistique
Dans la province de Trieste au
Frioul-Vénétie-Julienne, les
persécutions furent particulièrement violentes à l'égard des Slovènes durant les
émeutes du 13 avril 1920, fomentées en représailles à l'attaque
contre les troupes d'occupation italiennes par la population croate locale.
De nombreux magasins slovènes et d'édifices publics furent détruits pendant ces
émeutes qui culminèrent quand un groupe de fascistes italiens, dirigé par
Francesco Giunta, brûla la "Narodni Dom" (la «Maison nationale»), la salle
communautaire des Slovènes de Trieste. Benito
Mussolini salua cette action comme un «chef-d'œuvre du fascisme de Trieste» ("capolavoro
del fascismo triestino").
|
Évidemment, la région du Frioul ainsi que
l'Istrie et les localités dalmates ne furent pas laissées pour
compte, car la répression fasciste entraîna, sur une période de dix
ans, la mort de plus de 2000 Croates et Slovènes, et conduisit à
l'emprisonnement plus de 20 000 autres personnes.
En 1920, Mussolini avait formé des commandos
de squadristi, ou squadristes, c'est-à-dire des groupes paramilitaires issus
des "Faisceaux de combat" (en italien: Fasci di combattimento)
ou «Chemises noires». Ces commandos
pourchassèrent, illégalement et en toute impunité, les grévistes,
les syndicalistes, les socialistes et les démocrates que Mussolini
rendait responsables de la crise au pays, mais aussi les minorités
linguistiques du nord de l'Italie. Ces minorités parlaient le
français, le franco-provençal et le piémontais dans la Vallée
d'Aoste,
l'allemand, le tyrolien du Sud (ou Südbairisch), ainsi que le
fersentaler ou mochène (mòcheno, en italien) et le cimbre (cimbro,
en italien) au Haut-Adige, le slovène, le croate ou le frioulan au
Frioul-Vénétie-Julienne, ainsi que l'istrien, le vénitien,
l'italien, le slovène et le croate en Istrie. Les squadristes
semaient partout la terreur chez les minorités linguistiques. |
Voici un commentaire
de Mussolini
en septembre
1920 concernant le
slovène et le croate au cours d'une
«visite guidée» au
Frioul et en
Vénétie-Julienne (y compris l'Istrie):
Di
fronte ad una razza inferiore e barbara come la slava - non si deve
seguire la politica che dà lo zuccherino, ma quella del bastone. I
confini dell'Italia devono essere il Brennero, il Nevoso e le
Dinariche: io credo che si possano sacrificare 500.000 slavi barbari
a 50.000 italiani. |
[Devant
une
race inférieure
et barbare
comme
la slave,
il ne
faut pas poursuivre
une
politique
qui donne
des
sucreries,
mais
celle du bâton.
Les
frontières de
l'Italie
doivent
être
le Brenner,
le
Nevoso et
les
Dinarides: je
crois
qu'il est possible de
sacrifier
500 000
Slaves
barbares
contre
50
000
Italiens.] |
Les mesures prises par les fascistes italiens visaient à
faire disparaître toute trace des langues minoritaires dans le nord-est de
l'Italie, au Frioul, en Vénétie et en Istrie; et il en fut de même dans la
Vallée d'Aoste. Dès 1923 furent supprimées toutes les écoles en langues minoritaires, en
français, en franco-provençal, en frioulan, en ladin, en slovène et en croate.
En 1923, le
décret-loi du 11 février 1923, n° 352, prescrivit, sous peine d'amende, la
suppression de toutes les affiches en une langue étrangère «barbare», même les
bilingues, et en 1926 tous les noms des rues de la ville d'Aosta furent
changés.
À partir de 1925, les actes de l'état civil de l'Italie durent être
rédigés exclusivement en italien. Un décret de la même année, le
décret-loi du 22 novembre 1925, n° 2191 (Disposozioni riguardanti
la lingua d'ensegnamento nelle scuole elementari), interdit l’enseignement,
même facultatif, de toute autre langue que l'italien dans les écoles. Puis le
Décret
royal du 5
février
1928,
n°
577,
imposa
l'enseignement de l'unique langue italienne, ce qui supprimait l'enseignement
des langues minoritaires, dont le
français dans la Vallée d'Aoste, l'allemand dans la province de Bolzano et le slovène et
le croate dans l'Est:
Article
272
À
partir
de l'année scolaire
1923-1924, dans toutes les
premières années
des
écoles
primaires allophones,
l'enseignement doit être
offert
en italien.
Au cours de l'année scolaire
1924-1925, même dans les
deuxièmes années de ces écoles, l'enseignement doit être en italien.
Au cours des années
scolaires suivantes,
il sera
procédé de façon similaire pour les
trois années jusqu'à ce
que, dans le nombre
d'années égal à celui de
l'ensemble des cours,
dans toutes les classes, l'enseignement
soit
donné en italien.
Jusqu'à ce que le remplacement de la langue
d'enseignement
soit conforme aux
dispositions des paragraphes précédents, aucun
instituteur, sauf en cas
de nécessité, ne
pourra enseigner dans une autre langue
que l'italien, à moins qu'il
ne
soit
dûment autorisé. |
Rappelons que les instituteurs devaient faire la classe en
chemise noire dans les écoles, alors que les professeurs d'université
furent, à partir de 1931, astreints à prêter serment de fidélité au régime.
L'article 18 du décret royal n° 1227 du 28 août 1931 énonçait ce qui suit:
Articolo 18
I professori di ruolo e i professori incaricati
nei Regi istituti d'istruzione superiore sono tenuti a prestare
giuramento secondo la formula seguente:
"Giuro di essere fedele al Re, ai suoi Reali
successori e al Regime Fascista, di osservare lealmente lo Statuto e
le altre leggi dello Stato, di esercitare l'ufficio di insegnante e
adempire tutti i doveri accademici col proposito di formare
cittadini operosi, probi e devoti alla Patria e al Regime Fascista.
Giuro che non appartengo né apparterrò ad associazioni o partiti, la
cui attività non si concilii coi doveri del mio ufficio."
|
Article
18
Les
professeurs
titulaires et les
professeurs chargés de cours
dans les
établissements
royaux
d'enseignement
supérieur sont
tenus de prêter
serment selon
la formule suivante:
«Je
jure d'être
fidèle au roi,
à ses successeurs
et au régime
fasciste,
d'observer fidèlement
la
Constitution et les
autres lois de
l'État,
d'exercer
les fonctions de
professeur
et d'accomplir toutes
les obligations
universitaires
dans le but de
former des citoyens
travailleurs, honnêtes
et
consacrés
à la Patrie
et au régime
fasciste.
Je jure
que je n'appartiens
ni appartiendrai
à des associations
ou à des partis,
dont les activités
ne sont pas
conciliables
avec les
devoirs de ma charge.» |
Sur un total de 1250 professeurs, seulement une douzaine
refusa de le faire.
Pour Mussolini (1931), l'école doit être un instrument du fascisme:
La scuola italiana in tutti i suoi gradi
e i suoi insegnamenti si ispiri alle idealità del Fascismo, educhi
la gioventù italiana a comprendere il Fascismo, a nobilitarsi nel
Fascismo e a vivere nel clima storico creato dalla Rivoluzione
Fascista. |
L'école italienne, dans
tous ses degrés et son enseignement, doit être basée sur les idéaux
du fascisme, éduquer la jeunesse italienne en lui inculquant le
fascisme, s'ennoblir par le fascisme et vivre dans un climat
historique créé par la révolution fasciste. |
L'article 1er du
décret-loi royal du 15 octobre 1925, n° 1796, interdit aussi l'emploi
d'une autre langue que l'italien dans les tribunaux:
Article 1er
1)
Dans toutes les affaires civiles et pénales qui sont traitées dans
les tribunaux du royaume, l'italien doit être exclusivement employé.
2)
La présentation des instances, des actes, des recours et des
écritures généralement rédigés dans une autre langue que l'italien
est non avenue et ne sert même pas à empêcher le
commencement du calcul des échéances des délais.
3)
Les procès-verbaux, les rapports d'experts, les actes d'accusation,
les décisions et toutes les actions et mesures en général, qui ont
un lien quelconque avec la justice civile et pénale et qui sont
rédigés dans une autre langue que l'italien sont nuls.
4) Quiconque n'est pas en
mesure de comprendre l'italien ne peut pas être inscrit sur les
listes des jurés. |
Cette politique linguistique d'interdiction était destinée
à supprimer tous les droits linguistiques des minorités, ce qui, selon
l'idéologie fasciste, devait nécessairement favoriser l'expansion de l'italien.
La politique raciale en vigueur en Allemagne, notamment
contre les Juifs, trouva un aboutissement similaire en Italie à partir de
1938. Ainsi, la plupart des Juifs de Merano dans la province de Bolzano furent
arrêtés par les nazis, le 8 septembre 1943, et prestement déportés en Allemagne,
vers les camps d'extermination. C'était la
première déportation à avoir lieu en Italie. L'année suivante, un camp de
concentration de transit (un «Durchgangslager») fut créé à Bolzano en juillet
1944, après la fermeture de celui de Fossoli, près de Modène. Au cours de la
même période, un autre camp de concentration fut ouvert à Trieste (Risiera di
San Sabba) avec une chambre à gaz. Quant aux homosexuels, ils
furent considérés comme des criminels «politiques»: ils risquaient la prison et
l'exil dans des îles lointaines.
- Les lois fascistes
Voici un ensemble de lois fascistes, appelées aussi «lois fascistissimes» (de l'italien "leggi fascistissime"), adoptées à cette époque.
Elle sont toutes reproduites ici et traduites en français:
-
Décret royal
du 11
février
1923,
n°
352,
sur l'application de
la taxe
sur les enseignes;
-
Décret royal du 29 mars 1923, n° 800, fixant la liste officielle des
noms des municipalités et des autres localités des territoires ci-annexés;
-
Décret-loi royal du 24 octobre 1923, n° 2185 : ordonnance sur les grades
scolaires et les programmes pédagogiques de l'enseignement primaire;
-
Décret-loi royal du 15 octobre 1925, n° 1796 : obligation d'employer la
langue italienne dans tous les bureaux judiciaires du Royaume;
-
Décret-loi royal du 22 novembre 1925, n° 2191
: dispositions relatives à la langue d'enseignement dans les écoles
primaires;
-
Décret
royal du 5
février
1928,
n°
577
: approbation du texte unique sur les lois et règlements juridiques émis en
vertu de l'article 1er, n° 3, de la loi du
31 janvier 1926, n° 100, sur l'enseignement primaire, post-primaire et ses
travaux d'intégration;
-
Décret
royal du 9 juillet 1939, n°
1238:
ordonnance sur l'état civil;
-
Décret
royal du 28 octobre 1940, n° 1443:
le
Code de procédure civile;
-
Loi
du 23 décembre 1940, n° 2042 :
interdiction de l'usage des mots étrangers dans les noms des entreprises et
les diverses formes de publicité;
-
Décret royal du
26 mars 1942 -XX, n°
720
: règlement
complémentaire relatif à la loi du 23 décembre 1940 -XIX, n° 2042 sur
l'interdiction de l'usage des mots étrangers dans les noms des entreprises
et dans les diverse formes de publicité.
La volonté de tout italianiser eut pour conséquence
immédiate de
remettre en question les droits des minorités linguistiques présentes sur le
territoire italien, les plus importantes étant, rappelons-le, les communautés de langue allemande dans
le Trentin-Haut-Adige (Bolzano), française dans la Vallée d'Aoste et slovène dans
le Frioul-Vénétie-Julienne.
En 1940, le
Décret
royal du 28 octobre 1940, n° 1443, sur le
Code de procédure civile
imposa l'emploi obligatoire de l'italien dans la procédure civile, avec
possibilité d'avoir recours à un interprète:
Article 122
Utilisation de la langue italienne - Désignation de
l'interprète
Dans tout procès, il est obligatoire d'utiliser la langue
italienne. Lorsqu'il est évident qu'un justiciable
ignore la langue italienne, le juge peut désigner un interprète.
Celui-ci, avant d'exercer ses fonctions, doit prêter serment
d'office devant la cour qu'il remplira fidèlement celles-ci.
Article
123
Désignation du
traducteur
Lorsqu'il faut procéder à l'examen de documents qui ne sont pas
rédigés en italien, le tribunal peut désigner un traducteur
assermenté, conformément à l'article précédent. |
Cette politique linguistique visait non seulement la
suppression des droits linguistiques des minorités, mais aussi l'adoption
systématique des mots italiens, y compris la toponymie, les patronymes ou les
noms de famille.
Après la Première Guerre mondiale, Benito Mussolini imposa
dans tout le Nord une politique d'assimilation ("Regio Decreto 7 aprile 1927, n.
494"), qui eut pour effet le remplacement des noms de famille et des noms de
lieux par des appellations italiennes. Voici un exemple de formulaire utilisé
au Frioul, à Trieste et en Istrie, mais appliqué aussi dans la Vallée d'Aoste, pour tous les noms de famille à modifier:
Il Prefetto della
Provincia dell’Istria
------------
Veduta la domanda per la riduzione
del cognome in forma italiana presentata dal Signor
……………………………………………………
Veduti il regio decreto 7 aprile 1927 Nr. 494 con cui sono stati
estesi a tutti i territori annessi al Regno gli art. 1 e 2 del R. D.
L. 10 gennaio 1926, Nr. 17, ed il Decreto ministeriale 5 agosto 1926
che approva le istruzioni per l’esecuzione del R. D. L. anzidetto.
Ritenuto che la predetta domanda è stata affissa per la durata di un
mese all’albo pretorio del Comune di …………………………………
E all’albo di questa Prefettura, senza che siano state presentate
opposizioni:
Veduto l’art. 2 del R.D.L. precitato:
DECRETA
Al Signor …………………………………. di-fu
…………………………. e della …………………………………… nato a ………………………………………….
addi …………………………………….. residente a ………………………………………… Via
…………………………………di condizione ……………..……….. è accordata la riduzione del
cognome in forma italiana da .………………………………….. in
…………………………………………………………
Con la presente determinazione viene ridotto il cognome in forma
italiana alla moglie ..……………………ed ai figli
……………………………………………………..................................
Il presente decreto, a cura del Capo de Comune di attuale residenza,
sarà notificato all’interessato a termini del n. 6, comma terzo ed
avrà ogni altra esecuzione nei modi e per gli effetti di cui ai nn.
4 e 5 delle istruzioni ministeriali anzidette.
Pola, addi …………………….. 19 …. –
Anno …….
Il Prefetto :
........................ |
Le préfet de la
province de l'Istrie
(traduction)
------------
Compte tenu de la demande d'adaptation du nom de famille dans une
forme italienne présentée par
M...................................................................
Compte tenu du
décret royal
du 7
avril 1927, n° 494, avec lequel ont été étendus à tous les
territoires annexés au Royaume les articles
1er et 2 du décret-loi royal du
10 janvier 1926, n° 17, et du décret ministériel du 5 août 1926
portant sur l'approbation des instructions pour la mise en œuvre du
décret-loi royal mentionné
auparavant.
Entendu que la demande mentionnée ci-dessus a été affichée pendant
une période d'un mois au tableau public de la municipalité
de.......................
Et au tableau de cette préfecture, sans qu'il n'y ait eu
d'opposition déposée :
Compte tenu de l'article
2 du décret-loi royal
ci-dessus :
DÉCRÈTE
À monsieur
........................................
de feu
...............................
et
de la ............................................. né à
..................................................... à ce jour
..............................................
résidant
à .................................
rue................................................................................................
de condition..............................
est accordée la modification du nom de famille dans une forme
italienne .............................................
en....................
........................................................................................................
Avec la présente décision, le nom de famille de l'épouse est modifié
dans la forme italienne ...................................... et
des enfants.......................
...........................................................................................................
Le présent décret, par les soins du chef la municipalité de la
résidence actuelle, sera communiqué à l'intéressé selon les termes
du n°
6, troisième paragraphe, et sera exécuté dans tous les cas
suivant les modalités et aux fins visées des nos 4 et 5 des
instructions ministérielles mentionnées auparavant.
Pola, le ............
jour de ..................... 19 ....
- Année .......
Le
préfet: .................. |
Ce type de formulaire fut rempli des dizaines de milliers
de fois. Ceux qui s'opposèrent à ces «modifications» de nom furent tout
simplement emprisonnés. Cette politique d'italianisation des noms de famille
commença en
1926; elle toucha particulièrement les noms allemands, slovènes et croates. Les
noms ladins et frioulans furent considérés comme des noms italiens. Dans la
seule province de Trieste, plus de 3000 noms furent complètement changés et 60
000 personnes ont vu
leur nom modifié pour se rapprocher d'une consonance italienne, pour un total de
quelque 100 000 noms
slovènes ou croates
italianisés; souvent le
prénom fut également italianisé. Les noms des pierres tombales dans les cimetières
furent aussi italianisés. Heureusement, les noms et prénoms d'origine ont été rétablis
plus tard, beaucoup plus tard, lors de l'adoption de la
Loi du 28 mars 1991, n°
114,
sur le rétablissement des noms et prénoms modifiés pendant le
régime fasciste dans les territoires annexés à l'Italie.
Pour rendre les nouveaux territoires
acquis irrémédiablement italiens, le régime fasciste pratiqua aussi une
solution radicale: le déplacement des populations. L'objectif de l'opération était
de minoriser la population autochtone locale au sein d'une majorité importée
d'italophones de façon à ce que si, un jour, le critère ethnique devait
s'appliquer pour décider du sort de ces territoires, il jouerait nécessairement
en faveur de l'Italie. En pratique, il suffisait de n'embaucher que des
fonctionnaires de préférence unilingues italophones attirés par des offres
alléchantes et de faire venir en masse des italophones pauvres des régions du
Sud, qui n'auraient rien à perdre en migrant dans le Nord. Cette politique ne
réussit pas partout, mais elle donna un élan à un mouvement qui se poursuivra
bien après la mort de Mussolini (1945). Quoi qu'il en soit, ces mélanges de
population à l'intérieur de l'Italie contribuèrent certainement, aux dépens des
minorités linguistiques, à unifier un État politiquement encore fragile et dont
l'identité était encore incertaine. Ceux qui écopèrent le plus, ce furent les
francophones de la Vallée d'Aoste, les germanophones du Haut-Adige, les slavophones
(Slovènes et Croates), les Ladins et les Frioulans du Frioul, ainsi que, au sud,
les petites communautés albanaises, croates et grecques, sans oublier les
Siciliens et les Sardes.
7.2 Le purisme italien
et l'Académie d'Italie
Le fascisme fut une période
clé pour la langue
italienne.
Le régime lança une campagne
d’italianisation d'orientation puriste: il
fallait bannir les mots étrangers dans la langue
italienne. Le rôle principal de l'Accademia d'Italia fut donc de supprimer toute
présence de mots exotiques, les «exotismes» (en italien:
esotismi) dans la langue italienne.
- La chasse aux mots étrangers
La politique de répression à l'égard des mots étrangers
débuta en 1937. La propagande fasciste inculqua chez les Italiens un sentiment
de xénophobie qui aboutira, au plan linguistique, à la parution en 1941 du
premier volume du Vocabolario della lingua italiana (les lettres A à C),
précédé par la
loi
du 23 décembre 1940, n° 2042, sur l'interdiction des mots étrangers, et la
création d'une commission «pour l'italianité de la langue», laquelle avait pour
tâche d'établir des listes de mots étrangers devant être remplacés par des mots
italiens (même des archaïsmes), ou des mots italianisés, ou être tolérés et
acceptés dans la langue italienne. Cette politique d'italianisation aboutit
parfois à des résultats comiques: même
William Shakespeare est devenu
Guglielmo Shekspirro. Le mot anglais «rugby» fut changé en palla ovale
(«ballon ovale»), «bar» en mescita («débit de boisson»).
La loi de 1940 n° 2042 fut suivie du
décret
royal du
26 mars 1942 -XX, n°
720,
lequel correspondait en fait à un Règlement sur l'interdiction de l'usage des
mots étrangers dans les noms des entreprises et dans les diverses formes de
publicité. Selon l'article 5 du
règlement,
il fut permis aux hôtels,
pensions et autres lieux publics en général de continuer à utiliser le linge de
maison, les rideaux, la vaisselle, la coutellerie, etc., ayant des mots
étrangers sur du tissu, mots gravés, émaillés ou imprimés de façon indélébile, à la condition que les matériaux rendus hors service avant
l'expiration de leur terme soient remplacés en temps et lieu afin de se
conformer aux autres dispositions du
Décret royal du
26 mars 1942 -XX, n°
720
:
Article 5
Au cours de l'état actuel
de la guerre,
ou jusqu'à un an après la fin de
celle-ci,
il est permis aux hôtels, pensions et autres lieux publics en
général de continuer à utiliser le linge de maison, les rideaux, la
vaisselle, la coutellerie, etc.,
ayant des mots étrangers sur du
tissu, mots
gravés, émaillés ou imprimés
de façon indélébile, à la condition que les matériaux rendus
hors service avant l'expiration de leur terme soient remplacés en
temps et lieux afin de se conformer aux autres dispositions de la
loi du 23 décembre 1940 -XIX, n° 2042.
Les entreprises qui ont l'intention de se prévaloir de l'option prévue
au paragraphe suivant doivent faire une déclaration, dans un délai
de deux mois à compter de l'entrée en vigueur du présent décret, aux
organismes de tourisme de leur province respective, en précisant la
quantité des matériaux mentionnés ci-dessus en cours d'utilisation.
|
- Les campagnes d'interdiction
La politique fasciste dans le domaine linguistique s'est
exercée non pas directement sur les Italiens eux-mêmes, mais par le biais de
prescriptions envoyées à la presse à l'occasion de campagnes contre l'introduction des
mots étrangers. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la grande majorité des
Italiens ne parlaient pas encore la langue nationale, mais leur dialecte local.
Il faut noter que les interdits du régime fasciste étaient circonscrits à la langue
écrite et ne s'appliquaient pas à la langue parlée. Néanmoins, si le contact de la population avec les textes législatifs
fut limité, l'interdiction des mots étrangers, généralement appelés
forestierismi (les «xénismes») et esotismi (les «exotismes»),
et l'imposition des mots italiens furent exercés sur la population
italienne grâce aux écoles au moyen des dictionnaires.
En italien, le mot forestierismo (1887)
désigne une forme linguistique prise dans une langue étrangère. Ce mot provient
du latin
foris («en dehors de l'enclos»), qui désignait une chose ou une personne
venant d'un pays étranger. Quant à esotismo, il fut formé (1499)
à partir du latin exoticum et du grec exotikos,
signifiant «étranger» ou «qui provient de pays lointains» (en français:
exotique). À l'époque de Mussolini, les dictionnaires étaient généralement des
ouvrages d'interdiction, dans lesquels on n'expliquait jamais les motifs
des interdits. Jusqu'en 1940, l'ennemi numéro 1 était le français, les
emprunts dans cette langue constituant la grande majorité des mots condamnés
par les linguistes associés aux campagnes d'interdiction.
Dans son ouvrage Barbaro dominio publié à Milan en
1933, Paolo Monelli écrit ce qui suit à propos de la France et de la
natalité:
"E' curioso che I' Italia, paese dove si sanno ancora fare i
bambini, debba prendere questi termini dalla Francia dove se ne
fanno assai meno da un pezzo. |
[II
est étrange que l'Italie, pays où on sait encore faire des enfants,
doive emprunter ces termes à la France, pays où on en fait beaucoup
moins depuis longtemps.] |
De son côté, Franco Natali, l'auteur de
Come si dice in italiano - Vocabolarietto autartico publié en 1940 à
Bergame (Edizioni di "Bergamo Fascista"), affirme:
Da noi si fabbricano,
per grazia di Dio, consule Mussolini, molti pargoli. In Francia si
fa di tutto per fabbricarne col contagocce, e quando ne vien fuori
per disgrazia qualcuno, otto volte su dies lo tiran su col biberon.
Al nostro paese sono allattati, nella maggior parte dei casi, dalla
madré, e quando ne siamo proprio costretti, ricorriamo al poppatoio. |
[Chez nous, on
fabrique, grâce à Dieu, à l'époque de Mussolini, beaucoup de petits.
En France, on fait tout pour les fabriquer au compte-gouttes, et
quand par malheur il en vient un au monde, huit fois sur dix, ils
l'élèvent au biberon. Dans notre pays ils sont allaités, le plus
souvent, par la mère, et quand nous y sommes vraiment obligés, nous
recourons au poppatoio (biberon).] |
Le lien entre la langue et le taux de natalité en France
n'était pas évident. Mais la référence à la France constituait un anti-modèle qui
faisait abstraction de la langue elle-même, car l'objectif était de renforcer chez
les Italiens un sentiment d'aversion envers un «pays ennemi», dont la langue est
un corollaire en tant que «langue de l'ennemi». D'ailleurs, la défense de la
patrie devait être globale et inclure la langue nationale. La politique
linguistique fasciste aura contribué par ses méthodes autoritaires à accélérer
l'unification linguistique de l'Italie et l'assimilation des minorités
linguistiques.
Mais l'Italie fasciste n'allait pas s'arrêter aux seules
langues minoritaires, les dialectes italiens ont aussi fait l'objet
d'interdictions. En 1934, les dialectes italiens et les mots étrangers furent
bannis des programmes scolaires du primaire par le ministre de l'Éducation ("ministro
dell'Educazione Nazionale") de 1932 à 1935, Francesco
Ercole. En même temps, cette interdiction avait pour but d'éviter
les dialectalismes dans l'usage linguistique correcte, car seul l'italien épuré
pouvait contribuer à l'unification du peuple italien dans une nation unie.
- Les emprunts aux langues étrangères
La
période du fascisme fut une période très importante pour l'évolution de la langue italienne.
Dans sa politique du tout-italien, comme on l'a vu, le régime prit comme moyen d'adopter une
italianisation d’orientation puriste. Le rôle principale de l’Accademia
d’Italia
fut de supprimer les esotismi dans la langue italienne. Mais
il ne suffisait pas d'interdire l'emploi des mots, il fallait aussi
trouver des solutions de rechange. Mussolini fit appel à des linguistes et à des
lexicologues. On déclara la guerre aux anglicismi ("anglicismes"),
aux
francesismi ("francicismes" ou "gallicismes"), aux germanismi
("germanismes") et aux barbarismi ("barbarismes").
Quelque 500 mots furent interdits et inscrits sur une liste. En voici quelques
exemples:
Mots étrangers interdits |
Langue d'origine |
Mots italiens obligatoires |
brioche
carré
champagne
croissant
dancing
dessert
film
hôtel
hockey
slalom
alcool
cognac
hangar |
français
français
français
français
anglais
français
anglais
français
anglais
norvégien
arabe
français
français |
brioscia
lombata
sciampagna
cornetto
sala di danze
fin di pasto
pellicola
albergo
disco su ghiaccio
obbligata
àlcole
cògnac
aviorimessa |
En cas d'infraction, les coupables encouraient un emprisonnement maximal
de six mois ou une amende pouvant aller jusqu'à 5000 lires, c'est-à-dire
quelques dollars ou quelques euros, mais à l'époque une telle amande équivalait
à au moins une journée de travail. En contrepartie, le
décret-loi du 16 mars 1942, n° 720, imposa
des mots italiens pour remplacer ceux en usage jugés indésirables. L'article 1er
du décret 720 précise ce qui n'est pas considéré comme un mot étranger:
Article 1er
Aux
fins de la
loi
du 23 décembre 1940 -XIX, n°
2042, ne sont pas considérés
comme des mots étrangers ceux en latin ou en grec ancien, ou leurs
dérivés, ainsi que les noms inventés et les abréviations,
sauf s'ils
sont des dérivés de
mots étrangers ou s'ils renvoient par leur affinité apparente à des
termes étrangers.
|
L'article 3 du
décret-loi du 16 mars 1942
décrit le rôle de
l'Académie d'Italie pour déterminer les mots étrangers «tolérés» en italien:
Article 3
L'Académie royale d'Italie, après avoir entendu l'avis d'une
commission spéciale qu'elle aura désignée, doit déterminer les mots
étrangers qui peuvent être considérés comme acquis ou tolérés pour
la langue italienne; elle doit suggérer également les termes
italiens qui remplaceront les mots étrangers les plus couramment
utilisés.
Ces décisions seront publiées dans le Journal officiel du
royaume ou dans le Bulletin d'information de l'Académie.
C'est exclusivement à l'Académie elle-même, après avoir entendu
l'avis de la commission, de se prononcer, à la demande des
ministères concernés, sur les questions en matière de technique
et de linguistique, relativement à l'application de la
loi
du 23 décembre 1940 -XIX, n°
2042.
Les décisions de l'Académie doivent être contraignantes pour
l'administration qui a fait la demande et elles doivent être
publiées selon les modalités prévues au paragraphe précédent.
|
L'article 6 du
décret-loi n° 720 prescrit le remplacement des panneaux d'affichage routiers
non conformes:
Article 6
Au cours de l'état actuel
de la guerre, ou jusqu'à un an après la fin de celle-ci, il est
permis de supprimer ou de remplacer les panneaux d'affichage qui ne
sont pas conformes à la loi, qui sont placés le long des autoroutes,
des routes nationales, provinciales ou municipales, ou en vue de
celles-ci, en dehors des centres habités ; ces suppressions ou
remplacements peuvent survenir progressivement, conformément aux
dispositions qui seront communiquées par l'administration autonome
sur l'état des routes, des routes nationales ou des autoroutes
gérées par l'administration elle-même ou par le ministère des
Travaux publics pour toutes les autres routes et autoroutes.
|
- Les «forestérismes» de
2022
Le 23 décembre 2022, un projet de loi a été présenté
par les députés d'extrême droite, membres des "Fratelli d'Italia"
(«Frères d'Italie») alors au pouvoir:
Projet de loi sur protection et à
la promotion de la langue italienne et création du Comité pour la
protection, la promotion et la mise en valeur de la langue italienne.
Le titre est le suivant : "Disposizioni per la tutela e la
promozione della lingua italiana e istituzione del Comitato per la
tutela, la promozione e la valorizzazione della lingua italiana"
(«Dispositions relatives à la protection et à la promotion de la
langue italienne et création du Comité pour la protection, la
promotion et la mise en valeur de la langue italienne»).
Dans le préambule, selon les dernières estimations, de l'an 2000 à
2022, le nombre de mots anglais entrant dans la langue italienne écrite a augmenté de 773%: près de 9000 mots sont les anglicismes actuellement présents dans le dictionnaire Treccani sur environ 800 000 mots en italien. Une comparaison des anglicismes enregistrés dans le dictionnaire Devoto-Oli de 1990 et celui de 2022, par exemple, est passée d’environ 1600 à 4000, ce qui conduit à une moyenne de 74 par an.
Pour les promoteurs du projet de loi, l’infiltration excessive de mots empruntés
à l’anglais a atteint au cours des dernières décennies des niveaux d’alerte.
La version italienne emploie le mot foresterismo (foresterismi au
pluriel), synonyme de straniero signifiant «étranger». On peut traduire
en français par le néologisme "forestérisme" (de l'ancien français «forestier»
relevé au XIIIe siècle, qui vient de l'adverbe
latin foris, en italien fuori). Il signifie «quelque chose ou
quelqu’un qui provient d’un autre pays ou d’une autre nation». Quant au terme
forestierismo (1887), il vient de forestiero au sens de «façon ou coutume
ou parole d’origine étrangère». C’est donc une forme linguistique prise d’une
langue étrangère. Ces "forestérismes" obsessionnels risquent cependant, à long terme, de conduire à un effondrement de l’usage de la langue italienne jusqu’à sa disparition progressive, et, en particulier, l’usage et l’abus de termes étrangers risquent de pénaliser l’accessibilité à la démocratie participative.
Voici l'article 1er
du projet de loi:
Article 1er
Principes généraux
1) La langue italienne est la langue officielle de la République, qui favorise son apprentissage, sa diffusion et sa
valorisation dans le respect de la protection des minorités linguistiques, conformément à l'article 6 de la
Constitution et à la loi du 15 décembre 1999, n° 482.
2) La République garantit l'usage de la langue italienne dans toutes les relations entre l'administration publique et le citoyen, ainsi que devant toute juridiction, sans préjudice des dispositions de l'article 111, alinéa 3, de la Constitution.
|
Le projet de loi vise à employer obligatoirement des
mots italiens dans l'usage des biens et services, dans l'information
et les communications, dans les organismes publics et privés, dans
les contrats de travail. On propose aussi la création d'un Comité
pour la protection, la promotion et la valorisation de la langue
italienne. L'article 8 prévoit des amendes d'une somme de 5000 euros
à 100 000 euros.
-
L'Académie d'Italie
Benito Mussolini ne pouvait pas éviter de fonder
une académie pour protéger la langue, les lettres et les arts
italiens. Par le décret-loi du 7 janvier 1929, n° 87 (decreto legge
del 7 gennaio 1926, n. 87), Mussolini fondait l'Académie d'Italie (
Accademia
d'Italia). Dans son discours d'inauguration du 28 octobre 1929,
il plaçait l'Académie sous le patronage des «Faisceaux» ("
Littorio")
:
Eccellenze, signore, signori! Sono fiero di aver fondato
l'Accademia d'Italia: Sono certo che essa sarà
all'altezza del suo compito nei secoli e nei millenni
della nostra storia. Sono lieto d'inaugurare
ufficialmente l'Accademia d'Italia nel simbolo del
Littorio e nel nome augusto del Re. |
[Excellences, Mesdames et Messieurs ! Je suis fier
d'avoir fondé l'Académie d'Italie : je suis certain
qu'elle sera à la hauteur de la tâche au cours des
siècles et des millénaires de notre histoire. Je suis
heureux d'inaugurer officiellement l'Académie d'Italie
sous le symbole des Faisceaux et au nom auguste du roi.] |
La mission de
l'Académie était décrite à l'article 2 du Statut
("Statuto"):
Articolo 2
L'Accademia d'Italia ha
per iscopo di promuovere e coordinare il movimento
intellettuale italiano nel campo delle scienze, delle
lettere e delle arti, di conservarne puro il carattere
nazionale, secondo il genio e le tradizioni della stirpe
e di favorirne l'espansione e l'influsso oltre i confini
dello Stato. |
[Article
2
[L'Académie
d'Italie
a pour objet
de
promouvoir et de
coordonner
le mouvement
intellectuel italien
dans le
domaine
des
sciences, des
lettres et
des
arts,
en
gardant pur le caractère
national,
selon le
génie
et les
traditions
de la
race,
et d'en
promouvoir
l'expansion et l'influence
au-delà
des
frontières de l'État.] |
L'Académie
comprenait
quatre catégories de
quinze
membres
chacune : (1) les
sciences
physiques,
(2) les mathématiques et
les sciences
naturelles,
(3) les
sciences morales et historiques,
(4) les
lettres et les
arts.
Le «prix
Mussolini» était
décerné annuellement à partir de 1931 pour chacune des catégories.
Les présidents de l'Académie, tous d'inspiration
conservatrice, furent d'ardents défenseurs du fascisme et de la
rectitude en matière de langue: Tommaso Tittoni (1929-1930), Guglielmo Marconi (1930-1937), Gabriele
d'Annunzio (1937-1938), Luigi Federzoni (1938-1943), Giovanni
Gentile (1943-1944) et Giotto Dainelli (1944-1945). L'Académie cessa
ses activités en 1945.
7.3
Le rôle des médias
Pour
soutenir les campagnes de propagande lexicographique, les médias de
la presse écrite et radiophonique furent incités à participer à la cause
patriotique italianisante. Ainsi, le journaliste Paolo Monelli (1891-1984) rédigea une
rubrique intitulée «Una parola al giorno»
(en français: «Un mot par jour»), qui paraissait dans le journal la Gazetta
del Popolo (en français: «Le Journal du peuple») destinée à purifier la langue
italienne de ses exotismes (esotismi).
Chaque jour, la Gazetta del Popolo choisissait un mot étranger utilisé en
italien et démontrait qu'il y avait pratiquement toujours un mot italien
équivalent qui existait et qui pouvait être d'un meilleur emploi, tout en
ridiculisant ceux qui employaient le terme étranger.
Par exemple, il était jugé inutile de dire
en italien «abat-jour» comme en français plutôt que paralume (terme signifiant «abat-jour»), «affiche» ou
«placard» comme en français plutôt que manifesto (signifiant «affiche»), avviso (<
fr. avis) ou
targa (pour désigner une «plaque d'immatriculation»). Pourquoi dire «apprendissaggio»
(< fr. «apprentissage») plutôt que la forme italienne tirocinio (signifiant «stage») ou
noviziato (signifiant «apprentissage»)?
Paolo Monelli condamnait le mot français «atelier» employé en italien à la
place du «bon mot» studio ou laboratorio. On trouvait des dizaines d'exemples
de ce type. Le recueil de ces articles
de la Gazetta del Popolo fut publié en 1933 sous le titre de «Barbaro
Dominio».
La
politique linguistique de la période mussolinienne est le reflet de l'idéologie
du régime fasciste, qui s'ingéniait à privilégier le principe de l’épuration ou du purisme
linguistique et à faire la chasse aux emprunts étrangers. Cette période sombre de
l'histoire de l'Italie a laissé des traces profondes dans le lexique
d'aujourd'hui, puisqu'une grande partie de celui-ci provient de cette époque
fasciste. En ce sens, on peut dire que la période fasciste fut très productive dans
l'instauration des normes linguistiques actuelles dans le lexique.
- La radio
La radio, qui fut érigée en monopole
d'État par une loi de 1927, devint à la fois le véhicule d'une sous-culture à
vocation essentiellement récréative, où le sketch et la chansonnette italienne
tenaient une place prépondérante, et celui d'une propagande ciblée autour de
grands mots d'ordre de circonstance, que ce soit les campagnes natalistes, la
politique étrangère, la politique coloniale fasciste, etc.
|
Les médias
radiophoniques et cinématographiques ont jouèrent un rôle
important dans la diffusion de la langue nationale. Les dirigeants
fascistes se préoccupaient beaucoup de la radio, car elle servait de
moyen de
propagande efficace au régime. En 1939, les journalistes et linguistes
Giulio Bertoni (18779-1942) et Francesco Amadeo Ugolini
(1896-1954) rédigèrent le
Prontuario di pronunzia e di ortografia («Manuel de
prononciation
et d'orthographe»; cet ouvrage devait servir de norme pour la
prononciation officielle à l'Ente
Italiano per le Audizioni Radiofoniche
(Agence italienne
pour les auditions radiophoniques), la société radiophonique d’État
fondée en 1927, mieux connue par le sigle EIAR.
Avec
l'avènement de la radio, la langue italienne cessait d'être une
langue écrite et littéraire destinée à l'élite. Diffusée auprès du
peuple, la langue italienne devenait une langue nationale orale. La
radio proposait un modèle uniforme de prononciation. Elle pratiquait
aussi un langage nouveau, concis mais dépouillé, dépourvu de termes
savants, désuets ou recherchés. Pour Bertoni et Ugolini, la «questione della prononzia»,
était basée à la fois sur la prononciation toscane florentine et la
prononciation romaine, ce qu'on a appelé l'«Asse linguistico Roma-Firenze»,
c'est-à-dire l'axe Rome-Florence. |
Avec Mussolini, Rome était devenue la capitale et le
centre majeur de la vie politique italienne; c'était la ville de
résidence de Mussolini et des dirigeants fascistes.
Lorsque la prononciation romaine n'était pas
jugée conforme à celle de Florence, deux possibilités se
présentaient» : soit accepter le modèle florentin comme le berceau de
la langue italienne littéraire, soit accepter la décision prise à
Rome en tant que capitale qui forge l'histoire et la langue du pays.
Les journalistes et linguistes G. Bertoni et F.A. Ugolini durent
légitimer l'emploi de la «lingua toscana in bocca romana», la langue toscane
parlée par une bouche romaine:
Noi proponiamo la
pronunzia della capitale. […] Siamo convinti che, mentre la
pronunzia di Firenze ha per sé il passato, quella di Roma ha per sé
l'avvenire. |
[Nous proposons la prononciation de la capitale. […] Nous sommes
convaincus que, tandis que la prononciation de Florence est du
passé, celle de Rome est la prononciation de l'avenir.] |
Selon
l'idéologie officielle, la prononciation toscane ou florentine fut
présentée comme «provinciale» dans une Italie encore fortement dialectophone.
C'est pourquoi les responsables de la radio publique eurent pour mission de
propager la «prononciation
romaine cultivée» ("pronunzia romana colta"), en signifiant que la
«langue de Rome» correspondait à la «langue cultivée» (la "lingua colta") et
certainement pas le dialecte romain. Bertoni et Ugolini parlaient de "la
bella e calda pronunzia romana", c'est-à-dire de la belle et chaude
prononciation romaine, qui devait se répandre en Italie et hors de l'Italie.
Avec
le soutien de l’Accademia d’Italia (Académie
d'Italie), des
cours d'italien furent donnés à la radio publique: on y enseignait la bonne
prononciation, les règles de grammaire, la ponctuation et le vocabulaire.
Giulio Bertoni et
F. Amadeo Ugolini jouèrent un rôle essentiel dans cette entreprise. Ils avaient
fondé en 1939 la revue Lingua Nostra, laquelle réservait explicitement
des textes concernant les aspects normatifs de la langue ainsi que des textes
sur l'histoire de l'italien. La revue présentait les débats linguistiques comme
une «bataille» ("battaglia")
pour
l'établissement de la norme linguistique. Au nom de l'unité nationale de la
langue italienne, il fallait expulser les éléments étrangers, dont faisait
partie l'usage des dialectes dans les situations formelles et publiques.
Même les annonceurs à la radio et plus tard à la télévision durent suivre des
cours d'italien pour utiliser la bonne prononciation sans influence dialectale
et, dans de nombreux cas, ils durent s'inscrire à des cours particuliers de phonétique et
d'orthoépie.
Or, la langue italienne renfermait une grande variété de prononciations régionales très
disparates; le fait de déclarer «une seule prononciation italienne» entraînait
forcément des jugements de valeur, car une hiérarchie s'établissait
nécessairement entre les
différentes prononciations. Dorénavant la prononciation de Rome avait préséance sur
celle de Florence.
Tous les discours de Benito Mussolini étaient diffusés à la radio et présentés
comme des modèles linguistiques à toute la population.
Ces discours totalitaristes du Duce
apportaient de nouveaux mots repris par les journalistes.
- L'influence du cinéma
L'avènement du cinéma en Italie joua aussi un rôle considérable
dans la diffusion de l'italien national. Selon les données de l'ISTAT, l'Istituto
nazionale di statistica (Institut national de la statistique), les deux
tiers (64,9 %) de
la population d'entre-les-deux-guerres fréquentaient régulièrement le cinéma. La
plupart des films paraissaient en italien, rarement en vénitien, en piémontais
ou
en napolitain, encore plus rarement dans les langues étrangères.
La grande langue de diffusion était l'italien national avec la prononciation
romano-florentine. En ce sens, le cinéma devint certes un grand diffuseur de l'italien
standard. Le rôle du cinéma fut d'autant plus important qu'à
l'époque une bonne partie de la population adulte était encore analphabète et
n'avait accès ni à la presse écrite ni à l'école.
Sous le régime fasciste, grâce à l'avènement de la radio et du cinéma (plus
tard de la télévision), l'italien officiel s'est fait entendre dans toutes les
régions de l'Italie, sans compter que l'apprentissage obligatoire de l'italien
dans les écoles a aussi contribué à assurer la connaissance de cette langue. À
la fin de la Seconde Guerre mondiale, tous les Italiens avaient été mis en
contact avec l'italien officiel. Dès lors, il n'était plus possible pour un
citoyen de nier l'existence et l'utilité de l'italien, alors que, avant la
guerre, celui-ci apparaissait encore comme une langue seconde importée. Dans les
faits, la langue italienne officielle fut en grande partie imposée par Mussolini
plutôt que par l'amour du peuple envers la littérature florentine du passé.
Cependant, si Mussolini a réussi à contraindre beaucoup de dialectophones à
abandonner leur parler et une part de leur identité, il n'a jamais établi des
lois sur le statut de l'italien. Ce n'était pas nécessaire, il suffisait
d'interdire les autres langues. Au final, le cinéma et les rassemblements de
masse, tout comme les événements sportifs, furent d'efficaces outils de
propagande dans la bataille idéologique pour promouvoir l'Uomo nuovo,
l'«homme nouveau». Dès 1923, une censure rigide de conditionnement des esprits
fut imposée et contrôlée personnellement par le Duce.
Pour résoudre les problèmes récurrents de l'Italie, Benito
Mussolini était convaincu qu'il était nécessaire de rééduquer les citoyens à
partir de zéro et de construire l'homme nouveau... fasciste. En opposition à
l'homme nouveau se trouvaient les apatrides et ceux qui imitaient les
Américains, les Anglais et les Français caractérisés par le matérialisme,
l'hédonisme, le capitalisme sans scrupules, l'égoïsme, le marxisme, la culture
juive, la musique de jazz, le tennis, etc. Le cinéma de l'époque mussolinienne
devait exalter les grandeurs du passé italien, la colonisation, la famille, le
travail, le respect des hiérarchies sociales, le rejet du désordre, etc., le
tout au profit d'un cinéma d'évasion peu différent finalement du modèle
hollywoodien qui était pourtant dénoncé parce qu'il était étranger.
|
En juillet 1943, l'armée italienne se trouva
incapable de résister au débarquement anglo-américain en Sicile.
Entre-temps, le roi Victor-Emmanuel III fit arrêter Mussolini le 25
juillet 1943, mais les Allemands le libéraient en septembre suivant.
Mussolini proclama alors la République sociale italienne
(italien: Repubblica Sociale Italiana ou RSI) dans le nord
de l'Italie, devenue un satellite de l'Allemagne. Victor-Emmanuel
III quitta Rome avec ses ministres. Le régime de Mussolini parvint à
se maintenir jusqu'en avril 1945, alors que les Alliés prenaient le
territoire.
1943 |
Noms allemands |
Nom français |
Chef-lieu |
Notes |
OZAK |
Operationszone Adriatisches Küstenland |
Zone opérationnelle du littoral adriatique |
Trieste |
Formée par la province de Ljubljana
en Slovénie
actuelle, de la péninsule de l’Istrie, de la province
du Frioul et de celle de Gorizia. |
OZAV |
Operationszone Alpenvorland |
Zone opérationnelle des contreforts alpins |
Bözen-Bolzano |
Formée du Sud-Tyrol, du Trentin italien et de
petites parties adjacentes du nord-est de l’Italie. |
|
La progression des Alliés vers le nord fut longue et
difficile : Naples tomba le 1er octobre 1943 et
Rome seulement le 4 juin 1944. Les Allemands capitulèrent le 29 avril 1945. La
veille, Mussolini était exécuté par des résistants italiens sur l'ordre du chef
communiste Walter Audisio. Son cadavre et celui de sa maîtresse (Clara Petacci)
furent pendus par les pieds, les dépouilles se balançant comme des pantins à
bras ouverts, et exposées aux quolibets de la foule, sur une place de Milan, la
Piazzale Loreto, jusqu'à l'intervention d'officiers alliés. Le colonel
américain Charles Poletti (1903-2002) ordonna sur-le-champ de faire cesser la
barbarie.
Après la mort de Mussolini, la
Yougoslavie titiste (RFSY) décida
de remettre en cause l'appartenance de la Vénétie julienne et de l'Istrie à
l'Italie. Entre 1860 et 1957, la frontière orientale de l'Italie fut modifiée
sept fois, avec tout ce qu'il est possible d'imaginer comme problèmes avec les
minorités tant slovènes qu'italiennes.
En juin 1946, un référendum mettait fin à la monarchie
en Italie. Les résultats définitifs du 18 juin 1946 donnèrent 12,7
millions de voix à la République et 10,7 millions de voix à la Monarchie, ce qui
équivalait à 54,3 % en faveur de celle-ci; et il y
eut 1,4 million de votes blancs ou nuls. La majorité des circonscriptions du
Nord avait voté pour la République; celle du Sud, pour la monarchie. En raison de sa complaisance avec le
régime fasciste, la monarchie s'était discréditée auprès de la
population qui était ainsi prête à y renoncer, apparemment sans grande nostalgie.
Il faut souligner que, de toute façon, le roi n'exerçait plus de pouvoir réel depuis
une vingtaine d'années et que, après la Libération, l'Italie a vécu sous un
régime républicain de fait. En septembre 1943, Victor-Emmanuel III et le
gouvernement de Badoglio s'étaient enfuis de Rome et avaient gagné Brindisi dans
le sud de l'Italie. Un mois avant le référendum, le 9 mai 1946, Victor-Emmanuel
III avait abdiqué en faveur du prince héritier (Humbert), moins compromis que son père
dans l'accession au pouvoir de Mussolini et dans la collaboration avec les forces
fascistes.
En proclamant la République italienne, le 18 juin,
le gouvernement mettait fin au court règne du roi
Humbert II qui avait succédé à son père
à la suite de l'abdication de ce dernier. La famille
royale dut s'exiler, le roi à Alexandria en Égypte et la reine et les enfants à
Cascais au Portugal. Le 1er
janvier 1948, il était interdit au roi,
Victor-Emmanuel III, à son successeur
Humbert II, et au fils de ce dernier,
Victor-Emmanuel de Savoie, de revenir en Italie en vertu du deuxième paragraphe
de la XIIIe
disposition transitoire de la Constitution de la République italienne : «Il est interdit aux anciens rois de la
Maison de Savoie, à leurs épouses et à leurs descendants mâles d'entrer et de
séjourner sur le territoire national.»
DISPOSITIONS
TRANSITOIRES ET FINALES
XIII
1) Les
membres et les descendants de la Maison de Savoie ne sont pas
électeurs et ne peuvent remplir ni offices publics ni charges
électives.
2)
L’entrée et le séjour sur le territoire national sont interdits
aux anciens Rois de la Maison de Savoie, à leurs épouses et à
leurs descendants
mâles.
3) Les
biens, existant sur le territoire national, des anciens rois de
la Maison de Savoie, de leurs épouses et de leurs descendants
mâles sont
transférés à l’État. Les transferts et les constitutions de
droits réels sur ces biens qui sont advenus après le 2 juin 1946
sont nuls. |
Cependant, l'article unique de la Loi constitutionnelle,
n° 1, du 23 octobre 2002, entrée en vigueur le 10 novembre 2002, énonçait cette
rectification: «Les
paragraphes 1 et 2 de la
XIIIe disposition
transitoire et finale de la Constitution cessent leurs effets à partir de la
date d’entrée en vigueur de la présente loi constitutionnelle.» Cette
disposition abrogeait
les deux premiers paragraphes. Les membres de l'ancienne famille royale de
la Maison de Savoie étaient donc autorisés à rentrer en Italie.
8.1 L'instauration des régions
autonomes
En 1948, après la Seconde Guerre mondiale,
quatre régions autonomes à statut spécial furent créées: la Sardaigne, la
Sicile, le Trentin-Haut-Adige et la Vallée d'Aoste. En 1963 seulement, le
Frioul-Vénétie-Julienne fut ajouté. Ce sont là des régions où s'étaient
manifestées de fortes tendances autonomistes. Les articles 114 et 116 de la
Constitution italienne reconnaissaient ce statut
spécial aux régions du Trentin-Haut-Adige/Südtirol, du Frioul-Vénétie-Julienne,
de la Sardaigne, de la Sicile et de la Vallée d'Aoste:
Article 114
1. La République se compose des
Communes, des Provinces, des Villes métropolitaines, des Régions et
de l’État.
2. Les Communes, les Provinces, les Villes métropolitaines et
les Régions sont des entités autonomes ayant un statut, des pouvoirs
et des fonctions propres, conformément aux principes établis par la
Constitution.
3. Rome est la capitale de la République. Son statut est
réglé par la loi de l’État.
Article 116 1.
Le Frioul-Vénétie-Julienne, la Sardaigne, la Sicile, le Trentin-Haut
Adige/Südtirol et la Valle d'Aosta/Vallée d'Aoste disposent de
formes et de conditions particulières d'autonomie, conformément à
leurs statuts particuliers respectifs, adoptés
par loi
constitutionnelle.
2. La région autonome du Trentin-Haut Adige/Südtirol se compose
des provinces autonomes de Trente et de Bolzano. 3. Des
formes et des conditions particulières ultérieures d'autonomie
concernant les matières visées au troisième paragraphe de l’article
117 et les matières visées au deuxième paragraphe dudit article aux
alinéas l), pour ce qui est de l'organisation de la justice de paix,
n) et s), peuvent être attribuées, par la loi de l’État, à d'autres
Régions, à l'initiative de la Région intéressée, après avoir reçu
l'avis des collectivités locales, dans le respect des principes
fixés par l'article 119.
4. Ladite loi est adoptée par les Chambres à la majorité
absolue de leurs membres, sur la base d’une entente entre l'État et
la Région intéressée. |
Les pressions politiques du Royaume-Uni, des
États-Unis et de l'Union soviétique avaient incité l'Italie à protéger ses
minorités historiques allemandes et slovènes. Les dirigeants italiens ont dû
aussi promettre au gouvernement français l'octroi d'un statut spécial à la minorité
francophone de la Vallée d'Aoste. Autrement dit, le prix à payer pour conserver
la Vallée d'Aoste, le Trentin-Haut-Adige et la province de Trieste fut de protéger
à long terme les langues de ces minorités. Curieusement, les langues minoritaires parlées
en Sardaigne et en Sicile n'ont jamais fait l'objet de négociations.
Soulignons aussi que la Constitution
de 1947 fut élaborée au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que l'Italie venait d'abandonner
une vingtaine d'années d'oppression contre ses minorités linguistiques. Les
rédacteurs de cette nouvelle Constitution ont considéraient qu'il fallait un soutien
officiel et constitutionnel aux minorités qui avaient dû subir une
italianisation forcée. Cette perception semblait être si profondément ancrée
dans les esprits que les rédacteurs ne crurent même pas nécessaire d'insérer dans
cette constitution un article sur le caractère officiel de la langue italienne en
Italie. Quant aux minorités, l'article 6 prévoyait
que «la République protège par des
mesures appropriées les minorités linguistiques». Il reste à examiner comment se concrétisent ces mesures
dites «appropriées» ("con apposite norme").
8.2 La poursuite de
l'italianisation
Après la période fasciste
et la Seconde Guerre mondiale, l'Italie libérale poursuivit une politique
d'italianisation plus souple. Mais la radio, les journaux,
l'école et la télévision continuèrent à jouer leur rôle d'uniformisation
linguistique, sans faire disparaître les dialectes. De fait, en 1961, on
dénombrait encore 90 % d'Italiens qui étaient devenus bilingues, ils
parlaient leur dialecte natal et l'italien officiel appris en partie au
moyen des médias (presse écrite, radio, télévision et cinéma) et en partie à l'école.
Notons qu'environ seuls 5 % des Italiens ne connaissaient que leur dialecte natal, la
plupart d'entre eux étant bilingues: ils employaient la langue nationale et
leur dialecte, car celui-ci
demeurait un élément fort de l'identité régionale (voir la carte).
Depuis la fin de la Première Guerre
mondiale, la forte industrialisation du Nord a entraîné sa
«méridionalisation» par l'arrivée de quelque six millions d'immigrants
internes poussés par le chômage qui ravage le Sud depuis près d'un siècle.
En ce qui a trait aux minorités historiques, les mouvements migratoires
spontanés entre le Sud et le Nord au cours des années 1950 et 1960 ont eu
pour effet de parachever l'œuvre de minorisation de Mussolini, bien que
toute politique de déplacement autoritaire des populations ait été
abandonnée par la République.
Aujourd'hui, les descendants des anciens
immigrants du Sud vivent dans les villes du Nord comme Milan, Turin, Gênes,
ainsi que dans les autres concentrations industrielles du Nord. En 2000,
la frontière orientale de l'Italie était déjà fortement italianisée (plus
des trois quarts), la Vallée d'Aoste l'était aux deux tiers, alors que le
Trentin -Haut-Adige l'était aux trois quarts dans les villes (Bolzano,
Trento, Merano, etc.), mais était resté massivement germanophone dans les
campagnes. Une constante semble prendre forme: ces régions frontalières
comptent traditionnellement chez les italophones de souche récente parmi les
principaux fiefs de l'extrême-droite, alors que, pour leur part, les membres
des minorités linguistiques sont devenus très nationalistes.
8.3 Les organismes linguistiques
L'Académie de la Crusca (Accademia della Crusca)
a été fondée en 1583 à Florence pour la promotion et la défense du toscan
florentin. À cette époque, l'Académie se distinguait déjà pour son engagement à
maintenir la «pureté de la langue» ("la
purezza della lingua"). Ses
fondateurs, des membres de l’Académie de Florence (Accademia fiorentina)
s’étaient donné comme tâche de distinguer et de supprimer les «impuretés» dans la
langue : le mot «crusca» désignant en italien le résidu de la mouture du blé, le
«son», c'est-à-dire la fine fleur de la langue. Il s'agissait donc d'accorder la
primauté au florentin, la langue écrite telle qu'elle avait été modelée
par les grands auteurs du
XIVe siècle, notamment Dante, Pétrarque et
Boccace considérés comme des modèles de perfection.
Aujourd'hui encore, l'Accademia della Crusca
est un organisme d'une grande importance pour la formation des spécialistes
dans les domaines de la linguistique et de la philologie italiennes, de la
diffusion des connaissances sur l'histoire de la langue italienne et de son
évolution, la collaboration avec les institutions étrangères, le
gouvernement italien et l'Union européenne. Le premier dictionnaire de
l'Académie est paru en 1612 sous le titre de Vocabolario degli Accademici
della Crusca, qui fait encore loi aujourd'hui. Les académiciens sont au
nombre de quinze sur le territoire national, dont six doivent obligatoirement
résider à Florence afin d'assurer la gestion scientifique et administrative
de l'institut. L'Académie compte quinze correspondants italiens et quinze correspondants étrangers.
Mentionnons également le Centre de consultation sur la
langue italienne contemporaine (Centro di consulenza sulla lingua
italiana contemporanea: CLIC) créé le 18 janvier 2001. Le CLIC s'est donné
comme mission d'étudier la langue italienne contemporaine et de transmettre les
résultats de ses recherches au grand public par le moyen des médias. Il
existe aussi une association appelée
La Bella Lingua («La Belle Langue») destinée surtout à protéger l'italien
contre «la pollution linguistique» entraînée par l'intrusion des anglicismes.
Toutefois, cette association récente, fondée en juin 2000, n'a jusqu'ici
entamé aucune véritable action concrète.
8.4 Les anglicismes en italien
L'ancienne aversion fasciste pour les langues étrangères
n'existe plus aujourd'hui en Italie. C'est même une situation contraire avec la langue
anglaise. Les emprunts à l'anglais sont tellement fréquents qu'ils sont devenus
parfois difficiles à intégrer dans la langue italienne. On utilise souvent
l'expression "parole straniere" (litt. «mots étrangers») pour désigner les mots
étrangers empruntés par l'italien, lesquels se résument pour l'essentiel aux "anglicismi"
(«anglicismes») ou aux "americanismi" («américanismes»).
Depuis seulement l'an
2000, l'emploi de
termes anglais
en italien
aurait augmenté de
773
%, selon une
enquête menée
sur un
échantillon de 58
millions de mots
produits par des
sociétés
italiennes; l'enquête
a été menée par la
société Agostini
Associati.
En voici quelques exemples: leader, meeting, target,
brain storming, display, cast, coupon, night club, jolly joker, hobby,
background, cocktail, poker, tennis, bookmaker, backup, designer, hard disk,
mouse, on line, password, scanner, shopping, show, etc. Évidemment, tous ces
mots sont «italianisables», mais ils sont d'abord apparus en anglais. Les
exemples qui suivent témoignent qu'il est fort possible d'italianiser les
emprunts à l'anglais ("americanismi"):
Mot anglais d'origine |
Mot italien proposé |
Équivalent français |
directory
enter
hard disk
on line
password
software
hacker
designer
brain storming
baby-sitter
coffee-break
leader
meeting
sexy
show
ticket
up to date
zoom |
"indice" / "repertorio"
"invio"
"disco rigido"
"in rete"
"parola d’ordine"
"programma"
"pirata informatico"
"progettista" / "disegnatore"
"tempesta di cervelli" (litt. «tempête de cerveaux»)
"bambinaia" / "governante"
"pausa caffè"
"capo" (litt. «chef»)
"riunione"
"provocante" (litt. «provoquant»)
"spettacolo"
"biglietto"
"attuale" (litt. «courant»)
"ingrandimento" (litt. «grossi») |
index / répertoire
envoi
disque rigide
en ligne / sur le réseau
mot de passe
logiciel
pirate informatique
concepteur / décorateur
remue-méninges
gardien(ne) d'enfant
pause-café
leader / meneur
réunion
sexy
spectacle
billet
à la mode
zoom |
Il ne s'agit là que de quelques exemples
de mots très à la mode, mais ils démontrent que la langue italienne peut
s'adapter sans se renier.
8.5 L'italien
contemporain
Aujourd'hui, l'italien
national ne peut plus être ignoré des Italiens. Il est devenu omniprésent dans les
écoles, l'affichage, la publicité, les médias, etc. L'Italie a cessé d'être un
territoire rural et est devenue un pays industrialisé. Les centaines de dialectes
locaux ne conviennent plus pour les millions d'individus qui vivent maintenant
dans les villes où sont concentrés des Italiens de toutes les origines
géographiques. Pour répondre à cette nouvelle réalité, l'italien contemporain
est apparu. Mais la langue italienne dans sa forme florentine qui s'est développée depuis le
XIVe siècle n'est plus celle de Dante, car elle ne
serait plus comprise par les italophones du XXIe
siècle. Il n'est plus une langue exclusivement écrite,
littéraire et savante. L'italien contemporain a beaucoup évolué depuis le
XIVe siècle aux plans phonétique,
grammatical, syntaxique et lexical. Le site de Wikipedia nous donne l'exemple suivant à
partir du toscan florentin, extrait du Décaméron de Boccace, rédigé
entre 1349 et 1353 :
Texte original du
XIVe siècle |
Adaptation en italien
contemporain |
Traduction française |
Ma già vicini al fiume pervenuti, gli
venner prima che ad alcun vedute sopra la riva di quello ben dodici
gru, le quali tutte in un piè dimoravano, si come quando dormono
soglion fare. Per che egli prestamente mostratele a Currado, disse :
- Assai bene potete, Messer, vedere
che iersera vi dissi il vero, che le gru non hanno se non una coscia
e un piè, se voi riguardate a quelle che colà stanno. |
Ma quando già erano
arrivati al fiume, gli capitò di vedere prima di ogni altro sulla
riva ben dodici gru, che stavano tutte ritte su una zampa così come
usano fare quando dormono ; perciò egli le mostrò subito a Corrado e
disse :
- Signore, se
guardate quelle gru che stanno là, potete vedere chiaramente che
ieri sera vi ho detto la verità, che le gru cioè hanno solo una
coscia e una zampa. |
Arrivés assez près du ruisseau, il fut
le premier à en voir une douzaine, toutes appuyées sur un pied,
comme elles font ordinairement quand elles dorment. Il les montre
aussitôt à son maître, en lui disant :
- Voyez donc, Monsieur, si ce que je
vous disais hier au soir n’est pas vrai : regardez ces grues, et
voyez si elles ont plus d'une jambe et d'une cuisse. |
Ancien
français (XIe siècle)
Por dieu amor et por del
crestiien poeple et nostre comun salvement, de cest jorn
en avant, quan que Dieus saveir et podeir me donct, si
salverai jo cest mien fredre Charlon... |
Français
moderne
Pour
l'amour de Dieu et pour le salut commun du peuple
chrétien et le nôtre, à partir de ce jour, autant que
Dieu m'en donne le savoir et le pouvoir, je soutiendrai
mon frère Charles... |
|
Le texte en florentin original de Boccace est
pratiquement incompréhensible aujourd'hui pour un Italien normalement constitué.
Il faut être très instruit pour comprendre Boccace dans le
texte original, un peu comme ce serait le cas pour un francophone qui lirait un texte en
ancien français (Serments
de Strasbourg). Sans traduction, l'ancien français semble
une toute autre langue pour un francophone. Si, de plus, le texte de
gauche était parlé et prononcé comme il pouvait l'être au
XIVe siècle, il
s'agirait de deux langues totalement différentes. |
Il en est ainsi de l'italien contemporain. Les textes en florentin des
XIVe ou XVe
siècles exigent aujourd'hui des traductions en «langue vulgaire». L'Italien
actuel est une
variété de langue qui ne coïncide aucunement avec une quelconque variété
linguistique parlée au XVe
siècle. L'Italien officiel est un
italien plus scolaire et plus bureaucratique (tribunaux, ministères,
administration, etc.) que l'ancien florentin.
- Les variétés régionales
La
langue italienne, à l'exemple de la plupart des autres langues, ne constitue pas
cependant un système linguistique complètement homogène; elle est caractérisée par une
grande quantité de variantes régionales importantes. À côté de l'italien standard
encadré par un organisme de normalisation comme l'Accademia della Crusca, il existe
aussi des «italiens régionaux», mutuellement intelligibles.
|
Mentionnons, entre autres, l'italien régional du
Nord, l'italien régional florentin, l'italien régional du Centre
(axe Ancône-Rome), l'italien régional du Sud, le sicilien et le
sarde. Ces divers italiens régionaux possèdent tous la même base
linguistique, celle de l'italien standard, mais ils se distinguent
aux plans de l'accent, de la prononciation et de certaines termes
employés localement, la grammaire et la syntaxe demeurant identiques
pour l'essentiel.
Les variantes régionales permettent une
intercompréhension facile et donnent aussi la possibilité, surtout
à l'oral, d'identifier l'origine géographique des locuteurs;
l'italien régional est employé autant par les classes moyennes que
par la bourgeoisie et les intellectuels. Mais ce qui distingue
l'italien standard de l'italien régional, c'est que le premier est
resté scolaire et bureaucratique, alors que l'autre est demeuré un italien
plus populaire.
Il existe une ligne imaginaire
appelée «ligne La Spezia-Rimini», qui délimite deux zones
géographiques distinctes: l'italien régional du Nord et l'italien
régional du Centre et du Sud. Les parlers du Nord, situés au nord de
l'axe La Spezia-Rimini sont très nettement caractérisés ra
rapport aux parlers plus au sud. L'allemand, le
franco-provençal, le frioulan, le ladin, le slovène, le provençal et
l'albanais ne comptent pas parmi ces parlers régionaux. |
Selon les données de l'ISTAT (Instituto nazionale di
statistica) de 2006, les citoyens qui parlent la plupart du temps l'italien
en famille représentent 45,5 % de la population ayant l'âge de six ans ou plus,
soit 25 millions sur un total de 51 millions. La proportion augmente dans les communications avec
les amis (48,9 %) et de manière encore plus élevée avec les étrangers (72,8
%). Cela signifie aussi que les dialectophones sont peut-être aussi nombreux
que les italophones.
- Le maintien des dialectes
En France, la plupart des «langues régionales», anciennement
appelées «patois», sont en danger d'extinction, voire «en situation critique»,
selon l'UNESCO. Il en est ainsi en Espagne avec les langues régionales appelées
«dialectos» ou «modalidades regionales»: l'asturien, l'aragonais, l'andalou, le
murcien, etc. En Italie, plusieurs de ces langues, appelées «dialetti», sont
elles aussi en danger d'extinction, mais d'autres sont encore très vivantes malgré
la concurrence de l'italien standard.
En fait, la langue italienne
standard demeure une variété «artificielle», par opposition à «naturelle», qui se veut commune à tous, mais qui
diffère de tous les dialectes actuellement encore utilisés dans la péninsule.
Cependant, les correspondances entre l'italien standard et les dialectes comme
le piémontais, le lombard, le vénitien, le romain, etc., sont manifestement aisées
(voir la carte). Cela signifie qu'il est facile d'apprendre l'Italien standard
lorsqu'on a un dialecte italien comme langue maternelle, en tous cas plus
facile que si l'on part du français ou de l'espagnol.
Toutes les variétés dialectales de la péninsule sont issues du latin, et qu'on les appelle «langue» ou
«dialecte» ne change strictement rien à leur degré de distanciation ou à ce
qu'ils ont en
communs.
Article 1er
(français)
1. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en
droits.
2. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les
uns envers les autres dans un esprit de fraternité. |
Articolo 1
(italien standard)
1.Tutti gli esseri umani nascono liberi ed eguali in dignità e
diritti.
2. Essi sono dotati di ragione e di coscienza e devono agire gli
uni verso gli altri in spirito di fratellanza. |
En piémontais
1. Tuij j'esser uman a nasso liber e
uguaj an dignità e dirit.
2. A l'han ëd rasonament e 'd cossienssa e a l'han da comportesse
j'un con j'aotri an spirit ëd fradlanssa. |
En lombard
1. Tücc i vèss üman a i nàssen
libér e cumpàgn en dignità e driss.
2. Lùur i hinn dutáa dë resün e cunscénza e duarìen agì l'ünn
vèrss l'àlter 'n'ünn spirit dë fradelanssa." |
En dialecte romain (Rome)
1. Tutte le crestiáne nascene lìbbere, parapuatte 'ndegnetát'e iùsse.
2. Tènene 'a rasciòne e 'a cuscénze, e ss'honne a ccumburtà l'une pe
ll'òtre accùme a ffráte." |
En vénitien
1. Tuti i èsari umani i nase łìbari e
conpagni in dignità e diriti.
2. I xe dotai de raxon e de cosiensa e i ga da agir i uni co queł'altri
inte'n spìrito de fradełansa. |
On peut comprendre que passer du piémontais à l'italien standard
soit
plus aisé que de passer, par exemple, du français à l'italien en raison de la
grande proximité linguistique des dialectes italiens (dialetti italiani)
entre eux. Ces dialectes, qui sont en fait des langues au même titre que l'italien standard, sont
certes en perte d'usage au profit de l'italien officiel, mais ils restent
toujours employés dans des situations et des domaines de proximité (famille, amis, etc.).
Surtout, ils sont demeurés relativement
vivants dans le Sud, et les politiciens qui désirent se montrer «près
du peuple» n'hésitent pas à les employer. Dans le Nord, des cours de dialecte
sont donnés aux enfants pour maintenir cette langue vivante.
Tableau 1 - Type de parler utilisé habituellement à la maison
Type de langue |
1987-1988 |
1995 |
2000 |
Seulement ou principalement
l'italien |
41,5 % |
44,4 % |
44,1 % |
Seulement ou principalement le
dialecte |
32,0 % |
23,8 % |
19,1 % |
Le dialecte et l'italien |
24,9 % |
28,3 % |
32,9 % |
Une autre langue |
0,6 % |
1,5 % |
3,0 % |
Autre langue non répertoriée |
1,1 % |
2,0 % |
0,9 % |
Total
(ISTAT, 2007) |
100 % |
100 % |
100 % |
|
Selon les données statistiques de l'ISTAT (Istituto
nazionale di statistica, 2007), le tableau 1
indique que, entre 1987-1988 et 2000, l'italien a gagné des adeptes
comme parler employé à la maison ou en famille, passant de 41,5 % à
44,1 %, alors que le dialecte, en usage exclusif ou principal, en a
perdu de façon significative, baissant de 32 % à 19 %. La baisse est
considérable, mais il n'en demeure pas moins que si 19,1 % des
locuteurs utilisent principalement le dialecte à la maison et que 32,9
% emploient les deux langues, cela signifie que 52 % des Italiens
font usage du dialecte à la maison. |
- L'âge comme facteur d'emploi
L'âge des locuteurs constitue un facteur important
dans l'utilisation du dialecte par rapport à l'italien standard. Les pertes de
l'un constituent des gains pour l'autre, comme dans un vase communiquant. Le tableau
2 ci-dessous (données de l'ISTAT)
confirme cette tendance.
L'emploi
du dialecte augmente avec
l'âge. À la maison, la proportion de
ceux qui emploient l'italien varie de 58,4 % pour les 6-24 ans à 30,3 % pour les
plus de 65 ans. Inversement,
l'usage
exclusif
du dialecte
augmente avec l'âge,
passant d'une part
très faible
des jeunes
qui ne parlent que
le dialecte
à la maison
(8,1 %
chez les 6-24
ans)
à 32,2 %
pour les plus de 65 ans.
Les différences entre les
générations
pour le bilinguisme sont moins
prononcées;
l'usage mixe
de l'italien et
du dialecte
dans
la famille augmente
jusqu'à 64
ans, puis
diminue
dans les
générations plus âgées
en faveur de l'usage
exclusif du
dialecte.
À l'heure actuelle, les dialectes
sont beaucoup moins pratiqués
par les enfants
et les adolescents, car les
parents les leur transmettent de moins en moins.
Tableau 2 - Type de parler utilisé habituellement par catégorie d'âge
Type de
langue |
6-24 ans |
25-34 ans |
35-44 ans |
45-54 ans |
55-64 ans |
plus de 65
ans |
Total |
EN FAMILLE |
|
|
|
|
|
|
|
Seulement ou principalement l'italien |
58,4 % |
48,4 % |
51,3 % |
44,8 % |
39,1 % |
30,3 % |
45,5 % |
Seulement ou principalement le
dialecte |
8,1 % |
10,1 % |
9,8 % |
14,3 % |
19,1 % |
32,2 % |
16,0 % |
Le dialecte et l'italien |
26,9 % |
31,9 % |
31,5 % |
35,5 % |
37,9 % |
33,6 % |
32,4 % |
Une autre langue (ISTAT
2007) |
5,3 % |
8,4 % |
6,2 % |
4,6 % |
3,3 % |
3,1 % |
5,1 % |
Néanmoins,
les dialectes
sont encore connus
par
la majorité de la
population
à des degrés divers,
selon l'âge, ou l'usage
quotidien à la fois du dialecte et de l'italien.
- Les différences régionales
D'après les données de l'ISTAT (tableau
3), l'un
des facteurs les plus importants dans l'emploi de l'italien et du dialecte,
c'est la région de résidence des individus. Le tableau 3 nous indique que la
moyenne nationale des locuteurs pour lesquels l'italien est parlé exclusivement
ou de façon principale se situe à 45, 5 %, contre 16 % pour le dialecte. Selon
qu'ils résident dans le Nord ou le Sud, les différences
peuvent être importantes. Ainsi, l'usage
principal ou exclusif de l'italien est plus répandu dans le Centre et le
Nord-Ouest dans les trois contextes de communication analysés (à la maison ou en
famille, entre amis et avec les étrangers).
En particulier, l'italien est principalement parlé à la maison par 63,6 % des
individus vivant dans le Centre par rapport à 28,3 % pour ceux qui habitent dans
le Sud et 32,8 % pour ceux qui demeurent dans les îles.
Les régions où existe une plus grande proportion de locuteurs parlant
principalement l'italien sont la Toscane (83,9 %), la Ligurie (68,5 %), le
Latium (60,7 %), le Piémont (59,3 %), la Lombardie (57,6 %) et l'Émilie-Romagne
(55,0 %), tandis que ceux qui s'expriment le moins en italien sont la Calabre
(20,4 %),
la Vénétie (23,6 %), la Campanie (25,5 %) et la Sicile (26,2 %); la province
autonome de Bolzano, dont la population est à 69 % germanophone, parle
principalement en italien dans une proportion de 25,2 %.
Tableau
3 -
Parler
normalement
utilisé à la
maison par
région
|
Territoire (2006) |
Seulement ou
principalement l'italien |
Seulement ou
principalement le dialecte |
Italien et dialecte |
Autre langue |
1 |
Piémont |
59,3 % |
9,8 % |
25,4 % |
4,9 % |
2 |
Vallée d'Aoste |
53,9 % |
9,3 % |
24,5 % |
11,3 |
3 |
Lombardie |
57,6 % |
9,1 % |
26,6 % |
5,7 % |
4 |
Trentin-Haut-Adige(1) |
27,8 % |
20,4 % |
15,1 % |
34,6 % |
4a |
Bolzano-Bozen |
25,2 % |
1,5 % |
4,1 % |
65,5 % |
4b |
Trento |
30,4 % |
38,5 % |
25,6 % |
5,0 % |
5 |
Vénétie |
23,6 % |
38,9 % |
31,0 % |
6,0 % |
6 |
Frioul-Vénétie-Julienne |
35,6 % |
10,7 % |
20,9 % |
30,9 % |
7 |
Ligurie |
68,5 % |
8,3 % |
17,6 % |
5,2 % |
8 |
Émilie-Romagne |
55,0 % |
10,5 % |
28,3 % |
5,5 % |
9 |
Toscane |
83,9 % |
2,8 % |
8,8 % |
4,0 % |
10 |
Ombrie |
41,0 % |
14,9 % |
37,7 % |
5,4 % |
11 |
Marches |
38,0 % |
13,9 % |
42,2 % |
5,6 % |
12 |
Latium |
60,7 % |
6,6 % |
28,4 % |
3,1 % |
13 |
Abruzzes |
37,1 % |
20,7 % |
38,3 % |
2,6 % |
14 |
Molise |
31,6 % |
24,2 % |
42,3 % |
1,1 % |
15 |
Campanie |
25,5 % |
24,1 % |
48,1 % |
1,1 % |
16 |
Pouilles |
33,0 % |
17,3 % |
47,9 % |
0,9 % |
17 |
Basilicate |
27,4 % |
29,8 % |
41,2 % |
0,9 % |
18 |
Calabre |
20,4 % |
31,3 % |
43,1 % |
1,5 % |
19 |
Sicile |
26,2 % |
25,5 % |
46,2 % |
1,2 % |
20 |
Sardaigne |
52,5 % |
1,9 % |
29,3 % |
14,7 % |
|
Italie (ISTAT,
2007) |
45,5 % |
16,0 % |
32,5 % |
5,1 % |
(1) Le Trentin-Haut-Adige comprend deux provinces autonomes: le
Trentin (Trento) et
Bolzano/Bozen.
|
À l'opposé, les régions où le dialecte est le plus parlé comme
langue exclusive ou principale à la maison sont les suivantes: la Vénétie (38,9
%), la province de Bolzano (38,5 %), la Calabre (31,3 %), la Basilicate (29,8 %)
et la Sicile (25,5 %).
Par rapport à l'enquête effectuée par l'ISTAT en 2000 sur
l'augmentation de l'usage exclusif ou principal de l'italien à la maison, il faut
citer les Abruzzes (de 29,4 % en 2000 à 37,1% en 2006), la Sardaigne (de 46,4 %
à 52,5 %) et la Campanie
(de 21,5 % à 25,5 %).
Si l'on additionne les
locuteurs de l'usage exclusif ou principal du dialecte et de l'emploi alterné de
l'italien et du dialecte (voir
le tableau 4), on constate que l'emploi du dialecte est très fréquent
dans les régions méridionales: 74,4 % en Calabre, 72,2 % en Campanie, 71,7 % en
Sicile, 71,0 % en
Basilicate, 66,5 % en Molise, 65,2 % aux Pouilles, 59,0 %
aux Abruzzes, 56,1 % dans les Marches. Dans le Centre, on trouve deux
régions seulement: les Marches avec 56,1 % et l'Ombrie avec 52,6 %.
Dans le Nord, la Vénétie (69,9 %) et la province autonome de Trente
(64,1 %) sont les seuls territoires où l'usage principal du dialecte,
mais non exclusivement, est très répandu à la maison.
Par voie de conséquence, les autres régions sont peu dialectophones:
l'Émilie-Romagne, la Lombardie, le Piémont, le Latium, la Vallée d'Aoste, le
Frioul-Vénétie-Julienne, la Sardaigne, la Ligurie et la Toscane. |
Quant à la province de
Bolzano/Bozen, son bas taux
d'emploi du dialecte s'explique par le fait que 69 % de la population parle une
langue germanique, le tyrolien du Sud; tout dialecte italien y est donc à peu
près inconnu.
Il faut tout de même souligner que certains
dialectes italiens sont en voie de régression constante : le piémontais
(Piémont), le franco-provençal (Vallée d'Aoste), le lombard (Lombardie), le ligure
(Ligurie), l'émilien-romagnol (Émilie-Romagne), le florentin (Toscan), la romain
(Latium), le campidanien et le gallurien (Sardaigne).
- L'avenir des dialectes en Italie
Comme on peut le constater,
l'emploi des dialectes diffère selon les régions.
Dans certaines régions, le dialecte n'est jamais disparu; dans d'autres, il est
en voie d'extinction (Toscane et Ligurie).
Pour la plupart des dialectophones, la langue
maternelle est utile, car elle sert de moyen d'identification sociale et
culturelle. Elle est considérée comme l'expression ultime de la
culture populaire.
En raison de la présence des langues
régionales (dialectes), l’italien ne constituerait la langue maternelle que d'environ 30
millions d’Italiens, soit 51 % de la population. Bien que le bilinguisme
dialecte-italien soit le fait d'au moins 85 % des Italiens, cela n'empêche
nullement la population, notamment dans le Sud et en Vénétie, de rester très
attachée à sa langue régionale. Actuellement, nous assistons à de nombreuses tentatives de
réhabilitation des dialectes italiens, qui sont des «langues» authentiquement
populaires et longtemps opprimées, par opposition à l'italien standard, perçu
par certaines personnes comme la langue de
«l'oppression bourgeoise». Pour l'État italien, les dialectes ne sont pas
considérés comme des langues minoritaires, mais comme des variantes de l'italien
standard, alors qu'ils sont historiquement des dialectes du latin, comme
l'italien, le français, l'espagnol, le catalan, le portugais, le
franco-provençal, etc.
- Les langues des minorités
linguistiques
Résumons donc ce qui précède en rappelant qu'en Italie les minorités linguistiques parlent le
français (Vallée d'Aoste), l'occitan (Piémont et Ligurie), le
franco-provençal (Vallée d'Aoste et Piémont), l'allemand et ses
variantes (Bolzano et Udine), le slovène (Frioul-Vénétie-Julienne), le
ladin (Trentin-Haut-Adige et Vénétie), le frioulan
(Frioul-Vénétie-Julienne), l'albanais (Campanie,
Molise, Pouilles, Basilicate, Calabre et Sicile), le croate
(Molise), le grec (Pouilles et Calabre), le sarde et le catalan
(Sardaigne). Ce sont là les douze minorités historiques reconnues par la
législation italienne; certaines d'entre elles sont présentes sur le territoire
depuis plusieurs siècles.
L'État italien a adopté plusieurs lois linguistiques et a
tenté de les adapter aux situations régionales. L'article 2 de la
loi du 15 décembre 1999,
n° 482,
reconnaît douze minorités linguistiques historiques:
Article 2
En vertu de l'article 6 de la Constitution et en harmonie avec les
principes généraux établis par les organisations européennes et
internationales, la République protège la langue et la culture des populations
albanaise, catalane, germanique, grecque, slovène et croate, et de celles qui
parlent le français, le franco-provençal, le frioulan, le ladin, l'occitan et
le sarde.
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De plus, l'État
italien a signé (le 1er février 1995), ratifié (le
3 novembre 1997) et mis en vigueur
(le 1er mars1998) la
Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales de l'Union européenne, excluant toutefois deux grandes régions autonomes: la Sardaigne et la Sicile. Comme
la
France, l'Italie n'a jamais ratifié la
Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires.
Il faut admettre que ce pays a, depuis quelques années, fait des efforts
importants pour améliorer le sort de ses minorités linguistiques. L'État italien
commence en effet à pratiquer une politique linguistique plus globale et plus
méthodique, même
s'il s'agit d'une protection ponctuelle limitée à certains domaines.
Si l'on fait abstraction de l'allemand dans la province
autonome de Bolzano et du frioulan dans le Frioul-Vénétie-Julienne, toutes ces
langues minoritaires sont en danger d'extinction. Nous devons donc admettre que
la législation actuelle est insuffisante pour enrayer leur assimilation par
l'italien standard.
- La réforme constitutionnelle avortée
En décembre 2016, le gouvernement italien a proposé une réforme
constitutionnelle au moyen d'un référendum. Plus précisément, il proposait de
réduire les pouvoirs du Sénat et de faire disparaître les provinces. Le Sénat
serait passé de 355 sénateurs à 100 et il n'aurait plus été capable de faire
tomber le gouvernement. Les 110 provinces auraient disparu au profit des
gouvernements des 20 régions du pays. Enfin, le système proportionnel aurait été
abandonné et la Chambre des députés aurait été élue au scrutin majoritaire. Il
faut mentionner que la proportionnelle et la séparation des pouvoirs entre le
Sénat et la Chambre des députés ont rendu le pays très instable. En 68 ans,
l'Italie a connu 60 gouvernements différents.
Les Italiens ont voté à 65 % de participation (68,73 % pour les bureaux de
vote en Italie), à plus de 59,1 % rejetant ainsi la loi adoptée par le
Parlement, selon la procédure prévue à l'article 138 de la constitution. Si les
électeurs avaient répondu affirmativement au référendum, cela aurait constitué
la plus importante réforme constitutionnelle entreprise en Italie depuis la
chute de la monarchie.
- La fédéralisation de l'Italie
À partir des années 1980, un nouveau phénomène politique est apparu dans un
contexte de déni d’identité territoriale. Afin de contrer la centralisation des
pouvoirs à Rome, des partis régionalistes, dont les «Ligues», se formèrent et se
multiplièrent dans le nord de l’Italie. Ces formations politiques ont fait
référence de façon explicite à un contexte régionaliste, c'est-à-dire un
territoire, une ethnie et à une idéologie préconisant une réforme
institutionnelle basée sur un fédéralisme, une Italie fédéralisée. Voici
quelques-unes de ces «listes territoriales» dont les aspirations politiques
peuvent varier énormément:
- l’Union valdôtaine pour la Vallée d’Aoste ;
- les Friulanisti dans le Frioul-Vénétie-Julienne;
- la liste Süd-Tirol;
- le Movimento autonomista occitano dans le Piémont;
- le Moviment Autonomista Piemontèis;
- l’Unione del popolo veneto pour la Vénétie ;
- le Südtiroler Volkspartei pour le Trentin Haut-Adige ;
- le Partito Autonomista Trentino Tirolese.
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Parmi ces partis à idéologie politique très localisée, on trouve
plusieurs «ligues» qui se sont progressivement fédérées au sein de la
Ligue du Nord ("Lega Nord")
fondée en 1991 par Umberto Bossi. Ce sénateur dirigea le parti jusqu'en
avril 2012; il sera condamné en 2017 à deux ans et trois mois de prison
pour détournement de fonds. À ses débuts, la Ligue du Nord réclamait
l’indépendance de la Padanie, une région imaginaire correspondant à la
plaine du Pô et regroupant le Piémont (1), la Lombardie (3), le
Frioul-Vénétie-Julienne (6), la Vallée d’Aoste (1), le Trentin (4), la
Vénétie (5) et l’Émilie-Romagne (8).
L’effondrement de
ces deux partis traditionnels à la fin des années 1990 — le Parti
communiste et la Démocratie chrétienne — créa un espace vacant sur la
scène politique italienne, ce qui favorisa la Ligue du Nord.
Graduellement, les partisans de la Ligue transformèrent leur
discours politique minoritaire en une force politique capable de gagner
des mandats électoraux non négligeables, car ils seront représentée à
trois reprises au sein d’un gouvernement national de coalition mené par
Silvio Berlusconi. Le programme politique de la Ligue consiste à
plaider en faveur de la transformation de l’Italie en un État fédéral
avec un partage fiscal pour des macro-régions plus autonomes. |
En avril 2018, une coalition unique en son genre dirigea l’Italie : le
Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue conclurent un accord pour gouverner le
pays. Cet accord fut trouvé après plus de deux mois de négociations après les
élections législatives, au cours desquelles les deux partis avaient
respectivement obtenu 32 % et 17 % des suffrages. Mais le principe à retenir,
c'est que les régionalistes veulent libérer leur territoire de l’hégémonie
vorace et étouffante du gouvernement centraliste de Rome à travers l’autonomie.
Ce serait une question de survie ethnique, culturelle et économique. La Ligue du
Nord se sert des préjugés courants pour les transformer en clivage ethnique: par
exemple, les Italiens du Sud sont perçus comme des fainéants par ceux du Nord.
Depuis son élection à la tête de la Ligue du Nord en 2012, le dirigeant
Matteo Salvini a réussi à imposer son idéologie de droite. Plutôt que de
concentrer toutes ses attaques contre l’État central et la «Rome la voleuse», il
entend rallier l'ensemble du pays à sa cause. L'indépendance de la Padanie et
l'autonomie ont fait place à la guerre contre l’invasion des méridionaux par les
Roms, les Africains, les Marocains, les musulmans, etc. En effet, le leader
Salvini insiste sur ce qui est susceptible dorénavant de porter atteinte à la
«nation italienne» et à son identité ethno-nationale : l’islam, l’insécurité et
la crise des réfugiés qui touche le sud de l’Italie depuis 2007. Les partisans
de la Ligue propagent un vocabulaire tel "clandestina", "invasione", "terrorismo",
etc., des mots qui font écho à la montée de l’extrême-droite partout en Europe.
Les thèmes identitaires sont privilégiés.
Dans les régions autonome, la Ligue privilégie l'implantation des
«dialectes» et des langues locales dans les écoles parce qu'il s'agit de
sauvegarder un aspect de la culture populaire à sauvegarder. Il parait donc
essentiel de relier les écoles à leur territoire et de garder vivante la mémoire
des traditions locales. De plus, l'emploi étendue des langues locales
(franco-provençal, ladin, piémontais, sarde, frioulan, austro-bavarois, etc.)
servirait de repoussoir à l'invasion étrangère. Ainsi, la Ligue s'aligne
résolument sur les positions du Front national en France. Se présentant comme
ouvertement xénophobe, elle soutient que l'accueil et la tolérance sont une
forme de suicide, estimant estime que l'immigration clandestine est responsable
de «l'affrontement social». La priorité politique est d'attirer les suffrages
des Italiens afin de combattre l'immigration «pour défendre la race blanche».
Les militants léguistes ("militanti leghisti") ont mis en branle des
patrouilleurs de nuit équipés de torches, appelés les "Volontari
Verdi", les Volontaires Verts (le vert étant la couleur de la Ligue), afin de
sensibiliser les populations locales aux dangers de l'invasion étrangère, avec
des slogans du genre : "Ferma l'invasione" (stop à l'invasion»),"nessun ladri
rom nel nostro quartiere" (pas de Roms voleurs dans notre quartier»), "non
vogliamo il Corano nelle scuole" («pas de Coran dans les écoles»), "Allah è
grande e il Kalashnikov è il suo profeta" («Allah est grand et la
Kalachnikov est son prophète»,
etc. Les militants léguistes ne se considèrent pas comme des
racistes, car dans leur perspective, l'arrivée massive d’immigrants est
considérée comme une menace pour «l’identité» des populations qui les
accueillent, mais également comme un déracinement pour celles qui ont quitté
leur terre natale.
Évidemment, il est difficile de croire que les écoles réduiraient les heures
d’italien pour faire entrer même juste «une heure de dialecte». Pour la plupart
des Italiens, ce serait perçu comme un pas en arrière au lieu d'un pas en avant.
Ce n’est pas seulement une question linguistique, mais une question de culture à
transformer à l'échelle du pays. Dans les faits, il est presque impossible
d'enseigner les dialectes ou les langues locales dans les écoles pour diverses
raisons: méconnaissance des dialectes par les enseignants, manque d'heures de
disponibilité, difficulté à enseigner les dialectes aux élèves étrangers, manque
absolu de grammaires valables pour tous les dialectes du territoire national,
etc. Par contre, les écoles situées dans certaines régions autonomes (Sardaigne,
Frioul-Vénétie-Julienne et Sicile), pourraient, à l'exemple de la Vallée d'Aoste
pour le français et de la province de Bolzano pour l'allemand, accorder une
place à un enseignement bilingue(sarde-italien, frioulan-italien, ladin-italien,
sicilien-italien).
La langue italienne, la lingua del Dolce
Stil Novo (la langue du «Nouveau Style doux»), a connu une histoire
mouvementée avec ses hauts et ses bas. Tant que l'Italie était politiquement
morcelée en de nombreux États, les langues représentaient toute une mosaïque. Il
a fallu attendre la création du royaume d'Italie en 1861 pour
voir émerger la possibilité d'une unité linguistique dans la péninsule. Mais
cette unité a commencé à se réaliser vraiment après la Première Guerre mondiale,
lorsque le régime fasciste a appliqué une politique linguistique autoritaire,
tout en s'appuyant sur l'école obligatoire et sur les médias que sont la presse
écrite, la radio et le cinéma. Dès lors, l'italianisation devenait
incontournable. Celle-ci s'est poursuivie sans relâche depuis cette époque, mais
elle s'est nécessairement réalisée aux dépens des dialectes et des langues
minoritaires.
On affirme souvent que la langue italienne
s'est imposée de façon différente qu'en France, c'est-à-dire sans intervention
politique comme à l'occasion de l'ordonnance
de Villers-Cotterêts (1539) de François Ier.
L'italien ne devrait son expansion que grâce à la littérature florentine du
XIVe siècle. Sans qu'il
soit nécessaire de nier cette influence, l'histoire de la langue italienne
nous oblige à voir la réalité autrement. Dès la création du royaume d'Italie en
1861, il
y eut de nombreuses interventions politiques pour favoriser l'italien standard
dans l'administration, la justice et les écoles. Après la Première Guerre
mondiale, les fascistes ont rendu l'italien indispensable et l'ont tellement
normalisé qu'ils l'ont rendu méconnaissable par rapport à la langue de Dante, ce
qui était en soi normal parce qu'une langue ne peut demeurer une pièce de musée
ou une momie. Bref, les interventions politiques durant le régime fasciste ont
été plus importantes que toutes celles des quatre siècles précédents. Ensuite,
de manière plus souple, mais tout aussi efficace, la République a poursuivi
l'italianisation de la péninsule avec le succès que l'on sait. Comme le disait
le maréchal
français Hubert Lyautey (1854-1934) : «Une langue, c'est un dialecte qui
possède une armée, une marine et une aviation.» Le dialectologue italien, Hugo Vignuzzi déclare de son côté: «Une lingua è un dialetto che ha fatto carriere»,
ce qui signifie qu'une langue est un dialecte qui a fait carrière. Autrement dit, pour accéder au
rang de «langue», un idiome doit être soutenue par des instruments puissants,
lesquels ne sont pas linguistiques, mais politiques, économiques et culturels.
Pour se maintenir, une langue a besoin d'être l'instrument privilégié dans
lequel se font et se maintiennent les relations entre les administrés et les autorités
publiques. L'italien ne fait pas exception à la règle.
Dernière mise à jour:
18 févr. 2024