Histoire des Acadiens
Partie I
Royaume de
France |
La colonie française
de l'Acadie
1604-1755
|
Plan de
l'article
2.1 La désignation des habitants de l'Acadie
- Pour les Français
- Pour les Acadiens
- Pour les Britanniques
2.2 La désignation des Anglais
2.3 Le pays de l'Acadie
3 Les découvreurs
3.1 Les débuts de la colonie
3.2 La Nova Scotia
4.1 Le gouverneur de Razilly
4.2 Le mandat de d'Aulnay
4.3 La population acadienne
4.4 La langue des Acadiens
4.5 L'instruction chez les Acadiens
4.6 La colonisation acadienne
4.7 Le territoire acadien
5 Les autochtones
5.1 Les
Abénaquis
5.2 Les Micmacs
5.3 Les Malécites
|
5.4 La
religion et les langues amérindiennes
5.5 Le sabre et le goupillon
5.6 Le baron de Saint-Castin
6.1 Les raids et
les représailles
6.2 Une lutte sans
merci
7 L'Acadie
continentale (française)
7.1
La rupture de l'équilibre des forces
7.2 Des frontières imprécises
7.3 La préparation à la guerre
8.1 L'organisation de la
colonie
8.2 La période des accommodements
8.3 L'épineuse question du serment d'allégeance
8.4 Une neutralité illusoire
8.5 Les préliminaires au «Grand Dérangement»
- La prise de Louisbourg de 1745
- Le renforcement de la colonie britannique
- L'emprise de Charles Lawrence
9.1 L'ordre de
déportation
9.2 Les
précautions
9.3 Le rôle des gouvernements britannique et français
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Avis: cette
page a été révisée par Lionel Jean, linguiste-grammairien. |
1 L'organisation de la
Nouvelle-France
|
Avant
le traité
d'Utrecht de 1713, la Nouvelle-France
comprenait cinq colonies: le Canada
(incluant les «Pays d'en haut» ou région des Grands Lacs), l'Acadie
(aujourd'hui la Nouvelle-Écosse), la Baie du
Nord (aujourd'hui la baie d'Hudson),
Terre-Neuve (que la
France partageait avec la Grande-Bretagne sous le nom de
Plaisance) et la
Louisiane (voir
la carte agrandie de la Nouvelle-France avant 1713). Le «Pays des Illinois» faisait partie de la Louisiane, mais le «Pays-d'en-haut»
(Grands Lacs) était rattaché au Canada.
Après le traité d'Utrecht, la Nouvelle-France
a vu son territoire réduit, qui comprenait alors le Canada, l'Acadie
continentale (aujourd'hui le Nouveau-Brunswick), l'Île-Royale (le Cap-Breton et
l'île Saint-Jean, aujourd'hui l'île du Prince-Édouard) ainsi que la
Louisiane.
En principe, chacune des
colonies possédait son gouverneur local et son administration
propre. Cependant, la Nouvelle-France était relativement unifiée en
vertu des pouvoirs conférés au gouverneur du Canada, obligatoirement
un militaire de carrière, qui résidait à
Québec, mais qui était en même temps gouverneur général de la
Nouvelle-France. |
Plus précisément, les
colonies de l'Amérique française étaient administrées par un gouverneur local,
mais aussi par un gouverneur général à Québec ainsi que par le roi et ses
ministres à Versailles. Le gouverneur général de la
Nouvelle-France avait effectivement autorité pour intervenir dans les affaires des autres
colonies de l'Amérique du Nord. En temps de guerre, le commandement suprême de
la Nouvelle-France était à Québec, mais après 1748 le gouverneur du Canada ne
put commander les troupes françaises stationnées à Louisbourg, parce que leur
commandement relevait directement de Versailles. En temps normal, le gouverneur local devait
non seulement rendre des comptes au roi et au
ministre de la Marine, mais
également au gouverneur général et à l'intendant de Québec. Certains gouverneurs
généraux ont considéré les colonies voisines comme leur arrière-cour et sont
intervenus régulièrement, souvent même sans en aviser le gouverneur local, tant
à Terre-Neuve, en Acadie qu'en Louisiane. Théoriquement, la
Nouvelle-France était gouvernée par un seul chef militaire pour toutes les
colonies. Toutefois, la distance et les difficultés des communications rendaient la
mainmise du gouverneur général de Québec parfois aléatoire. Les gouverneurs
locaux
communiquaient souvent avec Versailles et les ministres du roi, sans passer par
Québec.
Toutes les colonies de la
Nouvelle-France étaient administrées par le secrétaire d'État à la Marine. Les plus célèbres
ministres furent sans nul doute
Jean-Baptiste Colbert, le comte de Maurepas, le comte de Pontchartrain, Antoine
Rouillé et Étienne-François de Choiseul (voir
la liste). Bref, la France exerçait un contrôle étroit sur ses colonies de
l'Amérique du Nord et avait réussi une unité nécessaire à la défense
de son empire, sans oublier l'Alliance avec la quasi-totalité des nations
amérindiennes du continent. Cette cohésion a d'ailleurs fait longtemps la force de la Nouvelle-France par
opposition aux colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre, toutes divisées
entre elles et peu enclines à coopérer. Le système français suscitait l'envie
des Anglais qui auraient bien apprécié une telle unité pour leurs colonies.
De nos jours, l'Acadie ne bénéficie d'aucune
existence juridique officielle, pourtant elle existe dans une région de
l'Atlantique-Nord, c'est-à-dire dans les provinces Maritimes du Canada: le
Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-Édouard, mais aussi
à Terre-Neuve, au Québec, aux îles de Saint-Pierre-et-Miquelon et dans
l'État du Maine. À
l'époque de la Nouvelle-France, l'Acadie était une colonie française dûment
cartographiée et circonscrite à la Nouvelle-Écosse actuelle, alors que les
Acadiens y étaient dispersés le long du littoral par petites communautés. Pour les
Français, l'Acadie ne comprenait pas le Nouveau-Brunswick actuel, ni l'île
Saint-Jean (île du Prince-Édouard), ni l'île du Cap-Breton, ni les îles de
la Madeleine (voir les cartes sur
l'évolution des établissements acadiens). Pour les Anglais, l'Acadia n'existait pas, car c'était
pour eux la Nova Scotia qui comprenait toutes les provinces Maritimes
actuelles, y compris une partie de la Gaspésie (Québec), à l'exception de Terre-Neuve.
Au cours de
l'histoire de la Nouvelle-France, l'Acadie française, celle qui
constituait le noyau essentiel de la colonie, a juridiquement pris fin en
1713 en devenant la Nouvelle-Écosse transformée pour l'occasion en Acadie
anglaise (ou Acadie péninsulaire). La colonie française a dû se rabattre plus
au nord: ce fut l'Acadie continentale (le Nouveau-Brunswick actuel), alors
peu peuplée et peu développée, et constamment contestée par la
Grande-Bretagne, qui vécut de 1713 à 1755. Puis, en 1763, l'Acadie est juridiquement disparue
avec la Nouvelle-France.
Avec le retour des Acadiens après 1764,
l'Acadie
est réapparue sous une autre forme, avec des
communautés dispersées aux quatre vents, en conservant un nouveau noyau géographique sur le
littoral atlantique du Nouveau-Brunswick (voir
la carte de l'Acadie actuelle). À partir de 1867, les colonies
britanniques des Maritimes sont devenues des «provinces» du Canada.
Aujourd'hui, bien que disséminées au Nouveau-Brunswick, au Québec, en Nouvelle-Écosse, à
l'Île-du-Prince-Édouard, à Terre-Neuve (Port-au-Port),
aux îles Saint-Pierre-et-Miquelon (France) et
dans l'État du Maine (Madawaska, Caribou, Presqu'île, etc.), les Acadiens se
considèrent comme formant une seule et même collectivité. Cette
Acadie-là ne détient aucune valeur juridique, elle est essentiellement historique, culturelle et
identitaire, mais elle existe.
2.1 La désignation des
habitants de l'Acadie
Aujourd'hui, il est normal d'appeler
Acadiens les habitants de l'Acadie d'origine française et issus du
peuplement du XVIIe
siècle. Ainsi, la majorité des francophones du Nouveau-Brunswick sont de
descendance et d'origine acadiennes. Précisons que
l'appellation «Acadien» ne peut plus être associée à tous
les francophones de cette province. De nombreux Acadiens
francophones ont subi l'assimilation à l'anglais et continuent de se définir comme des
Acadiens; d'un autre côté, des francophones du Québec, de l'Ontario ou d'ailleurs (Ouest
canadien, Maghreb, etc.) sont venus s'ajouter à la population acadienne et ne
s'identifient pas du tout comme Acadiens. Cependant, tous ces locuteurs
parlent le français et sont des francophones. Autrement dit, le terme
«francophones» au Nouveau-Brunswick englobe les Acadiens et les autres qui
parlent le français, mais les francophones ne sont pas tous des Acadiens.
De plus, il ne faudrait pas croire que
le terme «Acadien/Acadienne» était très courant à l'époque de la
Nouvelle-France. Il était certes utilisé, mais peu fréquent; il était employé
uniquement par certains administrateurs ou par des visiteurs occasionnels. Même
les Acadiens ne se désignaient pas comme des «Acadiens», mais comme des
«Français»; après 1713, ils se désignèrent comme des «Français neutres», puis
après la
déportation comme des «Acadiens».
- Pour les Français
Pour les Français du XVIIe
siècle, tous les habitants de la Nouvelle-France, que ce soit au Canada, en
Acadie ou en Louisiane, étaient des Français
ou des «sujets du roi» de France. Les mots «Canadiens» et «Acadiens» ne furent à peu près
jamais employés par les
autorités françaises, du moins dans les textes écrits officiels, puisque tout le
monde était français, c'est-à-dire «de citoyenneté française» ou «sujet du roi»
de France.
Dans les textes de l'époque, on ne trouve que les mots
«naturels Français» ou
«Français d'origine». Lorsqu'ils voulaient
désigner de manière particulière les habitants de l'Acadie, les
Français utilisaient généralement les termes «habitants de Port-Royal»,
«habitants des Mines», «habitants de
Beaubassin», «habitants de Port-Royal», etc., selon la localité habitée. Ils employaient occasionnellement
les expressions
«Français d'Acadie», «Français qui occupent l'Acadie» ou encore plus rarement «Français
acadiens».
Après 1713, alors que l'Acadie péninsulaire (la Nouvelle-Écosse) était devenue anglaise, les Français ont appelé
les Acadiens
«Français neutres», comme les Britanniques ("Neutral French"),
parfois «Acadiens neutres» ou simplement «habitants neutres». Jusqu'en 1755, l'année
de la déportation, les textes officiels ne mentionnent à peu près jamais le mot Acadiens,
puisque les Acadiens ne constituaient pas encore un peuple juridiquement distinct.
Ils étaient encore des «Français».
Lorsque les
déportés de la Nouvelle-Écosse arrivèrent en France après 1755, les Français ont
commencé à les désigner autrement que par l'expression «Français neutres», car ils ne l'étaient plus! Outre «sujets du roi», ils furent désignés
comme des «Acadiens» (écrit souvent comme Accadiens), des «Canadiens» et parfois des «habitants
de l'Amérique septentrionale», sans trop faire de distinction à ce sujet. En
fait, le vocabulaire de
l'époque tenait souvent pour synonyme les termes «Acadiens» et «Canadiens».
Le problème s'est posé de façon plus délicate pour les
habitants de la colonie de l'Île-Royale après la chute de Louisbourg en 1758.
Ils n'étaient pas forcément des Acadiens ni des Canadiens, même s'il y en avait un certain
nombre, mais une sorte de Français «hybrides». Une fois rapatriés en France,
ils devinrent des «Français de l'île Royale», des «Français de Louisbourg» ou
des «Français de l'île Saint-Jean» ou encore des «Français de l'Amérique
septentrionale». On pouvait dans tous les cas remplacer le mot «Français» par «habitants
de l'île Royale», «habitants de Louisbourg», «habitants de l'île Saint-Jean»,
etc. Néanmoins, tous les rapatriés ou déportés de ces deux îles ont eu droit en
France à des secours «en tant qu'Acadiens».
En réalité, l'administration française avait confectionné des
listes officielles d'Acadiens, appelée «rôles», destinées à identifier les
personnes nécessiteuses. Pour être inscrits sur ces listes, il fallait débarquer
d'un bateau dûment identifié ou produire un certificat à cet effet; il fallait
de plus être connu ou reconnu par les autres déportés. Inévitablement, des
erreurs et des abus se sont glissés dans ces listes, d'autant plus que
l'inscription sur une telle liste impliquait la promesse de secours de la part
du roi. Il est donc fort probable que certains individus ont réussi à se faire
désigner comme «Acadiens», alors qu'ils ne l'étaient guère. Quoi qu'il en soit,
l'administration distinguait les Acadiens des anciens
habitants de l'île Royale ou de l'île Saint-Jean.
Évidemment, pour les historiens d'aujourd'hui, les habitants
de l'Acadie de l'époque de la Nouvelle-France (dès 1605) sont tous appelés
«Acadiens», alors qu'ils étaient juridiquement encore des «Français» et ne
devinrent effectivement des «Acadiens» qu'après 1755. Il en est ainsi lorsque
certains historiens du XXIe
siècle utilisent le terme «Québécois» pour désigner les habitants de la
Nouvelle-France. C'est un anachronisme!
- Pour les Acadiens
Lorsque l'Acadie
faisait partie de la Nouvelle-France, les Acadiens se
considéraient comme des Français. D'ailleurs, ils
faisaient constamment référence à
leur allégeance «au roi de France», à la Patrie (la France) et à la religion
catholique, la langue française demeurant un élément secondaire. Même après
1713, lors de la cession de l'Acadien à la Grande-Bretagne, les Acadiens sont
restés des «Français neutres», rien de moins. Ils pouvaient tout aussi bien se
présenter comme des «Français» auprès des Français et comme des «neutres» auprès
de l'administration britannique, mais pratiquement jamais comme des «Acadiens».
En fait, l'allégeance des Acadiens au roi de France, leur religion catholique,
leur langue maternelle, les relations familiales et les conditions matérielles
de survie avaient largement préséance sur un quelconque sentiment d'appartenance
au groupe acadien.
Toutefois, après la
déportation de 1755, ils se sont
progressivement désignés comme «Acadiens»,
même s'ils venaient de l'Acadie péninsulaire (Nouvelle-Écosse), de l'Acadie
continentale (Nouveau-Brunswick), de
l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) ou de l'île Royale (île du Cap-Breton).
Toutefois, certains n'hésitaient pas à
s'appeler «Canadiens», mais avec le temps, probablement une dizaine d'années, le terme «Acadien» s'est
imposé, car les exilés acadiens se sentaient
sentaient différents des Français,
et ce, d'autant plus qu'ils étaient considérés socialement comme des Français
«inférieurs».
Sous la Révolution, la France adopta en 1791
une loi officialisant la situation des réfugiés et prévoyant le
recensement, dans tous les départements, de l'ensemble des
«habitants de l'Amérique septentrionale», une expression désignant
indistinctement les Acadiens et les Canadiens.
- Pour les Britanniques
Selon les Britanniques, les Canadiens,
les Acadiens et les Louisianais étaient tous des Français.
Qu'ils soient venus de France ou de la Nouvelle-France, du Canada, de l'Acadie, de la
Louisiane, de l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) ou de Louisbourg, il n'y
avait pas de distinction pour eux, surtout avant la cession de l'Acadie à la
Grande-Bretagne (1713). Par exemple, la guerre de la Conquête (1756-1760) en
Amérique du Nord fut appelée par les Britanniques «French and Indian War»,
c'est-à-dire «la guerre contre les Français et les Indiens», ce qui est
significatif sur l'imbrication des Indiens et des Français, sans distinguer les
Canadiens ou les Acadiens.
Après le traité d'Utrecht de 1713, les
Britanniques ont désigné les habitants francophones de la Nouvelle-Écosse par
l'expression "French neutral" ou "Neutral French",
c'est-à-dire les «Français neutres», mais encore plus fréquemment "Neutrals"
(les «neutres»). On employait aussi les appellations "French peasants" («paysans français»),
"French inhabitants" («habitants français») ou simplement "inhabitants"
(«habitants»). Bien que les Acadiens
fussent devenus juridiquement des «sujets britanniques», il était possible de les
appeler aussi "French of Nova Scotia" («Français de la Nouvelle-Écosse»). C'était
alors une façon de distinguer les "French of
France" ou "French of Europe", les "French of New France" ou "French of Canada".
Jamais les Britanniques n'utilisèrent l'expression "French of Acadia" parce que l'Acadie, en tant qu'entité politique, n'existait
plus. Bref, les Acadiens étaient encore des French, par opposition aux British.
Ainsi, les Britanniques employaient couramment les expressions
suivantes pour désigner tout ce qui était relié aux Français:
French neutral (ou neutrals) |
les Français neutres (ou neutres) |
French subjects |
les sujets français |
French inhabitants |
les habitants
français |
French region
|
la région française |
French occupation |
l'occupation française |
French soldiers |
les soldats français |
French colonial
empire |
l'empire colonial
français |
French colonists in Canada |
les colons français du Canada |
French
administration of Acadia |
l'administration
française de l'Acadie |
French of Nova Scotia |
les Français de la
Nouvelle-Écosse |
French of Canada |
les Français du Canada |
French and Indian War |
la guerre contre les
Français et les Indiens |
Au cours des années qui ont précédé la déportation
de 1755, les Britanniques ont commencé à ne plus considérer les Acadiens comme
des "French Neutral", mais comme des "Acadians". En somme, le terme «Acadien»
s'est imposé universellement pour désigner les habitants de l'Acadie au moment
où, dans les faits, ils n'y habitaient plus et qu'ils n'étaient plus des
Français. Les Acadiens étaient donc devenus un «peuple
distinct» lorsque les Britanniques ont décidé de s'en débarrasser.
Au cours de la colonisation, l'appellation de
«Français» était aussi pour les Britanniques synonyme de «catholiques» ou de
«papistes», ce qui était considéré par les protestants britanniques comme une
caractéristique beaucoup plus dangereuse que simplement «Français». On trouve
aussi dans les documents de l'époque l'expression "French papist", exprimant
ainsi l'infamie dont souffraient les Français aux yeux des Britanniques.
2.2 La désignation des Anglais
Comment appelait-on ceux qui parlaient anglais?
Les sujets de Sa Majesté
britannique étaient
tous des British,
qu'ils fussent anglais, écossais, irlandais, virginiens, pennsylvaniens ou
néo-angleterriens. Ils formaient donc une collectivité unique: celle des
Britanniques. Et les
Français pouvaient les appeler des «Anglais», sans faire la distinction entre
ceux qui habitaient l'Angleterre et les autres sujets de Sa Majesté britannique
en Écosse, au pays de Galles, en Irlande, en Nouvelle-Angleterre, etc.
Les Anglais, quant à eux, ne commettaient pas cette confusion. Les seuls vrais English
venaient d'Angleterre, tout en étant des Britanniques, mais les Britanniques
n'étaient pas forcément des Anglais.
Les Américains n'existaient pas
encore; ils apparaîtraient
avec la guerre de l'Indépendance. C'est donc un anachronisme de
parler des «Américains» avant la reconnaissance officielle des États-Unis en
1783. De même, il a fallu la Conquête de
1763 et l'instauration du Régime britannique pour
que l'appellation de Canadiens soit
systématiquement employée parce que, aux yeux des Britanniques, les Canadiens
n'étaient plus des Français à partir de ce moment-là. Pour les distinguer
d'eux-mêmes, les British les ont appelés Canadians. Néanmoins, les
Canadiens et les Acadiens se désignaient comme des «Français» par oppositions
aux «Anglais», bien que tous ces gens-là ne soient plus des Français ni des Anglais
depuis fort longtemps. C'est un peu comme désigner par les termes «Marocains» ou
«Algériens» des Français nés en France issus de parents maghrébins; ou par
«Italiens», «Allemands», «Anglais», «Français», etc., des citoyens nés au
Canada, mais dont les grands-parents, par exemple, venaient d'Europe.
2.3 Le pays de l'Acadie
Alors que toute l'Acadie faisait encore partie
de la Nouvelle-France (1605-1713), elle constituait une colonie autonome au même
titre que le Canada, la Louisiane et, jusqu'en 1713, la colonie de Plaisance
(Terre-Neuve). Après 1713, il ne restait plus que l'Acadie continentale
(Nouveau-Brunswick), mais cette Acadie n'avait plus de gouverneur attitré, elle était
administrée depuis Québec, sinon de Louisbourg. Par ailleurs, une nouvelle colonie prit
naissance: la colonie de l'Île-Royale qu'on pouvait appeler aussi
«colonie de Louisbourg», laquelle comprenait alors l'île du Cap-Breton et l'île Saint-Jean
(aujourd'hui l'île du Prince-Édouard). Bien
que toutes les colonies de la Nouvelle-France puissent constituer des entités
autonomes les unes des autres, les habitants confondaient souvent la Nouvelle-France, le Canada et
l'Acadie, mais rarement la Louisiane qui, pour eux, n'était pas en «Amérique septentrionale».
Selon les historiens, les Acadiens du XVIIe
siècle utilisaient le
mot «Acadie» pour parler de leur pays, mais le plus souvent ils disaient habiter «au Canada»
ou «en Amérique septentrionale», voire en «Nouvelle-France». Après 1713, ils
disaient habiter «aux
îles du Canada», «à l'île Royale», «à l'île Saint-Jean» ou encore «dans notre pays» ou «au pays natal». Pour les Britanniques, l'Acadia désignait avant tout la Nova Scotia,
la Nouvelle-Écosse ou l'Acadie française d'avant 1713. Le mot Acadia disparaîtra à partir de 1713 pour faire
place uniquement à la Nova Scotia.
Rappelons en même temps que les termes Angleterre (England),
Grande-Bretagne (Great Britain) et Royaume-Uni (United Kingdom)
ne sont pas des synonymes. Le mot Angleterre s'est appliqué au
royaume d'Angleterre jusqu'en 1707 pour faire place
alors à la Grande-Bretagne. En
1801, celle-ci est devenu le Royaume-Uni, officiellement appelé Royaume-Uni
de Grande-Bretagne et d'Irlande jusqu'en 1921 lors de la partition de
l'Irlande, puis
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord. On peut dire aussi
simplement Royaume-Uni. On emploie normalement le terme
Angleterre pour désigner la province historique en la distinguant du pays de
Galles et de l'Écosse, et le terme Grande-Bretagne pour désigner l'île.
Mais il ne convient pas d'employer le terme Angleterre pour désigner le
pays en entier.
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La région de l'actuelle Nouvelle-Écosse fut découverte par
Giovanni Caboto (John Cabot en anglais ou Jean Cabot en français) en 1497,
un explorateur vénitien au service de l'Angleterre, mais elle
avait été sans doute visitée par les Normands dès le XIe
siècle.
Pendant le règne de
Henri IV (1589-1610),
Pierre Dugua de Mons (v. 1560-1628) dirigea
en 1604 une expédition dans
la baie Française (aujourd'hui la baie de Fundy), au cours de laquelle il était accompagné de Jean de Poutrincourt
et de Samuel de Champlain qui y participait en tant qu'explorateur,
géographe et cartographe. C'est cette année-là (1605) que de Mons donna des
noms à certains lieux: La Hève, cap Nègre,
baie Sainte-Marie, cap Sable, baie Française, Port-Royal, fleuve Saint-Jean,
rivière Sainte-Croix, etc. |
3.1 Les débuts de la
colonie
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Pierre Dugua de Mons fonda une colonie à l'île
Sainte-Croix (aujourd'hui Dochet island, située dans le Maine et administrée par le
Nouveau-Brunswick), mais la moitié des hommes de son
expédition (36/80) décéda du scorbut durant l'hiver. La colonie se déplaça
à l'été 1605 à Port-Royal, sur la rive nord du bassin d'Annapolis, où fut
construite une «habitation» constituée de bâtiments groupés autour d'une cour
centrale (voir l'illustration sur le timbre commémoratif du 400e de Postes Canada
- 1605-2005). En raison d'un financement insuffisant, les colons français quittèrent les lieux en 1607.
Le deuxième gouverneur de l'Acadie, Jean de Poutrincourt,
revint à Port-Royal en 1610 pour y établir une véritable colonie française. Le
16 mai 1613, débarquèrent à La Hève 48 colons français, qui s'installèrent un
peu plus tard au sud de l'île des Monts-Déserts à un endroit désigné comme
Saint-Sauveur (ville actuelle de Town of Lamoine, Maine). |
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Mais les Anglais veillaient au grain. Ils n'acceptaient pas que les Français
puissent s'installer aussi près de la Nouvelle-Angleterre. Fort des prétentions
de l'Angleterre, le gouverneur de la Virginie, Thomas Dale, commanda à Samuel Argall, un aventurier et un officier anglais, d'aller déloger les Français de
Saint-Sauveur.
Le petit établissement fut saccagé, leur navire (le Jonas) fut
saisi et les colons furent faits prisonniers et amenés à Jamestown (Virginie). Argall planta ensuite une croix au
nom du roi d'Angleterre sur le site de Saint-Sauveur, puis détruisit ce qui
restait de l'établissement de Sainte-Croix. Enfin, il se rendit à Port-Royal
dont il incendia tous les bâtiments. L'Acadie fut renommée Nova Scotia.
De 1613 jusqu'en 1632, la région vécut sous un régime anglais, mais les Français continuèrent d'y faire la traite des fourrures et de
pratiquer la pêche. On aurait pu croire, dès cette époque, que tout était terminé
pour l'Acadie
française!
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3.2 La Nova Scotia
En 1621, Jacques Ier,
roi d'Angleterre, avait concédé une charte à l'Écossais William Alexander
(v. 1567-1640) qui fonda la Nova Scotia, malgré la présence
des Français. Le territoire accordé comprenait alors ce qu'on
appelle aujourd'hui la Gaspésie, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse ainsi
que l'île du Cap-Breton, les îles de la Madeleine et l'île du Prince-Édouard (voir
la carte du territoire concédé). Port-Royal était alors sous occupation anglaise et comptait
une petite colonie britannique, dont un bon nombre d'Écossais. Lorsque la France
récupéra Port-Royal en 1632 à la suite du traité de
Saint-Germain-en-Laye, la plupart des colons écossais et anglais
quittèrent les lieux. Cependant, les colons de la Nouvelle-Angleterre
découvrirent que le traité de 1632 ne définissait pas les frontières de
l'Acadie. L'article 3 du traité ne faisait que rendre à la France «lesdits
lieux» occupés par les Anglais, soit ceux de Port-Royal en Acadie, du Cap-Breton
et du fort de Québec (l'Habitation de Champlain) au Canada. Par la suite, les
colons de la Nouvelle-Angleterre
n'abandonneront
plus leurs prétentions sur le territoire de l'Acadie.
À la signature du traité de Saint-Germain-en-Laye
en 1632, l'Acadie, le Canada, Plaisance, la Baie-d'Hudson et la
Louisiane formaient les différentes colonies de la Nouvelle-France. En principe, chacune des
administrations locales, avec à sa tête un gouverneur, était subordonnée au gouverneur général de la
Nouvelle-France (en même temps gouverneur du Canada), qui résidait à Québec. En
ce qui concerne l'Acadie, le gouverneur local devait non seulement rendre des
comptes au roi et au ministre de la
Marine, mais devait aussi dépendre de l'autorité directe du gouverneur général et de l'intendant
de Québec. Certains gouverneurs généraux, tels le comte de
Frontenac, considéraient l'Acadie
comme leur arrière-cour et intervenaient militairement de façon régulière,
souvent même sans en avertir le gouverneur de l'Acadie. C'est que,
juridiquement, l'Acadie était une division administrative au même titre que
Montréal et Trois-Rivières. En temps de guerre, le commandement suprême était à
Québec, pas à Port-Royal, ni à Louisbourg, ni à La Nouvelle-Orléans. Mais la
distance et les difficultés des communications rendaient la mainmise du
gouverneur général plus aléatoire. De plus, la véritable autorité était à
Versailles, non à Québec. C'est pourquoi certains gouverneurs de l'Acadie
n'hésitaient pas à correspondre directement avec le ministre des Colonies et à
passer outre l'étape hiérarchique de Québec. Évidemment, étant soumis ainsi à des
autorités multiples, tant en France qu'au Canada, les pouvoirs du gouverneur de
l'Acadie en étaient d'autant plus limités.
4.1 Le gouverneur de Razilly
La création de la Compagnie des Cent-Associés par le
cardinal de Richelieu en 1627, durant le règne de
Louis XIII, avait signifié le retour de la France en
Amérique du Nord, notamment en Acadie. En 1631, le gouverneur
Charles de Saint-Étienne de la Tour
avait construit un fort au Cap-Sable et un autre à Saint-Jean. Charles de La
Tour épousa une Indienne micmac; plusieurs de ses compagnons firent de même. Les
Métis, nés de Charles de La Tour et de ses compagnons d'aventure allaient former
des familles de «sang-mêlés». Il deviendront plus tard des alliés naturels des
premières familles françaises qui s'établiront en Acadie qui
allait rester française, sans interruption, jusqu'en 1654, soit
durant vingt-deux ans.
Le nouveau gouverneur de l'Acadie,
Isaac de
Razilly, arriva à La Hève le 8 septembre 1632. Il avait choisi ce petit port
situé sur la côte est de la péninsule pour y établir son quartier général et en
faire la capitale de l'Acadie. On y construisit un fort (Sainte-Marie-de-Grâce),
des maisons, un magasin, une chapelle pour les capucins et d'autres bâtiments à
l'intention des familles et des ouvriers. Razilly avait amené avec lui de 12 à
15 familles originaires de l'ouest de la France.
À son arrivée en Acadie, le gouverneur de
Razilly était accompagné d'un explorateur et marchand du nom de Nicolas Denys
(1603-1686), originaire de La Rochelle mais né à Tours.
|
En 1653, Nicolas Denys obtint la concession de pêche de l'île
Saint-Jean. En fait, Nicolas Denys avait obtenu la concession de
toutes les terres, îles et régions du littoral continental,
comprenant un territoire qui s'étendait depuis le Cap-des-Rosiers,
sur la côte de Gaspé, en passant par toute l'Acadie continentale,
l'île Saint-Jean, l'île Royale, jusqu'aux îles de la Madeleine. Il
s'agissait d'un territoire maritime immense, dont seul un roi
pouvait en principe revendiquer l'équivalent en Europe. La propriété
de Nicolas Denys équivalait à la totalité du littoral atlantique
français, rien de moins. Tous les sites de pêche du golfe
Saint-Laurent lui revenaient en exclusivité, mais il était tenu d'y
implanter des établissements permanents et d'y amener des colons, ce
qui fut pratiquement un échec. |
Après un séjour de
quarante ans en Nouvelle-France, Nicolas Denys retourna en France pour publier
en 1672 le résultat de ses observations en terre d'Amérique sous le titre de
Description géographique et historique des côtes de l'Amérique septentrionale,
avec l'histoire naturelle de ce païs (Paris), un livre qu'il avait écrit à
Nipisiguit (baie des Chaleurs en Acadie continentale). Cet ouvrage demeure
encore aujourd'hui l'un des plus précieux documents du
XVIe
siècle sur l'Acadie et la
Nouvelle-France. Autrement dit, Nicolas Denys doit sa célébrité à son livre
(publié en deux tomes), dont la valeur historique est considérable, plutôt qu'à
son rôle comme explorateur ou entrepreneur.
Une fois les travaux d'établissement terminés,
de Razilly décida de
reprendre possession de Port-Royal où il se présenta à la mi-décembre de 1632.
Le commandant de la garnison, le capitaine Andrew Forrester, lui rendit le poste
sans coup férir. La plupart des colons anglais acceptèrent d'être ramenés en
Angleterre, mais plusieurs choisirent de demeurer sur place avec les colons de
Razilly. En 1634, afin d'améliorer les possibilités de la traite des fourrures,
Razilly construisit un port fortifié à Canseau, qu'il nomma fort Saint-François.
Au début de 1635, Razilly reprit le fort de Pentagouet (écrit aussi
Pentagouët; Penobscot en anglais) sur la rivière Pentagouet (Penobscot);
le traité de Saint-Germain le rendit à la France, mais les troupes de la
Nouvelle-Angleterre ne l'avaient, dans les faits, jamais abandonné. Le fort fut
repris au mois
d'août et ses occupants, chassés. Razilly partagea le contrôle de l'Acadie avec
Charles de La Tour; il se réserva la partie sud-ouest de la péninsule acadienne
et le territoire près du fleuve Saint-Jean. Razilly décéda en 1636, laissant à
son frère Claude de Razilly la responsabilité de la colonie de l'Acadie. Bien
qu'il soit difficile de déterminer leur nombre réel, on peut estimer à environ
120 les colons que les frères Razilly amenèrent en Acadie à titre permanent.
4.2 Le mandat de Charles de Menou d'Aulnay
Mais Claude de Razilly ne vint jamais en Acadie; il nomma
Charles de Menou d'Aulnay en
tant que lieutenant pour gouverner en son nom et administrer la compagnie en Acadie,
tandis qu'il gérait les opérations à partir de la France. D'Aulnay fit à nouveau
de Port-Royal la capitale de l'Acadie. La plupart des colons de La Hève
vinrent graduellement s'établir à Port-Royal, où le développement agricole prit
un bon essor.
Pendant ce temps, l'ancienne administration bipartite se poursuivait en
Acadie, sous l'autorité de la Compagnie de la Nouvelle-France. D'Aulnay
commandait Port-Royal et La Hève, alors que La Tour commandait le cap de Sable
et le fleuve Saint-Jean. Chacun touchait la moitié de la traite et avait un
droit de contrôle sur l'autre. Ce système ne pouvait qu'engendrer des conflits
d'intérêts. D'Aulnay déclencha en 1640 une politique de confrontations violentes
et coûteuses contre son rival Charles de La Tour.
|
Après une longue guerre civile,
Charles de Menou d'Aulnay fut
désigné officiellement comme gouverneur de l'Acadie en 1647. Il faut quand même
souligner que, en
raison de son engagement pour la colonisation, Charles d'Aulnay contribua
considérablement à
l'essor de l'Acadie. Il fit construire trois forts en y maintenant des
garnisons; il avait amené de France une vingtaine de familles et, pour les
établir, il avait défriché des terres à Port-Royal, Pentagouet et au fleuve
Saint-Jean. Pour ravitailler les Acadiens, il avait fait venir, chaque année,
trois ou quatre navires de France. Il avait fait ériger deux moulins et
construire deux petits navires et des chaloupes. Il avait aussi fondé deux
écoles et laissé, à sa mort en 1650, une population d'environ 500 habitants
répartie en quatre agglomérations (Port-Royal, Pantagouet, La Hève et Saint-Jean)
et desservie par 12 prêtres (tous des capucins). La colonie qu'il laissa en
Acadie était suffisamment bien enracinée pour résister aux treize ans
d'occupation anglaise (de 1654 à 1667), qui allaient suivre. L'Acadie redeviendra
française après 1667, pour vingt-trois ans. |
4.3 La population acadienne (après 1671)
À la demande de l'intendant Talon de Québec, le gouverneur
Hector d'Andigné de Grandfontaine fit appel
au récollet Laurent Mollin, curé de Port-Royal, pour procéder à un recensement
en visitant systématiquement toutes les maisons. D'après le recensement (probablement
incomplet) de 1671, l'Acadie comptait 441 habitants, dont 363 à Port-Royal
répartis en 68 familles. Autrement dit, 82 % de toute la population
résidait autour de Port-Royal.
Ces Acadiens étaient issus des premières familles
arrivées avec Isaac de Razilly
en 1632 et Charles de Menou d'Aulnay
en 1635. Il y avait aussi un petit nombre de soldats démobilisés et d'anciens matelots
ainsi que des Écossais mêlés aux Français. D'après le tableau suivant, il
restait 78
personnes menant une existence indépendante et disséminées à Pentagoët (dont 25
soldats), à Pobomcoup (Cap-Sable), Cap-Nègre (ou Cap-Neigre), Mouskadabouet,
Rivière-aux-Rochelois et Saint-Pierre au Cap-Breton.
Lieu |
Port-Royal |
Pentagoët |
Cap-Nègre |
Pobomcoup |
Mouskadabouet |
Rivière-aux-Rochelois |
Saint-Pierre
(Cap-Breton) |
Total |
Population totale |
363 |
27 |
14 |
14 |
13 |
3 |
7 |
441 |
Source : Statistique Canada.
1667 Tableau I -
Familles, adultes, enfants, soldats, âges, 1671.
Ont été omis dans ce dénombrement 16
Français et Métis à La Hève, sur la côte est. Il y avait aussi quelques
colons près du fleuve Saint-Jean et à proximité du fort Jemsek. Il faudrait aussi
mentionner un
poste de traite à Beaubassin (Chignectou) et une concession seigneuriale à
Miramichi. En 1632, le cardinal de Richelieu, un ennemi juré des huguenots,
avait exigé que les colons destinés à l'Acadie soient «Français, catholiques
et de mœurs irréprochables».
Dans une lettre en date du 11 mars 1671 au gouverneur
de Grandfontaine,
le ministre Colbert demandait d'établir en Acadie des pêcheries sédentaires et
d'inciter au mariage les soldats
qui étaient sous son commandement:
Le principal
point auquel vous devez vous appliquer est de travailler par toutes
sortes de moyens à l'établissement des soldats et des familles dans
les postes de Port-Royal, Pentagoët, Rivière-Saint-Jean, et dans
toute l'étendue de la côte qui appartient à Sa Majesté, en les
aidant de tous les secours qui sont en vos moyens et en les
maintenant en paix et en repos, en sorte que, se voyant bien traités
et à leur aise, d'autres Français soient conviés d'aller habiter ce
pays-là. |
Ces soldats venaient du régiment de
Carignan arrivé en 1665. Après leur licenciement en 1668, plusieurs soldats
s'établirent en Acadie. En 1671, le gouverneur
Grandfontaine résidait à Pentagoët
avec sa compagnie, mais le siège administratif de la colonie demeurait
à Port-Royal. Il
faut considérer que la garnison comptait 25 soldats, tous à
Pentagouet. Il devait y avoir aussi quelques individus à La Hève, au fort Saint-Jean, dans la baie
des Chaleurs et à Percé. À la fin de l'année 1671, Port-Royal et les régions
avoisinantes abritaient une population de 373 habitants répartis en 68
familles. On dénombrait aussi 380 bêtes à cornes, 406 moutons et
364 arpents de terre cultivée à Port-Royal. L'Acadie n'était donc pas une
destination très populaire en France. Pour certains militaires français, la
colonie était même vue comme une sorte de punition. Sur les instructions du ministre Colbert,
une cinquantaine de nouveaux colons quittèrent La Rochelle en 1671 pour
s'installer en Acadie.
Lieu (Statistique Canada), 1686, Acadie |
Population |
Port-Royal |
592 |
Beaubassin (Chignectou) |
127 |
Les Mines |
57 |
Isle Percée |
26 |
Chedabouctou |
21 |
La Hève |
19 |
Fleuve Saint-Jean |
16 |
Cap-de-Sable |
15 |
Miramichi |
6 |
Népissigny (Nipisiguit
> Bathurst) |
6 |
Total |
885 |
|
Le recensement de 1686 révèle la
répartition suivante: 592 personnes à Port-Royal, 127 à Beaubassin, 57 aux
Mines, 26 à l'île Percé, 21 à Chedabouctou, 19 à La Hève, 16 à
Saint-Jean, 15 au Cap-de-Sable, 6 à Miramichi et 6 à Népissigny (Nipisiguit,
aujourd'hui Bathurst). Ce que les Français appelaient alors les «isles
Percées» regroupaient le rocher Percé, l'île Bonaventure et l'île
Plate, connues aussi sous le nom de «îles de Gaspé». À ce nombre
il faudrait ajouter 49 individus établis autour du fleuve
Saint-Jean: 24 dans la seigneurie de Fréneuse, 11 dans celle de
Jemsek, 14 à Nataxouat.
Les Acadiens étaient avant tout des agriculteurs, même si
plusieurs faisaient de la pêche et la traite des fourrures. Le bétail
constituait leur plus grande richesse. Comme la colonie manquait de tout, la
Nouvelle-Angleterre devenait le débouché commercial le plus naturel. Les
Acadiens vendaient du bétail aux Bostonnais contre des tissus et autres articles
indispensables. Selon les historiens, les Acadiens constituaient un peuple rural
profondément religieux, aux mœurs simples, possédant peu d'instruction,
entretenant peu d'ambition et vivant relativement vieux. |
|
Le peuplement initial en Acadie se limitait essentiellement à trois régions:
Port-Royal
dans la baie
Française,
Beaubassin
(1670) dans l'isthme de Chignectou et
Les Mines
(1682) au
fond de la baie Française dans le bassin des Mines. À partir de ces
régions, de nombreux autres villages furent fondés.
Si l'on peut
retenir l'année 1604 comme le début du peuplement en Acadie, la
véritable colonisation n'a commencé qu'à partir de 1632 durant
l'administration du gouverneur
Isaac de Razilly
qui a amené les premières familles françaises en Acadie. |
À partir de la fin du XVIIe
siècle, la France n'enverra plus d'immigrants en Acadie, la
situation politique étant jugée trop instable. Et les autorités
françaises avaient toujours la hantise de ne pas dépeupler la France
au profit des colonies!
Après 1670, l'immigration resta famélique : seulement 61 hommes
(presque tous célibataires) et cinq femmes s'installèrent en Acadie. Ces
immigrants étaient
originaires du Canada ou de différentes provinces de France, mais il
y avait aussi quelques Irlandais parmi eux. Bien que la la plupart de ces
immigrants fussent de religion catholique, certains étaient protestants
(huguenots). En effet, plusieurs Français protestants s'installèrent dans les
régions de Beaubassin et de Grand-Pré, découvertes en 1681, où ils deviendront
des «défricheurs d'eau» en utilisant des «aboiteaux», technique empruntée aux
Hollandais pour assécher une partie du marais poitevin, ce qui leur permit de
gagner sur la mer ou les rivières des terres fertiles. Après la déportation de
1755, les huguenots s'assimileront aux catholiques.
En 1701, la population acadienne atteignait 1300 habitants.
Port-Royal comptait pour un peu moins de la
moitié. Il y en avait 189 à Beaubassin, 400 aux Mines, 150 à Richibouctou, les autres étant dispersés en
petits groupes au Cap-Sable, à La Hève, à Canceau.
4.4 La langue des Acadiens
|
Au début du XVIIIe
siècle, la
plupart des immigrants français qui s'étaient établis en Acadie étaient
installés le long du littoral de l'actuelle Nouvelle-Écosse (voir
la carte de 1700), notamment autour de la baie Française (aujourd'hui la baie de Fundy). Ces colons
venaient tous de la province française
du Poitou. Contrairement aux immigrants de la vallée du Saint-Laurent, qui
étaient originaires de plusieurs provinces de France, les premiers locuteurs de
l'Acadie ont été géographiquement circonscrits à quelques villages du Poitou: Martaizé, d'Aulnay, d'Angliers, de La Chaussée et de Guesnes, auxquels il
convient d'ajouter le village d'Oiron. Ces six villages étaient tous situés dans le
nord-est du Poitou (voir la
carte régionale), zone qui fait partie aujourd'hui du
département de la Vienne (86).
Le Poitou n'a plus
d'existence administrative, puisque cette ancienne province est
disparue depuis la fin du XVIIIe
siècle au profit des régions et des départements. Le peuplement de l'Acadie
résulte d'un transfert important d'agriculteurs sédentaires du
Poitou, alors que
les immigrants des autres colonies française, y compris le Canada,
étaient majoritairement des «gens de métier» et des artisans, avec
une préférence marquée pour la vie itinérante (coureurs des bois,
voyageurs, explorateurs, etc.). |
Les colons français du Poitou
parlaient tous poitevin avant leur arrivée en Acadie. Mais le poitevin n'était
pas uniforme et était en grande partie influencé par l'angevin (parlé dans
l'ancienne province d'Anjou). De plus, la région du
Poitou était une zone de transition entre le Nord et le Sud, où se rencontraient
les parlers méridionaux et ceux du Nord, c'est-à-dire
les langues d'oïl et les langues d'oc.
Ces colons étaient des paysans, des pêcheurs et
des artisans, et la
plupart ne savaient ni lire ni écrire. Néanmoins, avec le temps, et parce qu'ils
habitaient une colonie française, ils durent apprendre la langue française. Les
Acadiens en vinrent rapidement à parler une langue
fortement
apparentée au français populaire employé dans les
villes de France au début du
XVIIe siècle. Toute la vie officielle, que ce
soit à Port-Royal, dans les forts ou dans les armées, y compris les milices
acadiennes, se déroulait en «français du roy». Ce français véhiculé par les
Acadiens n'empêchait nullement ces derniers d'avoir recours à de nombreux
acadianismes d'origine poitevine.
Les linguistes ont relevé 283 «poitevinismes»
dans le lexique acadien, lesquels peuvent aussi être d'origine angevine. Ainsi,
les termes buîtereau («coteau»), planche («plat» pour un terrain),
fourgailler («tisonner»), dégrucher («descendre») étaient aussi
bien connus en Anjou qu'au Poitou. Les poitevinismes sont employés assez
couramment encore aujourd'hui au Nouveau-Brunswick (Shippagan, Saint-Antoine,
Sainte-Joseph, Acadieville, Petit-Rocher, etc.), en Nouvelle-Écosse (Chéticamp,
Pointe-de-l'Église, etc.), à l'île-du-Prince-Édouard (Mont-Carmel) et au Québec,
notamment aux îles de la Madeleine et en Gaspésie (Carleton, Bonaventure,
Pasbébiac, etc.).
Yves Cormier, l'auteur du Dictionnaire du
français acadien (1999), estime que 90 % de tous les
acadianismes
(voir l'article de Jaromir Kadlec)
sont d'origine française, alors que 6 % seraient empruntés à l'anglais, 3 % aux
langues amérindiennes et 1 % seraient d'origine incertaine. Parmi les
acadianismes d'origine française, nous trouvons des archaïsmes et les
dialectalismes souvent empruntés au Poitou (d'où les poitevinismes), dont
beaucoup de mots liés à l'agriculture et à la vie maritime, puis des mots issus
du français populaire des
XVIIe
et
XVIIIe
siècles.
Au total, 815 colons français sont
partis pour la Nouvelle-France, plus précisément en Acadie. En réalité,
une
cinquantaine de familles poitevines constituent la souche principale du peuple
acadien, car il ne viendra à peu près plus
d'autres Français pour contribuer au
peuplement de la colonie acadienne, sauf un certain nombre de militaires
démobilisés qui choisiront de rester en Acadie et de prendre pour épouses des
jeunes filles dans les familles acadiennes.
Vers
1650 (voir la carte des frontières), l'Acadie comptait
environ 400 habitants, alors que la Nouvelle-Angleterre en comptait déjà plus de 28 000.
Après trois ou quatre générations, les habitants des différents établissements
acadiens étaient reliés les uns aux autres par des liens de parenté très
étroits. Cette homogénéité de la population créa la «grande famille acadienne».
Elle explique aussi la grande cohésion et la grande solidarité des Acadiens,
même au cours des longues années qui ont suivi la déportation. Les seuls
«étrangers» en Acadie étaient les administrateurs (en nombre infime), les
soldats, les quelques grands commerçants et les missionnaires qui, presque tous
d'origine française, prenaient fait et cause pour les Acadiens. Il fallait
compter aussi sur les autochtones, les Micmacs, les Abénaquis et les Malécites, qui demeuraient
de précieux alliés pour les Acadiens.
4.5 L'instruction
chez les Acadiens
Durant le
Régime français, soit jusqu'en 1713 en Acadie péninsulaire, la colonie était
servie par une quarantaine de religieux et de prêtres séculiers. Ils furent à la
fois des ministres du culte, mais aussi des instituteurs, des guides politiques
et des arbitres pour régler des conflits tant privés qu'institutionnels. Avant
l'ouverture des écoles, ce sont des missionnaires qui assuraient l'éducation aux
jeunes Acadiens qui offraient des meilleures dispositions pour apprendre à lire
et à écrire. L'instruction était offerte dans des «écoles du dimanche» lorsqu'un
prêtre était dûment affecté à une paroisse. Les parents plus fortunés envoyaient
leurs enfants à Québec ou en France. De façon générale, les missionnaires,
d'abord des jésuites, puis des récollets et des capucins, avaient surtout pour
tâche d'enseigner la religion aux jeunes Amérindiens afin de les convertir à la
religion catholique.
En 1701,
une première école pour les Acadiens fut ouverte à Port-Royal sous la
direction des religieuses de la Congrégation de la Croix venues expressément de
France. Mais la première véritable école de Port-Royal fut fondée en 1703 par le
père Patrice René. Quelques années plus tard, une autre école vit le jour à
Saint-Charles-des-Mines (Grand-Pré) grâce aux bons offices de l'abbé Louis
Geoffroy. Il y en eut aussi à La Hève, à Canseau et à Nipisiguit. Dans
l'ensemble, peu d'Acadiens savaient lire; écrire était encore plus rare.
Dès 1632
ou 1633, un premier «séminaire» fut fondé et il fut suivi par plusieurs autres.
À cette époque, il n'était pas question de fonder une institution, du moins en
Acadie, pour former des prêtres.
Ces «séminaires» correspondaient à de
petites écoles destinées aux autochtones. En témoigne cette lettre de
Louis XIV
en 1647 :
Nous sommes informé que le Sieur d'Aulnay a
érigé un séminaire dirigé par plusieurs capucins pour l'instruction des enfants
sauvages. |
Tous les missionnaires durent apprendre
les langues des Indiens, notamment le micmac, l'abénaqui et le malécite. Ils
apprenaient aux enfants quelques rudiments de français. Il existait dans
certaines paroisses plus importantes des «séminaires» pour les enfants acadiens,
les Amérindiens et parfois les filles de colons. Cependant, il fut toujours
difficile de maintenir ces écoles pour des raisons financières parce que ces
établissements ne recevaient aucun secours du Trésor royal. C'est généralement
le gouverneur qui devait entretenir ces écoles à même sa cassette personnelle.
Normalement, les élèves restaient à l'école quelques mois, mais certains ont pu
la fréquenter jusqu'à un an, rarement deux ans.
4.6 La colonisation acadienne
Le peuplement en Acadie révèle que les habitants ont préféré
cultiver les terres d'alluvions près de la mer, au fond de la baie Française,
plutôt que de défricher des terres hautes. C'est que l'amplitude des marées,
parmi les plus hautes au monde, permettaient l'assèchement des terres
basses sans que l'eau salée ne puisse y pénétrer. Venant du Poitou et de la
Saintonge, deux régions marécageuses de France, les colons acadiens savaient
comment construire de puissantes digues (les «aboiteaux») pour mettre rapidement en culture des sols
fertiles assurant la subsistance de la colonie, malgré les guerres incessantes.
Le tableau qui suit illustre la croissance respective des trois régions majeures
de peuplement, Port-Royal, Beaubassin et Les Mines:
Année |
Port-Royal |
Beaubassin |
Les
Mines |
1671 |
350 |
127 |
- |
1686 |
583 |
119 |
57 |
1693 |
499 |
174 |
305 |
1698 |
575 |
- |
- |
1701 |
456 |
188 |
487 |
1703 |
504 |
246 |
527 |
1707 |
570 |
326 |
677 |
1714 |
900 |
345 |
1031 |
1730 |
900 |
1010 |
2500 |
1737 |
1406 |
1816 |
3736 |
1748-1750 |
1750 |
2800 |
5000 |
Source: ROY, Muriel K. «Peuplement et
croissance démographique en Acadie» dans Les Acadiens des
Maritimes, Moncton, Centre d'études acadiennes, Université
de Moncton, 1980, p. 148.
Au début de la colonie,
Port-Royal était la région la plus peuplée, mais graduellement la région de Beaubassin
et surtout celle des Mines surpassèrent la région de la capitale. Comme
l'Acadie était aux portes de la Nouvelle-Angleterre et que les moyens mis à
la disposition des administrateurs demeuraient limités, les pêcheurs
acadiens et les pêcheurs anglais de Boston avaient des contacts fréquents.
|
La pénétration économique et
commerciale de la colonie du Massachusetts en Acadie devint une constante durant
tout le Régime français. Les communications avec la France étant
sporadiques, la colonie manquait de tout. Or, la puissance commerciale des
Bostonnais pouvait compenser admirablement, car la France n'était pas en mesure de
rivaliser avec les Britanniques.
À l'époque, la colonie du
Massachusetts comprenait l'actuel État du Massachusetts (la partie sud) ainsi qu'une
partie du Maine actuel (la partie nord), la frontière demeurant floue au nord avec
la Nouvelle-France, et à l'ouest, ce qui
constitue aujourd'hui le comté d'Aroostook dans le
Maine
créé en 1819
et intégré dans
l'Union le 15 mars 1820 . C'est pourquoi la colonie du Massachusetts considérait
le territoire de l'Acadie comme l'une de «ses» zones. L'extension du
peuplement acadien dans la baie Française (baie de Fundy) ne pouvait
qu'accroître l'insécurité des Britanniques, surtout en raison des attaques
incessantes des Micmacs et des Abénaquis à la solde des Français. Quant aux Acadiens, ils
essuyaient les représailles des attaques anglaises. Autant le moral faiblissait
sur le front acadien, autant celui des colons de la Nouvelle-Angleterre
s'affermissait.
|
À partir des années 1670, le peuplement de
l'Acadie deviendra un peu plus diversifié. Le gouverneur général de la
Nouvelle-France concédera des seigneuries à de nombreux Canadiens qui
s'établiront alors en Acadie, surtout dans la baie des Chaleurs et dans la région
de Beaubassin. Au total, il y eut 55 seigneuries en Acadie, mais
la plupart des seigneurs ne se
préoccupèrent guère d'exploiter leur territoire et de le peupler: la superficie
des seigneuries était trop grande
et le gouvernement colonial n'exerçait aucun contrôle.
Seules quelques rares seigneuries (Beaubassin, Port-Royal et Cobeguit) connurent un
peuplement et la colonisation.
L'Acadie
fut tellement
négligée que les gouverneurs successifs de la colonie ont dû changer de
capitale en fonction des besoins du moment. Il y eut surtout Port-Royal,
mais aussi Pentagouet, Fort Saint-Jean, Beaubassin, Jemsek et Nataxouat.
Cette mobilité dans le choix d'une capitale locale témoignait de
l'insécurité et du désarroi des administrations coloniales. Les
gouverneurs, tous nommés par Versailles, étaient mal payés et laissés à
eux-mêmes, livrés à toutes les tentations et tous les abus. Les documents
historiques attestent la
misère des fortifications de Port-Royal, ainsi que la pauvreté et l'exiguïté
des maisons des paysans, dispersées ça et là. Les Acadiens pratiquaient généralement une économie
de subsistance dans une colonie où n'existait aucune ville. Seule une très petite élite française accédait à la culture au
sein d'une société rurale où l'écrit demeurait une dentée rare. La plupart
des Acadiens vivaient à l'écart de l'État, ne payaient pas d'impôt
et se méfiaient des levées d'hommes (miliciens) pour la guerre.
En 1701, le
gouverneur Brouillan se
plaignait du caractère indocile des Acadiens en ces termes: «Les habitants
des Mines sont à demi républicains, très indépendants de caractère, et
habitués à décider de tout par eux-mêmes.» Les Acadiens formaient
ainsi une communauté agricole autosuffisante formée de petits producteurs
indépendants, familièrement nommés «habitants». Seuls une poignée de
Français pratiquaient un commerce véritable. L'annexion de l'Acadie en 1713
n'allait pas encore mettre fin à cette minuscule société, mais elle
introduisait l'avènement du capitalisme et des grands commerçants
anglo-saxons arrivés de la Nouvelle-Angleterre.
4.7 Le territoire acadien
|
L'Acadie, du moins telle qu'elle existait en 1700, c'est-à-dire
en tenant compte de la population résidante, ne comprenait
essentiellement que la
Nouvelle-Écosse actuelle, sans l'île du Cap-Breton, ainsi qu'une partie du Maine actuel, à
l'est de la rivière Kennebec. L'Acadie continentale (le
Nouveau-Brunswick) ne comptait que de petits villages le long de
la baie Française (baie de Fundy), sur les bords du fleuve Saint-Jean au sud et
dans l'isthme de Chignectou, notamment à Beaubassin.
Pour le reste, les frontières de la colonie de l'Acadie sont toujours
demeurées fluctuantes, surtout à l'ouest. Avant 1713, les gouverneurs de Port-Royal
administraient l'Acadie péninsulaire et, en Acadie
continentale, seulement le long de la baie Française jusqu'à la rivière Kennebec, dont Pantagouët fut l'ultime limite avec la Nouvelle-Angleterre. Pour plus de précision,
consulter la carte de l'Acadie en 1700
en cliquant ICI, s.v.p.
|
Seuls des pêcheurs bretons, basques et malouins occupaient durant la saison
estivale des sites à l'île du Cap-Breton et à l'île Saint-Jean. En 1700, à
l'exception du bourg de Port-la-Joy de l'île Saint-Jean, il ne restait que le
fort Sainte-Anne au Cap-Breton, le fort de Simon Denys ayant été abandonné en 1659.
À la même époque, une autre colonie française faisait concurrence à
l'Acadie, Plaisance sur
l'île de Terre-Neuve, une colonie
royale distincte de l'Acadie, fondée en 1662, au sud-ouest de la péninsule d'Avalon.
Au même moment, la
"Newfoundland" restait la colonie des Anglais qui avaient installé leur
capitale à Saint John's, au nord-est de la même péninsule. Il n'y avait
pas d'Acadiens dans la colonie de Plaisance.
Ainsi, l'île de Terre-Neuve comptait deux colonies: une anglaise, la
"Newfoundland", l'autre française, Plaisance.
À la mort d'Henri IV en 1610, la régente Marie de
Médicis décida d'envoyer deux jésuites à Port-Royal. Ceux-ci arrivèrent le 27
mai 1611. Le premier souci des pères Biard et Massé fut d'instruire les enfants
indigènes. Comme c'était courant à l'époque, les autochtones étaient désignés
par le terme Sauvages (mais par
Indians ou
Indiens par les Britanniques). Ces mots n'avaient en principe
rien de dépréciatif, surtout pour les Acadiens qui avaient besoin de l'alliance
des Indiens. Mais les officiers français les
considéraient aussi comme des «brutes» et des «païens» qu'ils
fallait convertir ou exterminer. Ils les regardaient généralement avec mépris,
mais estimaient qu'il était préférable de les avoir avec eux plutôt que contre
eux. En Nouvelle-France, on employait aussi le mot «Barbares» pour désigner les
autochtones ennemis des Français, en l'occurrence les Natchez en Louisiane,
alors qu'au Canada le même terme était synonyme d'«Iroquois». En Acadie, les
Français n'avaient pas d'ennemis amérindiens. Même s'ils vivaient en Nouvelle-France sous la
juridiction du roi de France, les autochtones ne reconnurent jamais la
souveraineté du roi et conservèrent toujours leur autonomie.
|
Du temps de la Nouvelle-France, il n'y avait que trois peuples
autochtones en Acadie: les Micmacs, les Abénaquis et les Malécites. Afin de communiquer avec les autochtones,
il a fallu que les missionnaires français apprennent les «langues du pays».
Ceux-ci
ont bien tenté de faire apprendre le français aux petits enfants autochtones.
Comme ils ne voyaient pas l'utilité de cet enseignement, les enfants ne s'y sont
guère intéressés. Le récollet Gabriel-Théodat Sagard (v.
1590-1636) écrivit à
ce sujet: «Hélas! ces pauvres élèves oubliaient en trois jours ce que nous leur
aurions appris en quatre.» Puis le programme de francisation fut vite mis au rancart en raison
du «caractère pervers» des Indiens! De fait, les Français se rendirent compte de
l'objectif utopique de toute assimilation. Les «Sauvages» se sont
montrés très réfractaires à toute francisation. «Ils ne se soucient guère
d'apprendre nos langues», lit-on dans les Relations des jésuites. Ce sont
les Français, donc aussi les Acadiens, qui durent «se mettre à l'école des Sauvages» et
apprendre leurs langues.
|
En Acadie, dans certains villages, même les enfants
français (ou acadiens) apprenaient le micmac, le malécite ou l'abénaqui
lorsqu'ils s'amusaient avec les petits autochtones. Les
Micmacs, les Malécites et les Abénaquis parlaient des
langues algonkiennes, le
micmac, le malécite et l'abénaqui. Au XVIIe
siècle, on croit qu'il y avait 10 000
autochtones en Acadie au début du Régime français.
5.1 Les Abénaquis
Les Abénaquis (ou Abénakis) étaient parfois appelés
Kinibéquis. Au nombre d'environ 3000
personnes (entre 500 et 1000 guerriers), ils habitaient un grand territoire
couvant aujourd'hui les États du Maine, du Vermont, du New Hampshire, du
Massachusetts et du Connecticut, ainsi que toute la vallée du Saint-Laurent, sur
la rive sud, depuis la rivière Chaudière jusqu'au pays des Iroquois; ils
allaient
chasser parfois sur le littoral du côté nord du Saint-Laurent. Bref, le
territoire des Abénaquis commençait en Acadie à partir du fleuve Saint-Jean et se prolongeait jusqu'en Nouvelle-Angleterre, offrant ainsi une zone
tampon entre les Français et les Anglais. Avant les contacts avec les Blancs,
les Abénaquis formaient un peuple
d'environ 10 000 à 12 000 personnes. Les Abénaquis furent les plus redoutables
guerriers alliés des Français pour combattre les Britanniques. Ils
représentaient
l'équivalent des Iroquois pour les Français. Les Abénaquis semaient la terreur et
l'effroi en Nouvelle-Angleterre, comme les Iroquois le faisaient dans la vallée
du Saint-Laurent.
5.2 Les Micmacs
Les Micmacs étaient appelés par
les Français Souriquois.
La forme écrite officielle est Mi'kmaq, mais on trouve aussi Mikmak
et Mikmaq). Les Micmacs ont
été de grands alliés pour les Français qui les désignaient par différents
noms: Souriquois, mais aussi «Indiens du Cap-Sable», «Gaspésiens» ou
«Micmacs de Gaspé». Entre eux, les Micmacs se nommaient L'nu'k «le
peuple».
Guerrier micmac vers 1740 |
En 1611, le père Pierre Nilard en dénombrait environ 3000 en
Acadie, pour moins de 200 guerriers. Ils occupaient presque
toute la superficie des Maritimes actuelles, y compris le sud de la Gaspésie et
l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard). En 1605, Pierre Dugua de Mons et
Samuel de Champlain ont rencontré les Micmacs, alors qu'ils installaient une
petite colonie française à Port-Royal, territoire habité par cette communauté
amérindienne. Les maladies européennes ont réduit
considérablement la population des Micmacs, notamment après 1620.
L'île du
Cap-Breton (île Royale) abritait des Indiens micmacs depuis des
temps immémoriaux. Ils appelaient leur île «Onamag», qui servait de
siège au grand sachem de tous les Micmacs de cette partie de l'est
de la Nouvelle-France; ils se désignaient eux-mêmes comme les
Onamag. Il y avait des Micmacs sur l'île Saint-Jean (les
Pigtogeoag), sur le littoral de l'Acadie continentale (les
Sigenigteoag et les Epegoitnag), ainsi que dans toute
l'Acadie péninsulaire (les Esgigeoag, Segepenegatig et
les Gespogoitnag). La région identifiée aujourd'hui comme la
Gaspésie comptait aussi des Micmacs: les Gespegeoag. Bref, la
nation micmac comptait sept nations qui occupaient chacune un
territoire défini. |
5.3 Les Malécites
Les Malécites furent également de grands alliés pour les
Français et les Acadiens. Les Français les appelaient Passamaquoddy, en
référence à la vallée de Passamaquoddy où vivaient de nombreux Malécites. Mais
l'histoire a surtout retenu le nom de Etchemins
qui a davantage été utilisé par les autorités coloniales. Les Malécites
formaient une petite communauté dispersée de 2000 à 2500 personnes (environ 200
guerriers). Ils habitaient surtout en Acadie française, notamment sur les rives
du fleuve Saint-Jean et vers l'ouest au-delà de la rivière Kennebec (aujourd'hui
dans le Maine). En 1605, les Français furent accueillis
par le chef micmac Membertou lorsqu'ils débarquèrent à l'endroit qui allait
devenir Port-Royal. Dès cette époque, les Français se lièrent aux Malécites en
leur manifestant une
confiance qui a certainement contribué à l'expansion de la petite colonie de
Port-Royal. Cependant, les contacts entretenus avec les Français ne furent pas
toujours bénéfiques pour les Malécites. En effet, comme ils n'étaient pas immunisés contre
les maladies européennes, la peste ravagea leur population en 1694 en emportant
plus de 120 Malécites. En 1728, les Malécites abandonnèrent leur alliance avec
la France en ratifiant le traité de paix conclu à Boston avec les Anglais; ils
reconnurent dès lors la souveraineté britannique sur la Nouvelle-Écosse.
La nation malécite est aujourd'hui disparue,
le dernier survivant étant décédé en 1972.
5.4 Des alliés incontournables
Les Français en Acadie, comme dans toute la
Nouvelle-France (Canada, Louisbourg, région des Grands Lacs, Louisiane, etc.)
furent plutôt exceptionnels (comme Européens!) dans la façon dont ils
s'allièrent avec les Premières Nations. En effet, alors que les Britanniques,
les Espagnols et les Portugais érigeaient leur empire sur la conquête, la
sujétion et la servitude, contrairement aussi aux Américains qui massacreront
les autochtones pour s'approprier leurs terres, les Français ne furent jamais
assez puissants pour agir de cette façon. Au contraire, il comblèrent les
autochtones de cadeaux (outils, armes et munitions, aliments, vêtements,
ustensiles de cuisine, animaux, etc.), afin de bénéficier de leur collaboration
dans la traite des fourrures ou pour recevoir leur appui militaire. C'est
pourquoi les Français ont pu développer une version «plus subtile» du
colonialisme européen.
En Acadie, les Français devaient toutefois faire face à la
concurrence des Britanniques. Ceux-ci avaient compris le manège des Français et
ils se sont mis à offrir aux Indiens des produits de meilleure qualité et
surtout à meilleur prix. Les Micmacs, les Abénaquis et les Malécites ne furent
pas lents à s'apercevoir que le commerce avec les Britanniques pouvait être plus
avantageux. Dans le but de contrecarrer l'influence anglaise,
Louis XIV exigea
que les fonctionnaires en Acadie achètent «au prix des Anglois» tout ce que les
Indiens leur apporteraient. La distribution des cadeaux était certes une coutume
indienne, mais les Français l'érigèrent en événement annuel. Ces présents
étaient essentiels pour la diplomatie indienne. Ils tenaient lieu de paroles et
ils devenaient des contrats d'affaires. Chaque cadeau était présenté avec
un discours de circonstance. Comme cette coutume indienne apparaissait
raisonnable, les gouverneurs de l'Acadie, à l'exemple du gouverneur général de
la Nouvelle-France, rendaient généralement discours pour discours, présent pour
présent.
5.5 La religion et les langues
amérindiennes
Tous les missionnaires français œuvrant en Acadie
apprenaient le micmac, l'abénaqui ou le malécite, parfois les trois langues. Ce
n'était pas une tâche facile pour un Européen d'apprendre ces langues, en raison
des énormes différences dans la structure des systèmes linguistiques
indo-européen et
amérindiens. L'abbé
Le Loutre admettait à ce sujet qu'il était encore
incapable de prêcher auprès des Micmacs, et ce, après trois ans d'apostolat :
«Je les entends suffisamment pour les confesser. Je leur apprends leur prières,
je parle et m'entretiens avec eux, mais je ne suis assez savant pour leur
prêcher.»
Malgré les difficultés d'apprendre les
langues indiennes, certains y réussissaient néanmoins, tel
l'abbé
Pierre-Antoine Maillard (1710-1762) qui, en
quelques mois, put non seulement posséder
rapidement le micmac, mais également mettre au point un système de signes
hiéroglyphiques pour transcrire les mots de la langue micmac. Malgré tout, dans
sa «Lettre de M. l'abbé Maillard sur les missions de l'Acadie et
particulièrement sur les missions micmaques» (mars 1757), l'abbé
fut assez honnête pour admettre que, après huit ans d'efforts soutenus, il ne
saisissait pas complètement «le génie de cette langue». Toutefois, il a
pu consigner dans des «cahiers» les formules des principales prières, des
psaumes et des réponses du catéchisme, afin que les Indiens les apprennent plus
facilement. L'abbé Maillard a toujours eu recours au micmac
pour la quasi-totalité des prières et des chants exécutés par les Micmacs lors
des cérémonies liturgiques. D'ailleurs, l'abbé Maillard fut réprimandé par les
autorités de sa communauté, les prêtres des Missions étrangères. À cette époque,
tout devait se faire en latin, non dans les langues vernaculaires.
- La langue maternelle des autochtones
L'abbé Maillard a même conçu un corpus de grammaires, de dictionnaires et de
manuscrits liturgiques. Dans un ouvrage intitulé «Eucologe micmac», rédigé entre
1757 et 1759 (publié dans Manuscrits amérindiens conservés aux Archives de l'archidiocèse
de Québec), Maillard écrit les instructions suivantes:
Les Messieurs Missionnaires qui voudrons bien venir travailler après
nous au salut des âmes de la nation Mickmaque, ne pourrons jamais
mieux faire que de s'appliquer d'abord à bien lire tout ce qui est
contenu dans ce livre ecrit en leur langue, à en transcrire tous les
jours quelques feuilles, pour s'en faciliter au plutôt la lecture
[…] C'est à quoy un Prêtre missionnaire doit s'appliquer avant que
de chercher à bien entendre; parce que tous d'un coup il se trouve
propre à instruire et catechiser, à prier, à chanter et à faire ses
prônes. |
Au besoin, l'abbé n'hésite pas à modifier certains passages de l'Écriture
afin de les rendre intelligibles aux Micmacs, ce qui ne pouvait que favoriser
leur évangélisation. En célébrant publiquement la messe en
micmac, l'abbé Maillard faisait la démonstration aux autorités françaises de
l'attachement des Micmacs à la religion catholique et à leur missionnaire. Si
les Missions étrangères de Paris n'approuvaient guère cette pratique, les
autorités religieuses de Québec ne s'y opposaient pas.
- La religion au service de l'État
Ainsi, les missionnaires français considéraient que la religion constituait la
seule façon de «civiliser» les Indiens. En septembre 1748, l'abbé Maillard fit
parvenir une lettre à un officier anglais, Thomas Hopson,
colonel du régiment britannique alors posté à Louisbourg:
Si vous saviez,
Monsieur, ce que c'est que d'avoir à conduire un troupeau semblable,
tant pour le spirituel que pour le temporel, ce qu'il faut faire
pour les maintenir dans l'ordre et la tranquillité, de quel art
oratoire il faut se servir pour le mettre au niveau de la raison,
vous seriez tenté de dire qu'il faut que leurs conducteurs aient une
magie qui leur soit propre et inconnue à tout autre. Je suis avec
les Sauvages depuis maintenant quatorze ans [...] et je puis vous
dire, Monsieur, qu'il n'y a que la Religion, qui soit capable de les
rendre quelquefois traitables et dociles. |
L'abbé Maillard tentait alors d'expliquer à l'officier anglais que les
missionnaires français n'avaient aucune responsabilité dans le déclenchement des
hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, et qu'ils essayaient le plus
possible de «les maintenir dans l'ordre et la tranquillité» pour les actes
qu'ils jugent barbares chez les Indiens, entre autres, l'usage de la torture sur
les prisonniers de guerre.
Le colonel Hopson, qui deviendra plus tard gouverneur de la Nouvelle-Écosse,
n'était pas dupe. Il savait que la «magie» des missionnaires français était la
même que chez les pasteurs britanniques. Il savait aussi que n'importe quel
officier, qu'il soit français ou britannique, pouvait convaincre des Indiens de
faire la guerre moyennant des présents, des armes ou même de l'alcool. La
différence avec les militaires, c'est que les missionnaires et les pasteurs
utilisaient la religion comme arme. En réalité, tout officier pouvant haranguer
les Amérindiens dans leur langue pouvait aussi bien les influencer. Mais les
officiers-interprètes dignes de confiance étaient rares en Nouvelle-France. Dans
toute l'histoire de l'Acadie, on ne recense que deux ou trois interprètes de ce
type. En général, on faisait appel aux missionnaires, notamment les Maillard, Le
Loutre et Picquet. En raison de leur présence soutenue auprès des
Amérindiens et de leur ascendant sur eux, ces prêtres constituaient des
candidats de choix pour servir les intérêts politiques des autorités coloniales.
D'ailleurs, ces missionnaires étaient rémunérés par l'État comme des
fonctionnaires. Dans ces conditions, il n'est guère surprenant que les différentes fonctions que
ces missionnaires ont occupées sur la scène diplomatique en firent de véritables
intermédiaires politiques au service de la France.
- La langue française
Contrairement aux usages en vigueur au Canada, les missionnaires œuvrant en
Acadie s'assuraient que les Amérindiens n'apprennent ni à lire ni à écrire en
français, de façon à pouvoir conserver le monopole de la connaissance des
langues amérindiennes et française. Il s'agissait d'une question d'autorité pour
eux, afin de restreindre les possibilités d'insubordination de la part des
Amérindiens. Ces missionnaires devaient demeurer les seuls intermédiaires
permettant aux Amérindiens d'entrer en contact avec les Français; ils se
méfiaient des Indiens qui baragouinaient le français ou même le parlaient.
Maillard, craignant d'être contesté, a même écrit dans une lettre du 1er
octobre 1738 rédigé à Louisbourg: «Autrement, vous les verriez sans cesse
épiloguer sur tout ce que vous pourriez dire et même faire.»
- La question
huguenote
Jusqu'en 1627,
les protestants français, appelés les huguenots, furent totalement libres de s'établir en
Nouvelle-France, y compris en Acadie. Plusieurs figures marquantes du début de la colonisation
française furent des huguenots: Pierre Dugua de Mons, Samuel de Champlain et Hélène Boullé (épouse de
Champlain), Jean-François de La Rocque de Roberval, François Pontgravé, Pierre
de Chauvin, Guillaume de Caen, etc. Les huguenots fondèrent des comptoirs commerciaux à Tadoussac, à Québec
et en Acadie (Port-Royal).
Cependant, les jésuites débarqués à Québec en 1625 ne
purent tolérer une éventuelle concurrence de religions et voulurent chasser les
huguenots de la Nouvelle-France. Ils accusèrent aussitôt les marchands huguenots
d'être responsables de tous les problèmes qui accablaient la colonie. Dès
lors, la Compagnie des Cent-Associés ou Compagnie de la Nouvelle-France reçut
l'ordre, d'après l'article 2 de l'Édit du roi pour l'établissement de la
Compagnie de la Nouvelle-France (1628), de n'accepter au pays que des
«naturels Français catholiques»:
Article II
Sans toute fois qu'il soit loisible aux dits
associés et autres, faire passer aucun étranger
ès dits lieux, ains peupler la dite colonie de
naturels Français catholiques ; et sera enjoint
à ceux qui commanderont en la Nouvelle-France,
de tenir la main à ce qu'exactement le présent
article soit exécuté selon sa forme et teneur,
ne souffrant qu'il y soit contrevenu pour
quelque cause ou occasion que ce soit, à peine
d'en répondre en leur propre et privé nom.
|
En fait, les véritables exclus étaient,
d'après le texte, «les étrangers», non les «naturels Français» qu'étaient les
huguenots. Étant donné que la religion catholique constituait la religion
officielle du Royaume, il apparaissait normal que la Nouvelle-France ne soit
peuplée que de catholiques, y compris en Acadie. À cette époque de guerres
religieuses, le droit régissant l'appartenance religieuse était basé sur le
principe
Cujus regio,
ejus religio (littéralement «tel prince, telle
religion»). Autrement dit, les «sujets du roy» n'avaient les pleins droits
politiques que s'ils professaient la religion du souverain.
Les monarchies européennes toléraient
aisément une multitude de langues dans leur État, mais elles ne pouvaient
généralement admettre que deux religions puissent cohabiter au sein de leur
propre État. En ce sens,
l'édit de Nantes de 1598 émis par Henri IV, qui
reconnaissait la liberté de culte pour les protestants de France, constituait
une exception parmi les royaumes d'Europe.
Malgré les exigences de l'Église
catholique, les autorités civiles et militaires de la Nouvelle-France
manifestèrent une assez grande tolérance à l'égard des huguenots et ne
filtrèrent pas méticuleusement leur entrée dans la colonie. C'est pourquoi les
autorités ecclésiastiques du Canada se plaignirent en 1641 par trois fois au
Conseil de la Marine, ce qui n'a d'ailleurs pas semblé troubler le ministre
Maurepas. En réalité, l'arrivée de
protestants en Nouvelle-France, notamment en
Acadie, fut
constante, sauf durant les quelques années qui ont suivi la révocation de
l'édit de Nantes de 1685. Étant donné que la
plupart des Acadiens étaient originaires du Poitou, un région réputée pour la
pratique de la religion réformée, il était normal qu'un certain nombre de
huguenots fasse partie des émigrants français. Au moins le tiers des Poitevins
et des Saintongeais devaient être huguenots, mais une fois installés en Acadie
ils se convertirent tous progressivement au catholicisme.
Dans le contexte nord-américain de
l'époque, les autorités françaises se méfiaient des huguenots parce qu'ils
étaient protestants et que le voisinage des Britanniques, également protestants,
semblait représenter un trop grand risque en raison de la déloyauté éventuelle
des colons huguenots. C'était
amplement suffisant pour susciter la paranoïa tant en France qu'en
Nouvelle-France. C'est pourquoi seulement
un peu plus de 500 huguenots passèrent au Canada, en Acadie et à l'île Royale (Louisbourg).
5.6
Le sabre et le
goupillon
Les missionnaires français prenaient soin d'éduquer les
autochtones dans la crainte de Dieu et des... Anglais, des ennemis jurés de la
religion catholique et du roi de France. Ils étaient généralement tout disposés
à servir les intérêts conjoints de la religion catholique et de la France. À
partir de Québec, les autorités françaises
organisaient régulièrement, avant la déportation de 1755, des expéditions (guérillas) en Nouvelle-Angleterre, surtout au Massachusetts (qui comprenait alors
le Maine actuel), avec la complicité et l'aide des Abénaquis ou
des Micmacs, terrorisant ainsi les colons britanniques. En
temps de paix, la collaboration des autochtones était essentielle, car ces
derniers pouvaient se battre à la place des Français (ce qui incluait les Acadiens).
Malgré
l'interdiction imposée par l'évêque de Québec, selon
laquelle les missionnaires ne devaient pas intervenir directement dans les
affaires politiques de la colonie, certains missionnaires n'hésitaient guère à
pousser
les Indiens à la guerre, en leur disant qu'ils perdraient leurs
terres et leur âme s'ils ne chassaient pas les Anglais à l'ouest de la Kennebec, la rivière
qui séparait en principe l'Acadie de la Nouvelle-Angleterre (alors le Massachusetts).
Ces prêtres furent parfois chargés de recruter les
guerriers indiens, à la demande même des autorités françaises.
En général, les prêtres étaient peu nombreux en Acadie, jamais plus de six
pour couvrir tout le territoire, incluant les Acadiens et les Amérindiens,
tout ce monde étant pratiquement illettré. Parfois, deux ou trois de ces missionnaires étaient
hors d'état de servir, parce qu'ils étaient malades ou décédaient. Finalement, la plupart des paroisses étaient privées de
prêtres; les habitants des côtes pouvaient n'être desservis qu'une fois par
année.
Certains missionnaires ont certes joué le rôle d'agents officiels
auprès des autorités françaises. Il y eut quelques personnages célèbres: le
jésuite Sébastien
Râle (1657-1724), le jésuite Louis-Pierre Thury (1644-1699), le jésuite Pierre
de La Chasse (1670-1749), le sulpicien François Picquet
(1708-1781), l'abbé Pierre-Antoine Maillard (1710-1762) et surtout l'abbé
Jean-Louis Le Loutre
(1709-1772), prêtre séculier, un personnage très
apprécié des ministres de Versailles. L'abbé Le Loutre fut fait
prisonnier par les Anglais durant huit ans, puis relâché en août
1763. Revenu en France, l'abbé Le Loutre s'occupera activement des exilés
acadiens afin de les aider à se procurer des établissements où ils
pourrait s'installer, notamment à Belle-Île-en-Mer et dans le
Poitou, puis en Corse et même aux Antilles. Le ministre de la Marine et
des Colonies, le duc de
Choiseul, retiendra ses très précieux services en lui assurant
une pension de 3000
livres. L'abbé Le Loutre fut probablement le personnage religieux le
plus influent de l'histoire de l'Acadie française. Le 29 juillet 1749, l'abbé Le
Loutre écrivait ainsi au ministre de la Marine et des Colonies (Antoine-Louis Rouillé)
ce
qu'il pensait au sujet du recours aux Indiens:
Comme
on ne peut s'opposer ouvertement aux entreprises des Anglois, je
pense qu'on ne peut mieux faire que d'exciter les Sauvages à
continuer de faire la guerre aux Anglois, mon dessein est d'engager
les Sauvages de faire dire aux Anglois qu'ils ne souffriront pas que
l'on fasse de nouveaux établissemens dans l'Acadie [...] je feray
mon possible de faire paraître aux Anglois que ce dessein vient des
Sauvages et que je n'y suis pour rien. |
Mais les attaques indiennes contre les «Anglois»
amenèrent le gouverneur de la Nouvelle-Écosse,
Edward Cornwallis, à
jurer la perte de l'abbé Le Loutre, en le décrivant en octobre 1749
comme «un bon à rien, un scélérat comme il n'y en eut jamais».
Cornwallis tenta de le capturer mort ou vif en promettant une
récompense 50 livres pour son scalp.
Pour leur part, les Français voyaient en ces prêtres de précieux
alli
és.
Le 4 septembre 1706,
Philippe de Rigaud de
Vaudreuil (père) écrivit cette lettre au
ministre Pontchartrain:
J'ai écrit aux pères
La Chasse et Aubry, qui sont retournés chez les Abénaquis au bord
de la mer, et je leur marque de faire continuer la guerre par
leurs Sauvages aux Anglais tant qu'il leur sera possible, à
moins qu'ils ne reçussent des lettres de M. de Subercase ou du
sieur de Bonaventure en son absence, ce qui par des raisons très
fortes les priassent au contraire; en ce cas, de faire suspendre
la hache aux Sauvages et de m'en faire donner avis au plus tôt,
en m'envoyant copie des lettres de ces messieurs, afin de
recevoir ensuite mes ordres et de savoir mes sentiments. |
Le 25 septembre 1721, le
même Vaudreuil écrivait cette lettre au père Sébastien Râle (écrit
aussi comme Rasles, Râles, Rale, Racle), laquelle ne laisse
aucun doute sur le rôle de ce prêtre, et de bien d'autres comme agents des autorités
coloniales:
Je suis bien
aise que vous-même et le père La Chasse ayez incité les Indiens à
traiter les Anglais comme ils ont fait. Mes ordres sont de ne les
priver de rien et de leur fournir beaucoup de munitions. |
Le père Râle préférait sans aucun doute inciter les Indiens à la
paix, mais il était aussi sous les ordres du gouverneur de la Nouvelle-France.
Or, nous savons aujourd'hui que les ordres du gouverneur général furent suivis.
D'ailleurs, les Britanniques rendaient le père Râle responsable de
l'intervention à main armée des guerriers abénaquis. Ils mirent sa tête à prix
et offrirent jusqu'à 4000 livres sterling pour se procurer ce chef précieux qui
parlait l'abénaqui, le huron, l'illinois et l'outaouais. Il a même rédigé un
dictionnaire de l'abénaqui, dont le manuscrit est conservé aujourd'hui à
l'Université de Harvard.
À la longue,
les Abénaquis devinrent les plus farouches adversaires des Anglais désignés par
les missionnaires comme des «enfants du diable», des «ennemis de Dieu» et des
«infidèles». Comme il était normal à l'époque, beaucoup de prêtres avaient la
conviction d'accomplir la volonté de Dieu en incitant les Indiens à la guerre
contre les Anglais. C'était le catholicisme contre le protestantisme.
Le jésuite
Louis-Pierre Thury était,
par exemple, un véritable religieux-guerrier, il n'hésitait pas à participer à des
raids dévastateurs avec le baron de Saint-Castin et à des expéditions militaires avec nul
autre que Pierre Le Moyne d'Iberville. Parlant couramment le micmac et l'abénaqui,
il contribua à garder les autochtones sous l'influence française. Il en fut
également ainsi avec le père La Chasse, qui servit à la fois d'agent de liaison,
d'informateur, de conseiller, tout en se montrant particulièrement convaincant
pour stimuler le «patriotisme» des Abénaquis.
Philippe de Rigaud de Vaudreuil
voyait en lui un émissaire efficace. Après le traité d'Utrecht de 1713,
Pierre de La Chasse fut le principal instigateur de la politique des «présents
aux Sauvages», laquelle devait retenir les Abénaquis dans l'alliance française.
En 1726, alors qu'il participait à une discussion sur le commerce de
l'eau-de-vie, il émit l'opinion «que l'usage de l'eau-de-vie était nécessaire
pour la conservation et la domination du Roi et de la religion catholique».
En somme, les missionnaires français étaient utilisés pour entretenir la
fidélité, tant chez les Acadiens que chez les Amérindiens. Évidemment, la plupart des prêtres catholiques n'intervenaient pas dans la
politique française, mais tous étaient au service de Dieu et du roi.
Pour les Britanniques, les missionnaires français étaient
considérés comme des provocateurs et de dangereux agitateurs politiques. Au
XIXe
siècle, les historiens anglophones tels Thomas Chandler Haliburton, Beamish
Murdoch, James Hannay, Francis Parkman, Philip H. Smith, Adams George Archibald
et William Kingsford se sont prononcés sur le rôle joué par ces missionnaires à
la fin du Régime français; ceux-ci étaient appelés «French priests», «popish
missionaries» ou «French missionaries».
|
Tous ces historiens ont
discrédité, par exemple, le rôle controversé de l'abbé Jean-Louis
Le Loutre dans les conflits menant à la déportation des
Acadiens. Ils se sont tous élevés contre le fait que l'abbé Le
Loutre avait eu recours à l'intimidation des guerriers micmacs et à
des menaces d'excommunication pour forcer le départ des Acadiens
vers Beauséjour à partir de 1750. Dans Acadia, A Lost Chapter in
American History (1884), Philip H. Smith dépeint l'abbé Le Loutre comme
«the most dangerous and determined enemy to British power ever came
to Acadia» ("l'ennemi le plus dangereux et le plus déterminé contre
les autorités britanniques jamais venu en Acadie"). Le fait de
dénigrer systématiquement l'abbé Le Loutre a fini par faire ombrage
à l'ensemble de tous les missionnaire français en Acadie. |
Décrit comme «agitateur
politique» par les historiens anglophones, louangé comme «apôtre de la
religion» par les historiens francophones et présenté comme un «héros de la
résistance acadienne» par les historiens acadiens, l'abbé Le Loutre est demeuré
un personnage controversé qui a certainement joué un rôle politique
important avant la Déportation, mais son rôle fut encore plus considérable après la
Déportation.
Dans le cadre conflictuel des guerres de la Succession
d'Autriche (1744-1748) et de la Conquête (1754-1763), les missionnaires
français s'impliquaient auprès des Amérindiens et des autorités dans la
mesure où ils agissaient aussi à titre d'aumôniers militaires ou comme
interprètes. À la
décharge des Français, il faut préciser que les Britanniques procédaient exactement de
la même façon avec leurs
pasteurs qui devaient être au service de leur roi. Quoi qu'il en soit, les
relations entre le clergé et les autorités anglaises n'ont jamais été
ébranlées par l'action politique ou diplomatique d'une minorité de prêtres
catholiques.
5.7 Le baron de Saint-Castin
|
Signalons aussi le rôle de Jean-Vincent d'Abbadie de Saint-Castin, baron de Saint-Castin (1652-1707). Le
célèbre baron quitta la France en 1665
pour devenir porte-étendard dans le régiment de Carignan-Salières, qui devait
combattre les Iroquois. Il retourna en France après avoir été démobilisé, mais revint
s'installer quelques années plus tard en Acadie, au fort Pentagouët situé à la
frontière de la Nouvelle-Angleterre. En 1670, il épousa une Abénaquie, la fille
du chef des Pentagouëts (d'où le nom du fort), dont il aura deux enfants. Après 1677, Saint-Castin
s'unit à Misoukdkosié, une autre fille du chef Madockawando dont il aura huit
enfants. Après la mort de Madockawando en 1698, Saint-Castin devint le grand
sachem («chef») des Pentagouëts.
Pendant plusieurs années, le baron de Saint-Castin, avec
la complicité de ses Abénaquis, prit part à de nombreux combats contre les
Britanniques, poursuivit des raids un peu partout en semant la terreur en
Nouvelle-Angleterre
et en faisant croire à une puissance militaire de la Nouvelle-France bien
supérieure à la réalité. Par exemple, en août 1689, les Abénaquis rasèrent
16 villages du Massachusetts (aujourd'hui dans le Maine) et
massacrèrent de sang froid plus de 200 personnes. |
Pour récompenser Saint-Castin, le gouverneur de
Québec, le marquis de Denonville,
lui accorda une seigneurie «de deux lieues de front, à prendre en terres non
concédées le long de la rivière Saint-Jean, joignant les terres de Jemsec à sa
discrétion, sur pareille profondeur de deux lieues».
|
Saint-Castin fut donc militaire, chef abénaqui, entrepreneur-commerçant
et corsaire (avec Pierre Le Moyne d'Iberville). Il servait le gouverneur général
de la Nouvelle-France, le marquis de Denonville
ou le comte de Frontenac, avec l'aide des Abénaquis, tout en
faisant fortune en approvisionnant en armes les Acadiens. La population de la
Nouvelle-Angleterre, terrifiée, exigea des autorités britanniques de régler le sort
de ce «Dam Baron». Saint-Castin et ses Abénaquis ont sûrement voulu servir la
France, mais ils ont aussi suscité la grogne et les représailles chez les Britanniques
qui se vengèrent en prenant Port-Royal à plusieurs reprises. Juste le fait
de
prononcer le mot «Abénaqui» répandait
l'effroi dans toute la Nouvelle-Angleterre... comme le mot «Iroquois» dans les
villages canadiens près de Montréal. Il n'y avait probablement pas plus de 1000 guerriers abénaquis en Acadie, mais l'appui
militaire des Français les rendait extrêmement
redoutables parce qu'ils étaient armés et fanatisés. Avant un raid, les
guerriers se confessaient, alors que les femmes récitaient le chapelet
sans interruption jusqu'à leur retour. |
L'influence du baron de Saint-Castin fut
considérable en Acadie, car il disposait, en raison de ses alliances
indiennes, d'une puissance militaire nettement supérieure à celle des
troupes coloniales françaises. Il faisait trembler, à lui seul et ses alliés
indiens, toute la Nouvelle-Angleterre, sans compter qu'il pouvait aussi
mobiliser quelque 1200 combattants acadiens dans la guérilla. En 1700, le baron revint en France pour régler des
affaires, mais il ne retourna jamais en Nouvelle-France et décéda en France en 1707.
Après 1760, les cultivateurs, artisans et petits commerçants du
Massachusetts prirent possession des propriétés autour de Pentagouët (devenu
Castine depuis) qu'ils appelèrent «Major Baggadoose». Un fait est
indéniable: ce sont les Amérindiens qui ont rendu l'Acadie possible en
Nouvelle-France, la colonie
étant trop faible pour se défendre seule parce que les troupes françaises étaient insuffisantes.
La Grande-Bretagne a toujours conservé
des
prétentions sur le territoire de la Nouvelle-France, notamment sur l'Acadie et
Terre-Neuve. Cette situation conflictuelle ne pouvait que susciter des rivalités entre les
deux grandes puissances.
Alors qu'il était gouverneur général de
la Nouvelle-France (de 1672 à 1682
et de 1689 à 1698), le comte de Frontenac avait toujours considéré que la clé de la
conservation de la Nouvelle-France reposait sur le maintien de l'Acadie. Tant que la France occuperait l'Acadie,
le Canada était sauf. Si elle tombait, le Canada succomberait «dans la foulée».
C'est pourquoi le gouverneur Frontenac avait toujours soutenu l'Acadie. L'intendant de la
Nouvelle-France, Jacques de Meulles (1682–1686),
résume très bien la problématique française dans une lettre de 1686 au ministre
Colbert:
Si la France un
jour avait une guerre avec l'Angleterre, la colonie du Canada étant
renfermée dans les terres, il n'y aurait rien de si aisé aux Anglais
de ce continent que de se rendre les maîtres du fleuve du
Saint-Laurent et en deux ou trois ans de faire périr facilement
l'ouvrage de tant d'années. Mais, par l'établissement de la côte de
l'Acadie et de la ville de Port-Royal, il serait aisé à la France
tout au contraire de détruire entièrement Boston et les autres
établissements anglais. |
L'intendant de Meulles, à l'exemple du gouverneur Frontenac, comprenait
l'importance stratégique de l'Acadie pour la Nouvelle-France et le Canada:
l'Acadie permettait l'ouverture du Saint-Laurent vers l'Atlantique et servait
d'avant-poste offensif pour la Nouvelle-Angleterre. Cependant, jamais les
ministres et les gouverneurs français n'ont pu mettre en œuvre les moyens (route
entre Québec et Pentagouet, augmentation de la population, postes militaires,
etc.) qu'il aurait fallu pour intégrer l'Acadie en Nouvelle-France. L'Acadie est
toujours demeurée trop petite en terme de démographie: elle ne comptait que 885 habitants en 1686.
C'était un embryon de colonie, avec un territoire immensément vide. En plus, les
agglomérations étaient dispersées, les maisons elles-mêmes se trouvant souvent à
de grandes distances les unes des autres. Que restait-il
comme moyen avec une si pauvre démographie trouée de grands vides, et ce, sans appui massif
d'outre-mer?
6.1 Les raids et les représailles
Les gouverneurs de la Nouvelle-France, dont le comte de Frontenac fut le parfait
représentant, en vinrent à considérer que le seul moyen de conserver la mainmise française sur l'Acadie,
c'était d'entretenir les autochtones dans leur haine contre les Anglais en les
incitant à perpétuer des attaques — on parlerait aujourd'hui d'«actes
terroristes» — contre la Nouvelle-Angleterre. À partir de Québec, afin
d'entretenir
le feu sacré, le gouverneur incitait ses alliés iroquois à attaquer les villages de leurs
frères de sang de l'autre côté de la frontière, pour ensuite se livrer à des
raids et à des actes de pillage contre les colons anglais, sans que ces
territoires ne soient
suivis d'une quelconque occupation. Au point de vue tactique, c'était
l'arme du plus faible! Comme il était impossible pour la France d'attaquer en
force la Nouvelle-Angleterre, il restait le harcèlement perpétuel. Mais les
paisibles colons acadiens allaient aussi en subir les contrecoups.
Les
Britanniques avaient pour eux la force en temps de guerre et la puissance
commerciale en temps de paix. L'Acadie n'avait rien de tout cela! Les Britanniques ont
souvent attribué à tort ces raids à des initiatives acadiennes. C'est pourquoi
ils accumulèrent contre l'Acadie de l'animosité et de la haine. Il est vrai que
des
Acadiens ont participé à ce genre d'attaques, mais celles-ci provenaient surtout
des Canadiens ou des gouverneurs français. Selon les historiens, il s'agit là de
l'une des causes qui allaient entraîner la déportation des Acadiens et, par voie
de conséquence, la chute de la Nouvelle-France.
Confrontés à deux empires coloniaux, les Acadiens se sont rendu
compte qu'ils demeuraient impuissants à contrôler leur avenir. Tout se décidait
à Versailles, à Londres, à Québec ou à Boston. C'est l'interprétation que
faisait de cette situation sir Adams George Archibald (1814-1893) devant la Nova Scotia
Historical Society ("Société historique de la Nouvelle-Écosse") en 1886,
l'année au cours de laquelle il fut élu à la présidence de l'organisme. Pour
lui, les vrais responsables de la tragédie des Acadiens ont été les gouverneurs
français de la Nouvelle-France qui ont manipulé les Acadiens:
The
true authors of the tragic event, were the French Governors at
Quebec and Louisbourg, and their agents, lay and clerical, in the
Province. They created the necessity, the British only met it.
They played with cruel skill
on the ignorance, credulity and superstition, as well as on the
generous affections, of the poor Acadians, and if that followed,
which could not but follow, under such circumstances, surely they
ought to bear the blame whose intrigues and instigations brought
about a natural and inevitable result. The Acadians may therefore
say with truth, that if they suffered calamity beyond the common lot
of humanity, they owe it to men of their own race and creed-pretended
friends, but real enemies. |
[Les
vrais responsables de ce tragique événement étaient les gouverneurs
français de Québec et de Louisbourg, ainsi que leurs agents,
laïcs comme religieux,
dans la colonie.
Ils ont utilisé la force à
laquelle ont réagi les Britanniques.
Ils ont joué avec une cruelle
habileté sur l'ignorance, la crédulité et la superstition, ainsi que
sur les
sentiments généreux des pauvres Acadiens et, si ceux-ci ont suivi
parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement dans les
circonstances, les responsables doivent certainement en porter le blâme,
car les intrigues et les incitations ont entraîné cette conséquence
normale et inévitable. On peut affirmer en vérité que, si les
Acadiens ont été victimes d'un malheur au-delà du lot commun de
l'humanité, ils le doivent aux hommes de leur propre race et à leur
prétendus amis, qui étaient de réels ennemis.] |
Évidemment, sir
Archibald
oublie que certains Anglais fanatisés, tel William Shirley, le
gouverneur du Massachusetts, ont largement contribué à détériorer la situation.
Les extrémistes existaient aussi en Nouvelle-Angleterre, particulièrement chez
les pasteurs protestants. Il est vrai cependant que les exactions commises à
l'initiative de certains gouverneurs français de Québec contre les colonies de
la Nouvelle-Angleterre ont attisé la colère des Britanniques et suscité de
terribles représailles. Un historien canadien-anglais du Nouveau-Brunswick, John
Clarence Webster, auteur de Acadia at the End of the Seventeenth Century
(1934), en arrive aux mêmes conclusions:
These people
loved their homes and their life in Acadia. They learned too late
that they had been mere pawns in the game of high politics directed
from Quebec. Many of them had been cajoled and terrorized, mainly
through the machinations of priests like Le Loutre, to sacrifice
their homes and possessions for the nebulous promises of the French
authorities, which were never realized, and which only precipitated
the entire Acadian people into a morass of prolonged sorrows and
miseries. |
[Ces gens, qui
aimaient leurs foyers et leur vie en Acadie, ont appris trop tard
qu'ils avaient été de simples pions dans le jeu de la haute
politique dirigée à partir de Québec. Beaucoup d'entre eux ont été trompés et
ont vécu sous la menace, principalement en raison des machinations de prêtres
comme Le Loutre, au point de sacrifier leurs maisons et leurs biens
contre les promesses nébuleuses des autorités françaises, qui n'ont
jamais été respectées et qui ont seulement précipité tout le peuple
acadien dans un bourbier de douleurs et de misères prolongées.] |
Or, le sang appelle le sang; la vengeance invite à la vengeance; les représailles
attirent d'autres représailles. Lorsque, en 1696, d'Iberville reprit la baie
d'Hudson et toute l'île de Terre-Neuve, et détruisit le fort anglais de Pemaquid près de
Pentagouet, les Bostonnais se vengèrent aussitôt sur Beaubassin en brûlant les
maisons des Acadiens, en détruisant leurs récoltes et en tuant leurs bestiaux.
Ce n'est pas un hasard si les Britanniques frappaient l'Acadie en guise de
représailles : c'était la colonie la plus faible de toute la Nouvelle-France. Le tableau qui suit permet d'établir des comparaisons entre
les populations du Canada, de l'Acadie et de la Nouvelle-Angleterre.
Année |
Canada |
Acadie |
Nouvelle-Angleterre |
1608 |
28 |
10 |
100 |
1640 |
220 |
200 |
28 000 |
1680 |
9 700 |
800 |
155 000 |
1710 |
16 000 |
1
700 |
357 000 |
1750 |
55 000 |
8
000 |
1
200 000 |
En 1710, à la veille de la cession de l'Acadie péninsulaire (1713), la colonie
acadienne de 1700 âmes ne pesait pas lourd face au quelque 357 000 habitants de la
Nouvelle-Angleterre. Quant à la
France,
elle manifestait peu d'intérêt au peuplement et à la défense de sa colonie, une situation qui se perpétua durant tout le XVIIe
siècle. Ainsi, le gouverneur
Joseph Robinau de Villebon
(1691 à 1700
)
se plaignait au ministre des Colonies, le
comte de Maurepas, que l'Acadie
manquait de troupes (à peine 70 soldats), de vivres et de munitions pour
repousser toute éventuelle attaque anglaise. En 1705, il y aura 185 soldats, dont 52
malades, pour couvrir un immense territoire. Au plus fort de la guerre, en 1710,
l'Acadie disposera de 300 soldats, contre 3500 pour les forces britanniques, soit
un contre 12.
6.2 Une lutte
sans merci
En
1690, l'Acadie avait été à nouveau conquise, cette fois par
William Phipps qui ne l'occupa guère, puis elle fut retournée à la France en 1697 lors
du traité de Ryswick. Rappelons-le, Port-Royal et Beaubassin avaient été ravagés
en 1696. En Nouvelle-Angleterre, Pemaquid avait été rasé par les Français et des attaques
franco-amérindiennes avaient dévasté plusieurs centres de peuplement anglais. Le
gouverneur général, Philippe de
Rigaud de Vaudreuil, voulait rendre irréversible la haine entre les
Indiens et les Britanniques. La situation attira des corsaires français dans
la région. Dans la seule année 1709, ces corsaires saisirent plus de 35
navires anglais et firent au moins 400 prisonniers. Cette Acadie était pour
les colons de la Nouvelle-Angleterre le tremplin des corsaires et des
effroyables Abénaquis. C'est pourquoi la plupart des attaques britanniques
contre l'Acadie furent décidées par les coloniaux qui firent pression auprès de Londres. Les
assauts successifs, les pillages et le blocus économique organisé par la
colonie du Massachusetts finirent par entraver sérieusement le développement de
l'Acadie. On assista alors à une dégradation continuelle des conditions de
vie des Acadiens. Comme d'habitude, Versailles intervint très peu, car la situation
militaire en Europe restait inquiétante.
L'Acadie était entraînée dans un combat sans merci entre deux
impérialismes; elle constituait le fer de lance qui menaçait toujours d'enfoncer
les positions britanniques du littoral atlantique. Évidement, ce n'étaient pas
les 1700 colons acadiens qui devenaient menaçants pour les Britanniques, mais l'empire français
qui, grâce aux moyens dont disposait le gouverneur de la Nouvelle-France auprès
des Amérindiens à
Québec, pouvait contrôler l'Acadie comme il le désirait.
Même si le gouverneur de
l'Acadie avait voulu absolument vivre en paix avec la Nouvelle-Angleterre,
ce n'est pas lui qui décidait du déclenchement des hostilités. Le gouverneur
de la Nouvelle-France avait les pleins pouvoirs en ce domaine. Généralement,
celui-ci s'appuyait sur ses alliés abénaquis de l'Acadie pour couvrir d'épouvante les
populations frontalières des colons de la Nouvelle-Angleterre. «Il semblait, écrit un
historien néo-angleterrien, qu'à la portée de chaque maison un Sauvage caché
épiait sa proie» (cité par Robert Rumilly).
Sans les Abénaquis, l'Acadie n'aurait pu survivre longtemps. Non seulement
la colonie ne fut plus ravitaillée par la France à partir de 1706, mais le
seul palliatif résidait dans le pillage des vaisseaux britanniques. Par voie de conséquence, les Britanniques en
étaient venus à
considérer que leur sécurité résidait dans l'offensive: l'Acadie devait être
prise et colonisée par eux, et non plus par les Français. Les
Amérindiens, surtout les Abénaquis, deviendraient alors moins dangereux.
Ainsi, pendant qu'on mangeait à Port-Royal, on ne digérait plus à Boston.
Port-Royal fut attaqué
en 1704, deux fois en 1707 et de nouveau en 1710, ce qui, cette fois-là, sonna le glas de
l'Acadie française. Londres avait accordé cinq vaisseaux de guerre et des
troupes au Massachusetts. Lorsque la petite armada britannique se présenta devant
Port-Royal, le 12 octobre 1710, le gouverneur de l'Acadie,
Daniel d'Auger de Subercase,
n'ayant à sa disposition que 150 soldats, dut capituler face aux 3500 soldats
britanniques stimulés par des pasteurs fanatisés et antipapistes. Le lendemain,
Port-Royal était nommée Annapolis en l'honneur d'Anne Stuart, reine
d'Angleterre et d'Écosse depuis 1702. L'article 5 de
la reddition acceptée par la capitaine Francis Nicholson concernait la
population acadienne:
Article 5
Les habitants, à une portée de canon
du fort, auront le droit de conserver leurs biens, en prêtant
serment d'allégeance à Sa Majesté britannique; s'ils s'y refusent,
ils auront deux ans pour vendre leurs propriétés et se retirer
ailleurs. |
Cette question du serment d'allégeance ne faisait que commencer.
Elle prendra quarante-cinq ans à se régler et ce sera par la déportation des
Acadiens. Les Britanniques occupèrent l'Acadie dès le 13 octobre 1710.
La garnison française, les officiers civils et quelques familles, formant un peu
plus de 250 personnes, s'embarquèrent pour la France sur trois navires; ils
arrivèrent à Nantes le ler
décembre 1710.
L'ex-gouverneur Subercase,
accusé de négligence par quelques officiers, blâmé par le gouverneur général de
la Nouvelle-France, Philippe de Rigaud de
Vaudreuil
«pour la facilité avec laquelle la ville s'est rendue»
(Vaudreuil au ministre, 25 avril 1711), et le
ministre Pontchartrain, fut traduit
en conseil de guerre à Rochefort, mais rapidement acquitté.
De son côté, le capitaine Nicholson avait aussitôt
débaptisé Port-Royal en Annapolis Royal, en l'honneur de la reine
Anne Stuart, reine d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande. Avant de rentrer à Boston, Francis Nicholson transmit le commandement de la
colonie au colonel Samuel Vetch qui devait parcourir le pays en despote hanté
par la frayeur d'un soulèvement de masse. Il imposa des contributions de guerre,
exigea le serment d'allégeance et incendia les fermes de ceux qui manifestaient
la moindre résistance. Quant au gouverneur de la Nouvelle-France,
Philippe Rigaud de Vaudreuil, il
fut averti que le colonel Vetch se vengerait sur les Acadiens s'il
intervenait. Vaudreuil fit en sorte de maintenir les Abénaquis dans l'alliance
française afin de saper le moral des Britanniques et d'entretenir les Acadiens
«dans la fidélité qu'ils doivent au roi de France». Au début de 1711, le
ministre Pontchartrain, tardivement convaincu de l'importance de l'Acadie,
ébaucha de vagues projets pour reprendre Port-Royal. À cette fin, il voulut
envoyer de Subercase servir à Québec sous les ordres de Vaudreuil, mais
l'ex-gouverneur refusa. Après 1713 (traité
d'Utrecht), Francis Nicholson servit comme gouverneur de la Nouvelle-Écosse,
puis de Terre-Neuve et devint le premier gouverneur royal de Caroline du Sud.
Depuis sa fondation
en 1604, l'Acadie avait changé d'allégeance pas moins de huit
fois (en un siècle):
Période |
Nombre d'années |
Régime |
1604-1613 |
9 |
France |
1613-1632 |
19 |
Grande-Bretagne |
1632-1654 |
22 |
France |
1654-1667 |
13 |
Grande-Bretagne |
1667-1690 |
23 |
France |
1690-1697 |
7 |
Grande-Bretagne |
1697-1710 |
13 |
France |
1710-1713 |
3 |
Grande-Bretagne |
Entre 1604 et 1713, soit durant cent neuf années, la France
avait administré l'Acadie pendant soixante-sept ans (61 %); la Grande-Bretagne,
quarante-deux ans (39 %). La
colonie de l'Acadie avait été tour à tour française et anglaise, et
avait servi de monnaie d'échange entre la France et la Grande-Bretagne. Ce fut donc un
territoire aux frontières constamment contestées, fluctuant au gré des attaques
et des traités : le traité de Saint-Germain-en-Laye (1632), le traité de Breda (1667),
le traité de Ryswick
(1697) et le traité d'Utrecht (1713), ce dernier cédant définitivement
la colonie à la
Grande-Bretagne. En somme, la ténacité des Britanniques pouvait apparaître sans égale dans
le monde. Une défaite n'avait jamais été définitive.
Jusqu'en 1710, les Acadiens en étaient venus à croire que
l'occupation anglaise était temporaire et cesserait au prochain traité.
Pour terminer sur l'Acadie de la Nouvelle-Écosse, laissons
au chirurgien Dièreville (Relation du voyage du Port Royal, 1708) qui y
séjournait en 1700, le soin de tracer l'émouvant bilan de cette Acadie bientôt perdue:
Ne
finissons pas leur Histoire
Sans y mette un beau trait de leur fidelité.
Cent fois la Nouvelle Angleterre,
La plus voisine de leur terre,
A voulu les soûmettre & ranger sous sa loy;
Ils ont plûtôt souffert tous les maux de la guerre,
Que de vouloir quitter le parti de leur Roy.
De tous leurs Bestiaux le carnage,
De leurs maisons le brûlement,
Et de leurs meubles le pillage,
C'étoit des
Ennemis le commun traitement. |
Dans quel temps
marquoient-ils avoir tant de constance?
Dans le temps même que la France
Ne pouvoit pas les soulager,
Et qu'on leur promettoit une entière assistance,
S'ils avoient bien voulu changer.
Ils ne se laissoient point aller à cette amorce,
Ils ne vouloient point être Anglois,
Et de tout leur courage ils défendoient leurs droits ;
Contraints de céder à la force,
Tous vaincus qu'ils étoient, ils demeuroient François. |
Vaincus mais français, les Acadiens le vivront et le
prouveront, un demi-siècle plus tard, lors de la Déportation!
Au moment de la signature du traité d'Utrecht
de 1713,
la France
perdait le cœur
historique de l'Acadie, là où résidaient la plupart des Acadiens. Malgré les
pressions exercées par la France
pour les déplacer vers les territoires restés français, par exemple l'Acadie
continentale ou l'Acadie «de la terre ferme», sinon l'île Saint-Jean ou l'île
Royale, les résultats furent à
peu près nuls. Les Acadiens préférèrent demeurer en Nouvelle-Écosse, sous régime
anglais, parce que leurs terres y étaient nettement supérieures. Leur population
en 1714 était estimée à environ 2500 individus.
Les Acadiens
habitaient ce pays depuis plus d'un siècle. Que s'est-il passé après 1713
dans la portion de ce qui restait de l'Acadie française?
Jusqu'alors, l'Acadie continentale n'avait pas beaucoup été
colonisée par les
Français, sauf sur les abords de la baie Française (baie de Fundy) et du fleuve Saint-Jean, et
ce territoire constituait une sorte de «terre vierge» en Nouvelle-France entre l'Acadie
péninsulaire (Nova Scotia) et le Canada.
7.1 La rupture de l'équilibre des forces
|
Au lendemain du traité d'Utrecht, afin de
modifier l'équilibre des forces politiques à son avantage, la France avait décidé de remplacer sa
colonie de Plaisance qu'elle venait de perdre sur l'île de Terre-Neuve par la
création d'une nouvelle colonie, la
colonie de l'Île-Royale, qui comprenait l'île du Cap-Breton
dorénavant renommée île
Royale, avec Louisbourg comme capitale, ainsi que l'île Saint-Jean
(aujourd'hui l'île du Prince-Édouard), incluant les petites îles de la Madeleine
dans le golfe Saint-Laurent.
Ainsi, dans cette grande région des Maritimes, la France déplaçait son centre
de gravité de Port-Royal vers Louisbourg, où on allait construire une grande
forteresse au coût de 30 millions de livres,
l'Acadie péninsulaire, devenue anglaise, ne faisant manifestement plus partie, du moins dans
l'immédiat, des préoccupations
de Versailles. À long terme cependant, la France disait vouloir reprendre
l'Acadie à partir de Louisbourg. Par ailleurs, la France n'avait pas oublié
l'intérêt stratégique de l'Acadie comme tête de pont
entre Louisbourg, le Canada et la Louisiane. |
- L'Acadie
continentale
C'est alors qu'elle
s'était retranchée sur cette Acadie
continentale qu'on appelait «l'Acadie de terre ferme», zone qui
correspond aujourd'hui au Nouveau-Brunswick. Cette région était demeurée peu
développée et encore peu peuplée; elle abritait surtout des Micmacs et
des Abénaquis, mais aussi un certain nombre d'Acadiens dispersés le
long de la rive nord de la baie Française, ainsi que sur les bords du fleuve Saint-Jean et dans
l'isthme de Chignectou. Il n'y avait que fort peu de Français
ou
d'Acadiens au nord de l'Acadie continentale. Quant aux frontières de l'Ouest, les Français
soutenaient que la limite de l'Acadie était à la rivière Kennebec,
les Anglais la ramenaient à la rivière Pentagouet (Penobscot, en
anglais) plus à
l'est, parfois même à la rivière Sainte-Croix, encore plus à l'est.
Au milieu de ces disputes entre Blancs, le pays restait aussi et
avant tout le territoire des Abénaquis, appelés aussi les Pentagouets.
Au cours des prochaines décennies, les Français tentèrent de
développer l'Acadie continentale en exerçant des pressions pour que les
Acadiens viennent peupler la région. De fait, quelque 3000 Acadiens de la
Nouvelle-Écosse finiront par traverser en Acadie française. Les Français
se mirent aussi à construire des forts (Beauséjour,
Gaspéreau, Saint-Jean), afin
de se protéger contre les Britanniques, délimiter leur territoire et
solliciter plus facilement les Acadiens.
Effectivement, alors que l'Acadie continentale était auparavant très peu
peuplée, les Acadiens commencèrent à y affluer. Avant la prise de Louisbourg
à l'île Royale,
ils avaient fondé de nombreux villages. Mentionnons Sainte-Anne-des-Pays-Bas
(aujourd'hui Fredericton) près du fleuve Saint-Jean. Puis, sur la côte est,
Gédaïque (Chédiac),
devant la baie Verte (détroit de Northumberland); et, plus au nord, Miramichi,
Pointe-à-l'Église, Tracadie, Shippagan, Nipisiguit, Caraquet.
|
Pour les Français, il
était capital d'attirer le plus grand nombre possible d'Acadiens vers des
centres de peuplement périphériques. Or, les Britanniques n'avaient pas
intérêt à laisser se développer ce mouvement migratoire, car celui-ci
contribuait à fortifier la présence française, d'autant plus que l'île
Saint-Jean et l'île du Cap-Breton (île Royale) étaient
restées françaises, et que la France prétendait toujours à l'Acadie
continentale.
De plus, selon un mémoire de l'intendant
Jean Talon rentré à Paris, le roi de France comptait renforcer la colonie à Pentagouet (aujourd'hui dans le Maine), la frontière la plus à l'ouest de
l'Acadie continentale, et la relier à Québec par terre, distant de seulement
huit ou dix jours de marche, ou par la rivière Kennebec et la rivière
Chaudière. Il ne restait qu'à prévoir des entrepôts et des forts jalonnant
le chemin de Québec à la baie Française. Comme le Canada manquait d'un port
d'hiver, les exportations pourraient se faire par l'Acadie durant les mois
où le Saint-Laurent était gelé. Prévoyants, les Britanniques s'emparèrent du
fort de Pentagouet, le 17 juillet 1670, soit trois ans après le
traité de 1767 rendant toute l'Acadie à la France.
|
Les Français reprirent possession de Pentagouet le 5 août suivant. Il devenait urgent pour les
Britanniques de s'emparer de l'Acadie. Malheureusement pour les habitants,
l'Acadie continentale avait été contestée aussitôt après 1713 par la
Grande-Bretagne qui considérait que ce territoire lui appartenait.
L'Acadie française n'était séparée de l'Acadie anglaise que par
l'isthme de
Chignectou, entre la baie Française à l'ouest et la baie Verte à l'est.
- L'île Royale
Les autorités françaises firent des efforts
pour inciter les Acadiens à venir s'installer à l'île Royale, mais peu d'entre
eux finirent par accepter: entre 1713 et 1734, seules 67 familles acadiennes,
sur un total de 500, émigrèrent à l'île Royale. On peut croire que ces Acadiens
sont ceux qui ont le plus
manifesté leur désir de «rester Français», mais il est difficile d'évaluer dans
quelle mesure leur décision a pu être contrainte.
Au
recensement de 1752, la population de l'île atteignait 3500, dont plus de la
moitié à Louisbourg même. L'île n'attirait pas beaucoup les Acadiens parce que
la vie agricole y était peu développée : la pêche constituait l'industrie
principale, alors que la traite des fourrures était inexistante. Les Acadiens
étaient avant tout des agriculteurs et des éleveurs, non des pêcheurs ou des
navigateurs.
À partir de 1750, plus d'Acadiens, qui
cherchaient à éviter la tourmente imminente, ont commencé à affluer à l'île
Royale, surtout à Port-Toulouse. D'une
centaine en 1749, ils étaient plus de 550 en 1752. Ces Acadiens y ont séjourné
pendant un certain temps, mais la majorité serait retournée en Acadie ou aurait
traversé à l'île Saint-Jean. En 1753, il ne restait plus que 200 Acadiens sur
l'île Royale. La plupart fuiront à l'île Madame.
Lors du siège de Louisbourg en 1758, il restait moins de 100 Acadiens dans la
ville fortifiée.
- L'île Saint-Jean
L'île Saint-Jean faisait partie de la colonie de l'Île-Royale.
L'île Saint‑Jean passa aux mains des Britanniques en 1726, pour être restituée
aux Français en 1730. On dénombrait alors environ 1000 habitants sur l'île
Saint-Jean, dont seulement 200 Acadiens. De nombreux établissements furent
fondés un peu partout dans le centre de l'île:
Trois-Rivières, Tracadie, Belair, Anse-aux-Sangliers, La Traverse, Grande-Anse,
Anse-aux Matelots, Anse-du-comte-Saint-Pierre, Anse-à-Pinnet, etc. Le
village de Malpec (Malpèque) fut fondé au nord-ouest. L'immigration française
s'arrêta au milieu des années 1730. Dorénavant, seuls des Acadiens allaient
venir peupler l'île considérée alors comme une annexe agricole ou le «grenier»
de Louisbourg. En 1735, quelque 37 % de la population était d'origine acadienne,
les autres habitants étaient des Français ou des Basques. Le recensement de 1755
révélait une population de 2969 habitants, dont 2000 Acadiens qui s'étaient
réfugiés à l'île Saint-Jean en raison de la déportation annoncée par les
Britanniques en Nouvelle-Écosse.
7.2 Des frontières imprécises
À la signature du traité d'Utrecht
de 1713, les Français avaient insisté pour que l'Acadie
continentale ne fût pas incluse dans la Nouvelle-Écosse, mais le texte du traité
n'était pas très clair sur les frontières, notamment sur ce que signifiaient «les anciennes
limites». En réalité, Français et Anglais ignoraient la délimitation de ces
frontières. L'article 12 du traité demeura ambigu, de sorte que les
frontières de l'Acadie
continentale furent contestées de part et d'autre... durant quarante ans.
Article 12
Le Roy T.C. fera
remettre à la Reine de la G.B. le jour de l'échange des
ratifications du présent traité de paix, des lettres et actes
authentiques qui feront foi de la cession faite à perpétuité à la
Reine et à la couronne de la G.B. de l'isle de Saint-Christophe que
les sujets de Sa Majesté B. désormais posséderont seuls,
de la
nouvelle Ecosse autrement dite Acadie, en son entier conformément à
ses anciennes limites, comme aussi de la ville de Port-Royal,
maintenant appelée Annapolis-Royale, et généralement de tout ce
qui dépend desdites terres et isles de ce païs là, avec la
souveraineté, propriété, possession et tous droits acquis par
traitez ou autrement que le Roi T.C., la couronne de France ou ses
sujets quelconques ont eus jusqu'à présent sur lesdits isles,
terres, lieux et leurs habitants, ainsi que le Roi T.C. cède et
transporte le tout à ladite Reine et à la couronne de la G.B., et
cela d'une manière et d'une forme si ample qu'il ne sera pas permis
à l'avenir aux sujets du Roy T.C. d'exercer la pêche dans lesdites
mers, bayes, et autres endroits à trente lieues près des costes de
la nouvelle Ecosse, au Sud-Est en commençant par l'isle appelée
vulgairement de Sable inclusivement et en tirant au Sud-Ouest.
|
La France interpréta l'article 12 du traité
d'Utrecht de façon à minimiser les gains territoriaux de la Grande-Bretagne. Dès
le mois de juin 1713, le ministre de la Marine, le
comte de Pontchartrain, ordonna,
dans une lettre du 28 juin 1713 adressée au gouverneur général, Philippe de Rigaud de
Vaudreuil (père) et à l'intendant Bégon, de trouver des cartes et des
documents officiels qui témoignent d'une délimitation réduite des frontières de
l'Acadie. L'automne suivant, l'intendant Bégon fournit à Pontchartrain
l'interprétation qu'il attendait:
Les Anglois de
la Nouvelle-Angleterre prétendent outre la presqu'île connue de tout
temps sous le nom d'Acadie, l'étendu de terre qui se trouve depuis
Beaubassin jusqu'à Kaskébé [Casco, colonie du Massachusetts]. Que
leur prétention est insoutenable, cette terre n'ayant jamais été
l'Acadie, comme il paroît dans les cartes anciennes tant angloises
que hollandoises ou françoises sur lesquelles le nom d'Acadie est
marqué sur la péninsule. Que l'étendue de terre qui est depuis
Beaubassin jusqu'à la rivière St-Georges [rivière Kennebec] fait de
tout tems partie du continent de la Nouvelle-France. (Lettre de Bégon à Pontchartrain, Québec, 15 novembre 1713). |
Ainsi, pour l'intendant Bégon, les anciennes
limites de l'Acadie correspondaient à l'Acadie péninsulaire, soit la
Nouvelle-Écosse. Par conséquent, le territoire au nord de l'isthme de Chignecto
relèverait de la juridiction de la Nouvelle-France, c'est-à-dire de
l'administration du gouverneur général de Québec. Pour sa part,
Clerbaud Bergier, un marchand huguenot de La Rochelle, qui avait obtenu une
concession pour la pêche sur les côtes acadiens,
puis nommé en 1684 lieutenant du roi en Acadie, décrivait
dans un mémoire la région comme étant un territoire
qui s'étendait de l'île de Percé jusqu'à la rivière Kennebec. Bref, pour la
France, l'Acadie initiale comprenait la Nouvelle-Écosse
et ce qui constitue aujourd'hui le Nouveau-Brunswick et la Gaspésie.
Toutefois,
pour la Grande-Bretagne, ce même territoire lui revenait.
En effet, les Anglais considéraient qu'en 1621 Jacques VI d'Écosse avait concédé
un fief à William Alexander (v. 1570-1640), qui voulait fonder une nouvelle
Écosse en Amérique. Ce fief englobait alors les territoires actuels de la
Gaspésie, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse (incluant l'île du Cap-Breton),
l'île du Prince-Édouard et les îles de la Madeleine (voir
la carte). Pour les Français, la Grande-Bretagne ne possédait
rien, car ils ne reconnaissaient pas la Charte royale de 1621, qui avait été
annulée par le traité de Breda de
1667, lequel accordait l'entière souveraineté de la France à toute l'Acadie.
Évidemment,
les Français
concédaient les dispositions prévues au traité d'Utrecht de 1713, c'est-à-dire
Port-Royal et la Nouvelle-Écosse péninsulaire, ainsi que l'île de Sable au sud-ouest.
Par conséquent, tout le reste de l'ancien fief de William Alexander redevenait une possession
française. En réalité, les deux puissances
européennes continuèrent d'organiser leurs politiques coloniales en fonction de
leurs propres revendications territoriales.
La France
et la Grande-Bretagne formèrent en 1750 une commission mixte pour fixer les
frontières. Le marquis Roland-Michel
Barrin de La Galissonnière, alors commissaire du roi et
chef d'escadre, et Étienne de Silhouette,
contrôleur général des Finances, faisaient
partie de la délégation française; William Shirley, gouverneur du Massachusetts, et William Mildmay,
diplomate anglais,
représentaient la délégation britannique. Pour les Britanniques, toute la région du
fleuve Saint-Jean comprise entre Canseau (Canso) et Gaspé était un territoire anglais, ce
qui semblait nettement exagéré pour les Français. En effet, c'était couper toute
communication par terre avec le Canada et l'île Royale (Louisbourg). De plus, la
Grande-Bretagne soutint même que le fleuve Saint-Laurent constituait la ligne
de démarcation la plus naturelle et la plus juste entre les possessions des deux
royaumes. De quoi faire bondir l'ancien gouverneur
Frontenac de sa tombe! Pendant ce
temps, les autorités coloniales de la Nouvelle-France durent se tourner vers
leurs alliés abénaquis, malécites et micmacs, qui occupaient déjà le territoire
convoité par les deux puissances européennes, et s'engager à soutenir
militairement ces nations pour qu'elles s'opposent à la colonisation
britannique. La France fit valoir que le territoire situé au nord de l'Acadie
péninsulaire (la Nova Scotia) ne pouvait devenir une possession anglaise,
puisqu'il avait toujours appartenu aux Abénaquis, aux Malécites et aux Micmacs.
Afin de respecter le
traité d'Utrecht, la
France ne pouvait officiellement envoyer des soldats pour soutenir ses alliés
amérindiens. C'est pourquoi, à partir de 1722, elle finança une véritable
guérilla en faisant parvenir une aide annuelle de 2000 livres françaises aux Abénaquis, un montant qui fut doublé trois ans plus tard. C'est dans un tel
contexte qu'éclata une guerre entre Britanniques et Abénaquis, après une succession de raids amérindiens dans les campagnes
de la Nouvelle-Angleterre, suivis de contre-attaques britanniques dans les
villages indiens. Quant aux Micmac et aux Malécites, ils attaquèrent
intensivement les établissements britanniques de la Nova Scotia. Les
missionnaires français servirent d'interprètes entre les autorités coloniales et
les chefs amérindiens; l'abbé Pierre-Antoine Maillard, l'abbé Jean-Louis Le Loutre et le
sulpicien François Picquet furent les missionnaires français qui se sont le plus
illustrés. Toute cette stratégie était une façon pour la France de maintenir sa
présence en Acadie, tout en minimisant les coûts stratégiques du traité
d'Utrecht... en attendant de reprendre l'Acadie péninsulaire (la Nova Scotia).
De fait, les autorités françaises avaient tout intérêt à ce que leurs alliés
amérindiens occupent les zones territoriales dont la souveraineté française
était revendiquée par la Grande-Bretagne.
Les négociations
franco-britanniques sur les frontières de l'Acadie perdurèrent délibérément sans grands résultats jusqu'en 1755 à Paris. En
décembre 1750,
dans son Mémoire sur les colonies de la France dans l'Amérique septentrionale,
La Galissonière avait signalé l'inquiétude que
causaient les Britanniques en Amérique
du Nord :
Tandis que la paix paroit avoir comme assoupi la jalousie des
Anglois en Europe, elle éclate dans toute sa force en Amérique; et
si on n'y oppose dès apresent des barrières capables d'en arrêter
les effets, cette Nation se mettra en état d'envahir entièrement les
Colonies françoises au commencement de la premiere guerre. |
En conséquence, les deux empires se
préparèrent à une nouvelle guerre. Pendant ce temps, quelque 500 colons
britanniques devaient cohabiter avec plus de 10 000 Acadiens en
Nouvelle-Écosse (la Nova Scotia).
7.3 La préparation à
la guerre
Le Mémoire sur les colonies de
la France dans l'Amérique septentrionale de décembre 1750 présentait les «raisons
essentielles et capitales» de veiller avec soin à la conservation, à la
consolidation et à l'expansion de la colonie de l'Acadie, s'appuyant sur le
principe de la colonisation systématique: «On
doit se déterminer à envoyer beaucoup de monde à la Nouvelle-France, afin de
mettre ceux qui en ont l'administration en état de travailler en même temps aux différents établissements proposés.»
La Galissonière insistait
par la même occasion sur l'importance
stratégique de conserver l'Acadie.
|
Le gouverneur décida unilatéralement que la
France possédait tout l'isthme de Chignectou reliant la Nouvelle-Écosse à
l'Acadie française, ainsi
que toute la baie Française (baie de Fundy). En 1750, les Français
avaient même incendié le village de Beaubassin, situé en Nouvelle-Écosse,
afin de forcer les Acadiens à déménager du côté français.
D'autres villages furent aussi incendiés sous l'initiative de l'abbé
Le Loutre, l'objectif étant le suivant: si leurs villages étaient
détruits, les Acadiens seraient forcés de quitter les lieux où ils
vivaient parmi les Anglais pour aller s'établir dans des territoires
français.
Puis le gouverneur de la
Nouvelle-France, le marquis de La
Jonquière, fit ériger sur la frontière ainsi tracée les forts Beauséjour
et Gaspéreau. De l'autre côté de la frontière, les Britanniques avaient construit le
fort Lawrence. Lorsque ces derniers prirent le fort Beauséjour le 16 juin 1755, ils le renommèrent "Fort Cumberland",
après avoir incendié le fort Lawrence pour éviter toute occupation
ultérieure par les troupes françaises. Dès lors, la population de
l'Acadie continentale était livrée sans défense aux troupes
britanniques qui s'approprièrent le territoire en conquérants. |
Entretemps, certains Acadiens s'étaient enfuis vers le territoire de
l'Acadie continentale et, à partir de cette région, poursuivaient avec l'aide
des Amérindiens une guérilla
sans relâche dans les zones britanniques. Cette guérilla fut importante, puisque
de nombreuses troupes britanniques parurent nécessaires pour garder les
frontières à l'ouest de la Nouvelle-Écosse, avec un succès bien mitigé. Même la
capitulation de l'armée française, en septembre 1760, n'ébranla pas apparemment
les partisans acadiens qui ne voulaient pas se rendre aux Britanniques.
Finalement, ce sont des officiers français qui convainquirent ces Acadiens de
déposer les armes et de respecter la capitulation. Évidemment, ces Acadiens ne
se prétendaient plus des «Français neutres».
Le traité d'Utrecht de 1713 cédait à la Grande-Bretagne
bien plus
que l'Acadie. En effet, la Nouvelle-France perdait trois de ses colonies:
Plaisance (la
colonie de Terre-Neuve) avec l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon,
la Baie-d'Hudson (moins la baie James) et
l'Acadie péninsulaire (voir
la carte de la Nouvelle-France après le traité d'Utrecht).
Il restait à la France la Louisiane, le
Canada avec les «Pays d'en haut» (Ontario actuel), puis l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard), les
petites îles de la Madeleine et
l'île du Cap-Breton, ainsi que l'Acadie continentale, qui sera toujours
contestée par les Britanniques. Soulignons aussi que le
Canada était dorénavant borné par des colonies anglaises: au nord par la Baie-d'Hudson, à l'est par
Terre-Neuve et au sud-est par la Nouvelle-Écosse. Le vieux roi qu'était devenu
Louis XIV
(il avait 75 ans en 1713) avait préféré perdre l'Acadie, la Baie-d'Hudson et la
colonie de Plaisance,
mettre l'Europe à feu et à sang durant sept ans, et endetter la France durant des
générations, afin de permettre à son petit-fils de monter sur le trône d'Espagne.
C'était le siècle de l'absolutisme royal, les populations du royaume n'ayant aucun pouvoir
sur les décisions de leur monarque. Pour les monarques, les peuples n'existaient
pas: les pays ne représentaient qu'un jeu de cartes à échanger contre d'autres.
Les gens qui habitaient ces pays, avec leurs morts, leurs souffrances et leurs
malheurs, n'entraient guère en ligne de compte.
En obtenant le territoire de l'Acadie péninsulaire, la Grande-Bretagne
héritait aussi de sa population acadienne. Dès lors, la plupart des Acadiens durent apprendre à vivre en territoire anglais
— l'Acadie anglaise pour les Français, la Nova Scotia pour les Britanniques – en
tant que «sujets de Sa Majesté» britannique. Mais ils avaient en même temps été autorisés par la
reine Anne Stuart d'Angleterre (6 février 1665 – 1er août 1714) à quitter la colonie sans conditions.
Puis George Ier succéda à la reine Anne. Le
nouveau roi, également duc de Brunswick-Lunebourg (Hanovre) et prince-électeur
du Saint-Empire romain germanique à partir de 1698, avait l'allemand comme
langue maternelle et le français comme langue seconde. Non seulement il
préférait résider en Allemagne, mais il ne comprit jamais l'anglais et laissa
les politiciens britanniques s'occuper des affaires de son royaume.
De
son côté, la France tenta d'attirer les Acadiens vers la
colonie de l'Île-Royale (Louisbourg), le nouveau centre
économique qui remplaçait Plaisance (Terre-Neuve), et qui comprenait l'île Saint-Jean,
laquelle devait servir de
colonie agricole pour la forteresse de Louisbourg. L'entreprise de transfert de
la population connut très peu de succès, car
la plupart des Acadiens décidèrent de demeurer en Nouvelle-Écosse, les
conditions de vie étant jugées plus difficiles dans les deux îles, fussent-elles
françaises. Ils ne
voulaient pas des terres rocailleuses de l'île Royale (Cap-Breton) et préféraient leurs
terres fertiles de la Nouvelle-Écosse. De plus, ils ne trouvaient pas dans ces îles les marais qui étaient essentiels à leur
système agricole. De toute façon, les Acadiens se considéraient chez eux,
car presque toute l'armée de la Nouvelle-Angleterre était repartie; il ne
restait que 200 hommes de l'infanterie et 250 volontaires coloniaux. Samuel Vetch
(1668-1732) assumait le commandement d'Annapolis Royal (le nouveau nom de Port-Royal) au
milieu d'une population française relativement hostile. En fait, la plupart des
Acadiens continuèrent d'appeler Annapolis Royal par son ancien nom de
Port-Royal. Pour eux, rien n'avait vraiment changé.
8.1 L'organisation de la colonie
De 1713 à 1720, la Nouvelle-Écosse connut un régime militaire.
Un conseil de douze membres, pour la plupart des militaires,
exerçait les pouvoirs législatifs, alors qu'une General Court
administrait la justice. On introduisit le système monétaire de la
colonie du Massachusetts, ce qui facilitait les échanges entre les
deux colonies.
Gouverneurs de la
Nouvelle-Écosse |
Lieutenants-gouverneurs |
1657-1670 : Thomas Temple |
1711-1717 : Thomas Caulfield |
1710-1715 : Samuel Vetch
|
1724-1739 : Lawrence Armstrong |
1717-1740 : Richard Philipps |
1756-1761
: Robert Monckton |
1740-1749 : Paul Mascarène |
1763-1766 : Montague Wilmot |
1749-1752 : Edward Cornwallis |
1766-1776 : Michael Francklyn |
1752-1756 :
Peregrine Thomas
Hopson |
1780-1782 : Andrew Snape Hamond |
1756-1760 : Charles Lawrence |
- |
|
En 1720, la
Grande-Bretagne accorda un gouvernement civil avec un gouverneur comme
représentant officiel du roi. Comme peu de gouverneurs acceptèrent de séjourner
dans la colonie, ce sont des lieutenants-gouverneurs qui administrèrent la
Nouvelle-Écosse. À l'exemple des autres colonies britanniques, le
gouvernement colonial avait les pleins pouvoirs. C'était un Exécutif
qui disposait d'un droit de véto sur tout. Mais, à la différence des
autres colonies britanniques, la Nouvelle-Écosse ne jouissait pas
d'une assemblée législative de peur que les Acadiens, la population
majoritaire, puisse contrôler son fonctionnement.
|
L'Administration britannique de l'époque était beaucoup plus préoccupée de
faire des Acadiens de «bons sujets britanniques» que de former un gouvernement
démocratique. Quoi qu'il en soit, les assemblées législatives des autres colonies ne
bénéficiaient pas des pouvoirs qu'elles auraient bien souhaités. Ce sont des délégués qui
votaient les lois, mais le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur disposait
d'un droit de véto: il pouvait désapprouver les lois. De plus, c'était la première fois que la Couronne anglaise de religion anglicane administrait un
territoire catholique. C'est pourquoi elle exigeait un serment d'allégeance. Cette
question du serment d'allégeance allait devenir une véritable épine aux pieds
autant des
administrateurs britanniques que des Acadiens.
Pendant ce temps, les Acadiens continuèrent en Nouvelle-Écosse de parler la
langue de leurs ancêtres. Ils s'exprimaient en général dans un français populaire
resté proche des parlers régionaux de France. Ils ne parlaient plus le poitevin
et étaient devenus familiers avec le «français du roy».
8.2 La période des accommodements
Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse ne se faisaient guère d'illusion, ils
savaient que la France de Louis XIV (qui décédera en 1715) les avait abandonnés par un traité
(1713) dont ils
n'avaient même pas été informés. Ils devenaient ipso facto
des «sujets anglais» de Sa Majesté britannique, mais ils se savaient indispensables
pour les autorités britanniques. Effectivement, comme il n'y avait pas
encore d'agriculteurs britanniques en Nouvelle-Écosse, les autorités coloniales
firent pression pour que les Acadiens fournissent en vivres la garnison; elles firent
tout en leur
possible pour éviter qu'ils ne quittent la colonie. Malgré la promesse de la
reine Anne Stuart, les autorités locales limitèrent les libertés des Acadiens dans leurs
déplacements afin de les garder sous leur contrôle, sans d'autres
droits que ceux de pratiquer leur religion et de nourrir les soldats et les
administrateurs. Progressivement, les Acadiens délaissèrent la région
de Port-Royal devenu Annapolis Royal, trop près du pouvoir, pour se concentrer dans la région du
bassin des Mines au fond de la baie de Fundy (l'ancienne baie Française) et
aussi à Beaubassin dans l'isthme de Chignectou.
Samuel Vetch,
commandant de la garnison d'Annapolis Royal, croyait dès 1714, donc au lendemain
du traité d'Utrecht, qu'il valait
mieux
exiler les Acadiens dans «les Antilles françaises», mais il considérait aussi,
dans un Memoire en date du 24 novembre 1714, que des conséquences
négatives pouvaient en découler du fait que la Nouvelle-Écosse se viderait de
tous ses habitants et que leur départ viendrait éventuellement accroître et enrichir la
colonie de
l'Île-Royale. Il faut aussi rappeler que les Britanniques craignaient les Indiens
— leurs «pires ennemis» — comme
la peste: la présence des Acadiens pouvait contribuer à les calmer. Cette
lettre (en traduction) écrite le 1er novembre 1715 à Annapolis
Royal par le lieutenant-gouverneur Thomas Caulfield au Bureau du commerce
(Board of Trade) ne laisse aucun doute à ce sujet:
[...] Depuis
mon arrivée ici, j'ai toujours remarqué l'empressement des Acadiens
à nous rendre service, chaque fois que l'occasion leur en était
offerte. Si quelques colons anglais, choisis parmi des gens
industrieux, charpentiers, forgerons, nous étaient envoyés, le pays
en retirerait certainement du profit; mais au cas où les habitants
français nous quitteraient, nous ne pourrions jamais réussir à
mettre nos familles anglaises à l'abri des attaques des Indiens, nos
pires ennemis ; tandis qu'en restant avec nous les Acadiens nous
seraient une sauvegarde contre ces barbares. Vos Seigneuries verront
qu'étant donné le nombre des troupeaux que les Acadiens ont avec eux
à l'heure actuelle, nous pourrions d'ici à deux ou trois ans, pour
peu qu'on y mette de bonne volonté, nous trouver pourvus de tout le
nécessaire sans avoir à recourir au dehors. |
Bref, la présence des Acadiens en Nouvelle-Écosse faisait l'affaire de tout
le monde. Les Acadiens voulaient rester sur leurs terres, les Britanniques avaient
besoin des agriculteurs acadiens pour fournir des vivres à la garnison et se
protéger des Indiens, et la
France considérait que la présence des Acadiens en Nouvelle-Écosse pouvait
empêcher une éventuelle colonisation britannique.
Mais le paradoxe demeurait :
l'Acadie anglaise restait française et les Acadiens occupaient les
meilleures terres. Quant aux Indiens, ils poursuivaient leurs mesures de
harcèlement contre les
Britanniques. Enfin, la colonie britannique de la Nouvelle-Écosse se trouvait dans une
situation incommodante. Elle était coincée à l'est par la
dangereuse forteresse de Louisbourg sur l'île Royale (Cap-Breton) et au
nord-ouest par la menace de l'alliance franco-amérindienne. La colonie était
donc encerclée par une masse française qui la rendait inconfortable au plan de la
sécurité. En un sens, le traité d'Utrecht de 1713 n'avait rien réglé.
8.3 L'épineuse question du serment d'allégeance
Les Acadiens habitaient la Nouvelle-Écosse, c'est-à-dire «en
territoire anglais». Pour la Grande-Bretagne, ils étaient non
seulement des
«ennemis», mais aussi des papistes honnis par tous les protestants de la
Nouvelle-Angleterre. Il fallait donc s'assurer de leur fidélité au monarque
anglais. La
pratique du serment d'allégeance devait dès lors s'appliquer aussi aux Acadiens, comme il
était d'usage dans l'empire. Il était impensable qu'un sujet britannique puisse
refuser de prendre les armes pour soutenir les intérêts du souverain. Or, un serment
inconditionnel rendait les Acadiens aptes au service militaire et les
contraindrait ultimement à prendre les armes non seulement contre la France,
mais aussi contre les membres de leurs propres familles éparpillées dans les
régions limitrophes.» Pour les Acadiens, rien dans le traité de paix de 1713 ne
mentionnait qu'ils devaient prêter un serment d'allégeance à la couronne
britannique pour devenir sujet du roi.
Les Acadiens étaient bien prêts à promettre
fidélité au roi d'Angleterre, mais ils tenaient farouchement à conserver leur
neutralité en cas de guerre. C'est pourquoi ils refusèrent de prêter
ce serment d'allégeance inconditionnelle, lui préférant un «serment de neutralité» en cas de
conflit entre la Grande-Bretagne et la France, avec la promesse de
pratiquer leur religion. Le 15 mars 1715, quelques Acadiens du bassin des Mines,
près de Grand-Pré, acceptèrent de prêter serment au roi d'Angleterre en ces
termes:
Moy Je promes
sincerement Et jure que je veu Etre fidelle et tenir une Veritable
alegence a Sa majesté le Roy Goerge. Insy aide mon Dieu. |
D'autres préférèrent déménager à l'île Royale. De son côté,
Pontchartrain, le secrétaire d'État
à la Marine et aux Colonies, désirait augmenter la population acadienne sur
l'île Royale, sinon, croyait-il, elle n'aurait pas la force de se défendre lors
de la prochaine «guerre aux Anglais». Bien que le gouverneur général,
Philippe de Vaudreuil, lui ait
expliqué la réticence des Acadiens à se «transplanter» ailleurs, Pontchartrain
lui demanda de trouver «les moyens de les y déterminer aussi bien que les
Sauvages d'Acadie». Au besoin, il fallait réclamer l'aide des missionnaires pour
cette tâche.
Très dévoués, les hommes de Dieu entreprirent alors de prêcher
à leurs ouailles que leur salut éternel était en danger s'ils demeuraient sujets
d'une couronne protestante. Ils leur expliquèrent que, en dépit de l'occupation
des Anglais protestants, les Acadiens n'avaient cessé d'être les sujets de Sa
Majesté très chrétienne. Par conséquent, ils avaient le devoir de défendre la
vraie religion qui était menacée. Puis les missionnaires mirent en garde les
Abénaquis contre le gouverneur du Massachusetts, Samuel Shute (1662-1742), qui
convoitait leur pays et viendrait le prendre. Sous les ordres du ministre de la
Marine, Vaudreuil dut fournir en catimini des armes et des munitions aux alliés
abénaquis afin qu'ils commencent dès 1718 à attaquer les établissements
britanniques élevés le long de la rivière Kennebec, et ce, au risque de rompre
les accords du traité d'Utrecht
de 1713.
Dans ce traité, l'article 14
contenait une sérieuse réserve pour ce qui a trait à la pratique de la religion: «Ceux
néanmoins qui voudront y demeurer et rester sous la domination de la Grande-Bretagne doivent jouir de l'exercice de la religion catholique romaine,
en tant que le permettent les lois de la Grande-Bretagne.» Or, les lois
de la Grande-Bretagne ne permettaient pas grand-chose au chapitre de la
religion. Pour les Acadiens, il n'était pas question de prêter
serment au chef d'une Église schismatique et anticatholique. La situation se
transformait en une «guerre de religion». À cette époque, ce qui causait
réellement un problème, c'était la
religion, pas la langue. Comme il était de coutume alors, aucune
disposition du traité ne prévoyait quelque mesure que ce soit en matière de protection
linguistique. On n'y pensait probablement même pas.
Cette situation conflictuelle contribua en partie à forger la culture acadienne,
dont un certain esprit d'accommodement avec la présence anglaise. La
coexistence avec les Britanniques fut vite perçue comme une façon «normale» de vivre en Amérique
du Nord, d'autant plus que toute une génération de jeunes n'avait jamais connu
le Régime français. Dès cette époque, un certain nombre d'Acadiens apprirent l'anglais, le
bilinguisme pouvant devenir désormais utile. La situation minoritaire allait
dorénavant faire partie du destin des Acadiens. La France n'enverrait plus d'immigrants; la
seule façon de peupler l'Acadie de francophones catholiques demeurait l'accroissement
naturel, qui fut pour l'époque exceptionnellement élevé.
Après 1713, soit durant tout le Régime britannique, les Acadiens furent plus
souvent en contact avec les Anglais et les Amérindiens qu'avec les Français, une
situation qui explique les débuts d'anglicisation du français acadien, ainsi que
de l'usage fréquent de mots micmacs (plus d'une centaine de mots), sans oublier
l'attitude d'accommodement face à la domination britannique.
8.4 Une neutralité illusoire
En 1727, afin d'apaiser les «embarrassants et encombrants»
Acadiens, le gouverneur Richard Philipps
(de 1717 à 1740) leur avait concédé le privilège de prêter serment d'allégeance
à la Couronne anglaise, avec la réserve qu'ils n'auraient pas à prendre les
armes contre le roi de France. Il avait eu la précaution de ne pas informer les
autorités de Londres qu'il avait fait cette promesse verbale aux Acadiens.
- Une garantie verbale
Rassurés par cette garantie
(non écrite), les Acadiens observèrent une neutralité générale pendant vingt-cinq
ans. En prêtant un serment d'allégeance au roi d'Angleterre, ils
craignaient de voir les Indiens se retourner contre eux. Les délégués
acadiens avaient affirmé au gouverneur Philipps en 1720: «Il est notoire que nous ne pouvons
pas prester serment à Sa Majesté britannique sans courir un risque très certain
d'estre esgorgés dans nos maisons par les Sauvages, lesquels nous en menacent
tous les jours.» Il était toutefois peu probable que les Acadiens aient vraiment
eu à craindre
d'être «esgorgés par les Sauvages», sauf si les Français exerçaient des
représailles contre les Acadiens en se servant de leurs alliés indiens.
En 1730, les Acadiens obtinrent une formule de serment d'allégeance qui ne
contenait aucune disposition expresse concernant l'obligation de porter les
armes dans l'éventualité d'un conflit majeur.
Je Promets et Jure sincerement en Foi de
Chretien que Je serai entierement Fidele, et Obeirai Vraiment Sa
Majeste Le Roy George Second qui Je reconnoi pour le Souverain
Seigneur de l'Acadie ou Nouvelle-Ecosse. |
En 1720, au moment où
Paul Mascarène devenait
gouverneur de la Nouvelle-Écosse, il trouvait les Acadiens bien récalcitrants:
All the orders
sent to them (inhabitants of Mines), if not suiting to their humors,
are scoffed and laughed at, and they put themselves upon the footing
of obeying no Government. |
[Tous les ordres qui leur sont envoyés
(aux habitants des Mines), s'ils ne correspondent pas à leur état
d'âme,
sont bafoués et ridiculisés, et ils estiment ne devoir obéir à aucun
gouvernement.] |
Les habitants des Mines, issus en grande partie de Port-Royal, avaient
développé un fort particularisme régional, dont
s'était plaint déjà en 1701 l'ancien gouverneur Jacques-François Monbeton
Brouillan de Saint-André. De toute façon, ils semblaient peu
réceptifs à recevoir des ordres de la part des autorités.
Mais les Acadiens ignoraient alors qu'ils avaient prêté leur
dernier serment d'allégeance avec conditions. Pour les Britanniques, les Acadiens n'étaient pas une population
«loyale», mais «passive». «The great majority remained passive, if not loyal»,
comme le croyait Paul Mascarène. Les Britanniques ne pouvaient leur faire une grande confiance.
D'après l'historien Michel Roy: «Un
revirement d'attitude ferait passer dans le camp français des milliers de
fusils.» Ça, les Anglais le savaient. Et il y avait aussi le danger amérindien...
- Entre l'arbre et l'écorce
En même temps, les Acadiens étaient pris entre l'arbre et
l'écorce: d'une
part, la Grande-Bretagne
demandaient un serment d'allégeance, d'autre part, la France les déclaraient «rebelles»
s'ils ne soutenaient pas la mère patrie. C'est pourquoi les Acadiens tentèrent de demeurer «neutres» dans les
conflits engendrés par les deux métropoles, ce qui explique que les Britanniques
les ont appelés
"Neutral French" (les «Français neutres»). Mais seuls les Acadiens se
croyaient «neutres», car Français et Britanniques les considéraient «de leur
côté». Pendant
que les Britanniques tentaient de faire prêter serment d'allégeance aux
Acadiens de la Nouvelle-Écosse, les Français exigeaient qu'ils
prêtent allégeance au roi de France.
Le 12 avril 1751, le gouverneur de la
Nouvelle-France, le marquis de La
Jonquière, émit une ordonnance proclamant «rebelle» tout Acadien
refusant l'allégeance inconditionnelle et l'incorporation aux milices sous peine
d'expulsion. En 1754, le même gouverneur menaçait les Acadiens sous contrôle
français de les chasser de leurs terres s'ils ne se soumettaient pas à son
ordonnance. En même temps,
Charles Lawrence, le lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse, proclama que tout Acadien
qui aurait juré fidélité au roi d'Angleterre et était trouvé en possession
d'armes serait considéré comme «criminel». Comme si ce n'était pas suffisant,
l'abbé Jean-Louis Le Loutre (1709-1772), un prêtre
français influent en Acadie
et ennemi juré des Anglais, menaçait d'excommunier les Acadiens et de leur
envoyer «ses Micmacs» pour les scalper. Il leur pêchait qu'être fidèle au roi de
France c'était rester fidèle à Dieu et que vivre chez les Anglais
hérétiques c'était ouvrir toutes grandes les portes de l'enfer.
Terrorisés, les Acadiens ne savaient plus
vraiment à qui il était moins risqué d'obéir. Dans ces conditions, plusieurs se
montraient favorables au maintien de la domination britannique en Acadie. En même
temps, les Acadiens ne pouvaient pas vraiment jouer la carte anglaise sans
risquer de très graves représailles advenant une victoire française. Les
infortunés Acadiens
seraient restés plutôt indifférents aux
rivalités impériales s'ils n'avaient pas eu à les subir: ils auraient
sans doute préféré vivre en paix sur leurs terres.
Si les Acadiens — et les
colons de la Nouvelle-Angleterre — avaient vécu dans une démocratie, il est
probable que la France et la Grande-Bretagne en seraient venues à cohabiter
pacifiquement. Mais les colons acadiens, comme les colons anglais, étaient tous
à la merci d'un monarque absolu, qui les projetait dans d'incessants conflits.
Même si les gouverneurs de l'Acadie et du Massachusetts, par exemple, avaient
été de connivence pour vivre en paix, une simple lettre de Versailles ou de
Londres aurait suffi à les propulser à la guerre.
- L'émigration en territoire français
L'abbé
Jean-Louis Le Loutre
s'acharnait à convaincre les Acadiens d'aller s'installer dans les territoires
français, généralement en Acadie française ou à l'île Saint-Jean. Ils leur
promettait, au nom de la France, qu'ils vivraient dans des terres aussi fertiles
et qu'ils produiraient alors des excédents qu'ils pourront ensuite vendre à la
garnison de Louisbourg. Le Loutre promettait aussi de les indemniser pour leurs
pertes et de les aider pour les trois prochaines années. Il dut même se rendre
en France en 1753 pour supplier vainement le ministre des Colonies,
Antoine-Louis Rouillé,
d'envoyer des renforts et des provisions en Acadie continentale.
En réalité, lorsque des Acadiens se résignaient à quitter
leurs terres fertiles pour se transplanter en territoires français, ils
redevenaient pauvres. Ils savaient qu'il leur fallait recommencer à défricher la
terre qui ne produirait rien durant au moins deux ans, qu'ils manqueraient
d'instruments aratoires, de victuailles, d'armes, de vêtements, etc. Il leur
faudrait quand même se nourrir alors que leurs terres demeuraient encore
improductives. En raison du blocus anglais, les vaisseaux de ravitaillement
français n'arrivaient pratiquement plus. Les Acadiens savaient aussi qu'une fois
sur le territoire français ils seraient obligés de s'engager dans la milice pour
faire la guerre au lieu de cultiver leurs terres. Beaucoup d'Acadiens qui
avaient déménagé en territoire français, que ce soit en Acadie continentale, à
l'île Saint-Jean ou à l'île Royale, regrettaient d'avoir abandonné leurs terres.
Affamés et démunis, ils préféraient parfois repasser «chez les Anglais».
- Le meilleur des deux mondes
Devant les exigences de
leur survie en territoire britannique, les Acadiens avaient choisi les conditions qui
leur apparaissaient les plus avantageuses pour répondre à leurs besoins: d'une
part, il leur fallait ménager les susceptibilités françaises en conservant une
fidélité acceptable pour la France, d'autre part, chercher à bénéficier du commerce anglais
et de la «paix anglaise», tout en tirant profit de tous les avantages de la
proximité avec Louisbourg. C'était le meilleur des deux mondes! C'étaient donc la neutralité politique et
l'adhésion commerciale avec les Anglais et les Français. D'ailleurs, les
Acadiens connurent sous la Régime anglais plus de prospérité que le régime
antérieur n'avait même jamais laissé entrevoir. La population quadrupla en un
peu plus d'une génération. C'est pourquoi
beaucoup d'Acadiens préféraient vivre sous
un régime anglais. L'intendant de la Nouvelle-France,
Jacques de Meulles (1682-1686),
avait observé ce phénomène: «Les peuples de l'Acadie sont excusables de
l'inclination qu'ils ont pour les Anglais.» Il
ajoutait aussi :
L'Acadie est présentement si peu de chose, n'estant aucunement
maintenue et ne tirant aucun secours de la France que la plupart des
habitants par la fréquentation qu'ils ont avec les Anglois et le
commerce qu'Ils font continuellement avec eux ont abandonné ces
costes pour s'establir autour de Boston, et aussy parce qu'ils ont
été tourmentés et pillés plusieurs fois par les forbans. |
Les Acadiens préféraient donc le libre
commerce sous occupation anglaise aux contraintes commerciales sous
occupation française. En même temps, les Acadiens demeuraient profondément
français et catholiques.
Ils ne pouvaient rien contre l'histoire qui les
avait fait naître «français» et «sujets du roi» de France, ce qui déjà rendait
leur neutralité plus aléatoire.
- La
fausse neutralité
Dans les faits, les Acadiens n'étaient pas «neutres». D'abord, ils étaient
d'origine française et catholique, ce qui suffisait amplement à les rendre
suspects aux yeux des Britanniques pour qui une population censément «neutre» était
néanmoins une population
«ennemie». Or, les Acadiens avaient la responsabilité de leurs «racines»,
c'est-à-dire celle d'être «français» et «catholiques» dans une colonie «britannique»
et «protestante».
Pour les Anglais, la
neutralité des Acadiens n'était qu'une apparence. Non seulement ces derniers
refusaient de vendre des provisions aux soldats britanniques, mais ils les
refilaient aux garnisons françaises. Ils renseignaient les troupes françaises
sur les mouvements des bateaux et des troupes britanniques. Déguisés en Indiens,
ils harcelaient les colons isolés qui avaient prêté le serment d'allégeance. Les
Anglais étaient convaincus que, dans l'éventualité où un escadron français
s'aventurerait en Acadie anglaise, les Acadiens les accueilleraient en
libérateurs.
8.5 Les préliminaires au «Grand Dérangement»
L'expression «Grand Dérangement» est une création lexicale des Acadiens pour parler de
«leur» déportation. C'était un euphémisme, car il s'agissait d'une opération de
«nettoyage ethnique» de grande envergure, compte tenu de la représentation démographique plus
restreinte de
l'époque, impliquant au moins 15 000 Acadiens. Quant aux Britanniques, ils utilisèrent
ouvertement les mots "expulsion", "deportation", "eviction"
et "elimination".
Le projet de déportation était dans l'air depuis un
certain temps. Déjà, en 1745, le lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse de
1740 à 1749,
Jean-Paul
Mascarène (1684-1760), un huguenot français, avait écrit à ce sujet à Londres :
We
humbly propose that the French settlers be removed from the Province
of Nova Scotia and be replaced by good Protestant subjects. |
[Nous proposons
humblement que les colons français soient retirés de la province de
la Nouvelle-Écosse et remplacés par de bons sujets
protestants.] |
Mascarène avait aussi avisé le gouverneur du Massachusetts,
William
Shirley, de ne pas dévoiler le projet d'expulsion aux Acadiens, pas même aux
Bostonnais:
Every preparation for this eviction must be made without their
knowledge and with the greatest secrecy, even at Boston. |
[Toute préparation pour cette expulsion
doit être faite à leur insu et avec le plus grand secret,
même à Boston.] |
Expulser les Acadiens apparaissait comme l'unique solution aux
difficultés de la colonisation anglaise. En effet, il était difficile d'inciter
des colons anglais à venir s'installer dans une Nouvelle-Écosse à la fois
habitée encore par des «Français» occupant les meilleures terres et infestée d'Indiens
alliés aux Français. Le 14 octobre 1747, le roi d'Angleterre ordonna une
enquête sur les moyens d'expulser les Acadiens. La même année, le gouverneur
Shirley du Massachusetts conseillait le premier ministre de Grande-Bretagne, le duc de Newcastle,
sur les mesures à adopter à ce sujet. Comme Shirley était l'un des plus fervents
antipapistes de toute la Nouvelle-Angleterre, ses propositions allaient
forcément dans le sens de l'expulsion des Acadiens.
- La prise de Louisbourg de 1745
De leur côté, les marchands de la
Nouvelle-Angleterre acceptaient mal l'emprise de la forteresse de Louisbourg (sur l'île
Royale)
devenue un centre commercial florissant et un sérieux concurrent pour les
commerçants britanniques du continent. Le succès des pêcheries de l'île Royale était tel
qu'il entraînait le déclin de l'industrie de la pêche dans les colonies de la
Nouvelle-Angleterre. Les Acadiens avaient participé, eux aussi, à ce florissant commerce
avec l'île Royale, même si cela leur était formellement interdit. Ils avaient
ainsi
contribué à la ruine des colons anglais. Parfois, les
Acadiens devaient collaborer aux raids organisés par les Canadiens. Ainsi, en 1747,
quelque 240 Canadiens, 60 Abénaquis et 20 Acadiens attaquèrent les Britanniques aux Mines
et remportèrent la victoire, ce qui eut pour effet d'exposer encore davantage les
Acadiens aux représailles des Britanniques. Par ailleurs, jamais depuis le traité
d'Utrecht de 1713 les Acadiens n'avaient vécu une aussi longue période de paix.
Ils avaient donc prospéré, car en quarante ans la population acadienne avait quintuplé,
passant de 1700 en 1713 à plus de 15 000 en 1755 (voir
les cartes sur l'évolution des établissements acadiens).
Le destin des Acadiens allait changer à la suite d'un événement majeur : la prise de Louisbourg en juin 1745 par les troupes de la Nouvelle-Angleterre. La garnison
française fut rapatriée en France et la plupart des pêcheurs partirent
pour la France ou pour le Canada. Seuls quelques centaines d'Acadiens demeurèrent dans l'île
Royale. Durant près de quatre ans, la forteresse de Louisbourg resta sous le contrôle des
troupes britanniques. Puis, le traité d'Aix-la-Chapelle de 1748 restitua la
forteresse aux
Français, ce qui irrita profondément les colons anglais de la Nouvelle-Angleterre,
qui se voyaient ainsi privés de leur victoire. Ce fut le coup de pouce qui, sous la
pression des colonies de la Nouvelle-Angleterre, décida
Londres de changer radicalement sa politique à l'égard des Acadiens et de la Nouvelle-Écosse.
- Le renforcement de la colonie britannique
Pendant des années, Londres avait négligé la Nouvelle-Écosse britannique demeurée
massivement francophone et catholique. Un nouveau gouverneur fut désigné en la personne d'Edward Cornwallis
(1713-1776) qui devait inaugurer la nouvelle politique du gouvernement britannique. Cornwallis
mit peu de temps à redresser la situation et à faire de la Nouvelle-Écosse une véritable colonie anglaise et
protestante, laquelle servirait de zone tampon
entre la Nouvelle-Angleterre et l'Acadie française (Nouveau-Brunswick) plus au nord.
Il convainquit le
gouvernement anglais qu'il était essentiel de donner à la Nouvelle-Écosse
une base militaire et un effectif suffisant pour faire contrepoids à Louisbourg,
et protéger la Nouvelle-Angleterre et son commerce. Il fallait fonder une
nouvelle ville avec une citadelle et un port pour recevoir des navires de ligne,
et recruter des colons anglais.
|
Port d'Halifax en 1750 |
Le choix de la nouvelle ville porta sur Chibouctou appelé
dorénavant Halifax, en l'honneur de lord Halifax, président du Board of Trade.
La nouvelle ville d'Halifax remplaça Annapolis Royal comme capitale et devint le plus important avant-poste militaire
britannique de la région. Tout fut fait en quelques années, avec une extrême rapidité,
grâce à des fonds spéciaux de la mère patrie. Les Acadiens furent très heureux
de constater que le centre du pouvoir s'éloignait d'eux, car la ville d'Halifax était
située sur la côte opposée, là où on trouvait peu d'Acadiens. En trois ans, la
ville d'Halifax atteignit 4000 habitants, soit autant qu'à Montréal pourtant fondée en
1642. La citadelle, construite avec une maçonnerie solide et armée de 70 canons,
fut terminée en 1856; elle était alors considérée comme l'une des fortifications les plus solides au monde. Dans toute la Nouvelle-Écosse, le
nombre des
Acadiens atteignait environ 12 000 personnes.
Edward Cornwallis fit venir des colons de la Grande-Bretagne,
soit plus de 2500.
Des Suisses et des Allemands suivirent durant le mandat de ce gouverneur; ils
venaient des États allemands de Hanovre et de Brunswick, alors sous la juridiction de la
Grande-Bretagne. En
1753, ils allaient établir leur propre village à Lunenburg. Ensuite des colons de la
Nouvelle-Angleterre affluèrent au point d'atteindre une population de quelque
4000 bons sujets anglais, sans compter un fort contingent de militaires.
Cornwallis prit soin d'avoir à son service le major Charles Lawrence
réputé pour sa fermeté, afin d'entreprendre une guerre de guérillas contre les
Français et les Sauvages. C'est lui qui érigea en 1750, sur les ruines de Beaubassin, le fort Lawrence, séparé de 3 km de celui de Beauséjour.
Dès lors, le visage de la colonie s'en trouva transformé, mais
les Acadiens demeuraient encore majoritaires, malgré les nombreux départs vers
l'Acadie française, soit environ 5000 entre 1749 et 1755. Halifax était devenu rapidement le
centre du peuplement britannique. Les colons
réclamèrent une Chambre d'Assemblée, comme il était de règle dans les colonies
britanniques. Cependant, la Couronne n'était pas prête à accorder cette chambre à
une colonie encore trop peuplée de francophones et de catholiques («papistes»).
Puis les colons britanniques se mirent à convoiter ouvertement les terres des
Acadiens, d'autant plus que ces derniers poursuivaient leur exode en Acadie
française (l'actuel Nouveau-Brunswick), en Gaspésie et à l'île Saint-Jean.
Beaucoup d'Acadiens se laissaient convaincre par les agents et les missionnaires
français de passer «en terre française», soit au Canada, à l'île Royale ou à l'île
Saint-Jean. En 1752, Cornwallis retourna en Grande-Bretagne où il poursuivit sa
carrière militaire.
Il fut remplacé par
Peregrine Thomas
Hopson
(1685–1759) dont
le mandat commença le 3 août de la même année. Celui-ci se rendit compte que les
Acadiens et les Indiens subissaient l'influence de Québec et de Louisbourg, et
qu'ils étaient les instruments d'une politique française délibérée d'empiètement
sur le territoire britannique. La France construisait des forts en préparation
d'une guerre qui allait commencer. Hopson
tenta de pratiquer une politique conciliante avec les Acadiens, mais une
sérieuse maladie des yeux l'obligea à passer les rênes du pouvoir à Charles
Lawrence. Il quitta la colonie pour l'Angleterre le 1er
novembre 1753.
Avant de partir, Peregrine Hopson avait permis la fondation de la ville de
Lunenburg, sur le site de Merligueche, un village acadien. Lunenburg fut
nommée en l'honneur du roi de Grande-Bretagne et d'Irlande, George II, qui était
aussi le duc de Brunswick-Lunenburg. Quelque 2700 protestants vinrent s'y
installer. Ils étaient originaires
de la vallée du Rhin, en Allemagne, ainsi que des cantons francophones et
germanophones de Suisse et de la principauté de Montbéliard. Le gouvernement
britannique voulait ainsi encourager des protestants étrangers à s'établir dans
la région afin de la coloniser et d'éviter le retour des Acadiens catholiques.
- L'emprise de Charles Lawrence
|
Contrairement à P.T. Hopson,
Charles Lawrence n'était pas un homme de compromis.
Il détestait les Français et encore plus la religion catholique
et les papistes; il
rêvait à la destruction de l'empire français en Amérique du Nord.
C'était aussi un autocrate avisé qui ne voulait surtout pas se laisser
berner par les paysans acadiens. Il avait été commandant à Louisbourg durant
l'occupation britannique (1745-1748) et savait comment mener les hommes avec
une poigne de fer. Il était aussi très lié avec le gouverneur du Massachusetts,
William Shirley, le plus fervent antipapiste de la
Nouvelle-Angleterre.
Comme lieutenant-gouverneur
par intérim, il convoqua le 3 juillet 1755
un groupe de «députés» acadiens afin qu'ils soumettent leurs griefs au Conseil
de la Nouvelle-Écosse. Non seulement le Conseil ne tint nullement compte de
leurs plaintes, mais Lawrence exigea des Acadiens un nouveau serment
d'allégeance inconditionnelle à George II, sans liberté religieuse ni neutralité d'aucune sorte, sachant très
bien qu'ils refuseraient.
Les Acadiens ne mesurèrent certainement pas cette fois-là les
conséquences de leur refus, car il n'y en avait jamais eu dans le passé. Ils ne
comprirent pas que les circonstances avaient changé, tout comme les
représentants britanniques qui prenaient les décisions.
Devant le refus appréhendé des Acadiens, qui donnèrent leur réponse
le 4 juillet, Lawrence leur expliqua que le Conseil «ne peut plus les considérer
comme des sujets du Sa Majesté britannique, mais comme des sujets du roi de
France».
|
Lorsque les députés comprirent véritablement les enjeux, et qu'ils
exprimèrent leur volonté de prêter le serment demandé, Lawrence leur
répondit qu'il était «trop tard». Il leur apprit qu'un serment de
loyauté ne peut plus être prêté après avoir été refusé. Les députés
acadiens furent emprisonnés sur-le-champ. Lawrence contesta leurs droits de
propriété et
accusa les Acadiens
«d'entêtement, de tricheries, de partialité envers les Français,
d'ingratitude envers Sa Majesté britannique qui les comble de grâces
et de protections». Il recommanda l'expulsion
en haut lieu et ordonna à ses subalternes de ne plus «apporter du
bois pour le chauffage» dans les garnisons et de s'emparer plutôt
«des maisons des Acadiens pour en faire du combustible».
Dorénavant,
la neutralité cadrait mal avec une situation de conflit ouvert en
territoire occupé. La politique de neutralité, qui avait bien servi
les Acadiens jusqu'ici, devenait dorénavant une politique
insoutenable,
puisqu'elle se retournait contre eux. En 1755, c'est la neutralité
qui perdit les Acadiens, encore appelés les «Français
neutres», lesquels n'avaient pas compris que, cette fois-là, c'était
la confrontation finale entre deux mécaniques impérialistes. Pire, il était même trop tard
pour se rebeller — les Acadiens étant
maintenant désarmés —
ou pour collaborer avec les Britanniques. Fait
plus surprenant encore, les Acadiens n'ont pas vu venir la déportation qui était
ouvertement annoncée à Boston depuis au moins dix ans (1745). Ils
restèrent frappés de stupeur devant la catastrophe qui leur
tombait sur la tête en 1755, eux qui croyaient n'avoir «rien fait» ni contre
la Grande-Bretagne ni contre la France. Charles Lawrence justifiait ainsi l'expulsion dans une lettre
déjà adressée, le 1er
août 1754, aux autorités britanniques:
While they remain without taking oaths to His Majesty
(which they will never do till they are forced) and have the
incendiary priests among them, there are no hopes of their
amendment. As they possess the best and largest tracts of land in
this province, it cannot be settled while they remain in this
situation.
And tho' I would be very far from attempting such
a step without your Lordships' approbation yet I cannot help being
of the opinion that it would be much better, if they refuse the
oaths, that they were away.
The only ill consequences that can attend their
going would be their taking arms and joining the Indians to distress
our settlements as they are numerous and our troops much divided;
tho' I believe that a very large part of the inhabitants would
submit to any terms rather than take up arms on either side; but
that is only my conjecture and not to be depended on in so critical
a circumstance. |
[Tant qu'ils [Acadiens]
n'auront pas prêté
serment à Sa Majesté (ce qu'ils ne feront jamais à moins qu'ils n'y
soient forcés) et qu'ils auront des prêtres incendiaires au milieu
d'eux, il n'y a aucun espoir qu'ils s'amendent. Comme ils possèdent
les plus vastes étendues et les meilleures terres en cette province,
rien ne peut se faire tant qu'ils demeureront dans cette situation.
Et bien que soit loin de
moi l'idée d'entreprendre une telle mesure, sans
l'approbation de Vos Seigneuries, je ne puis m'empêcher de
croire qu'il serait préférable, s'ils refusent le serment,
qu'ils
s'en aillent.
Les seules mauvaises conséquences qui peuvent
résulter de à leur départ seraient que leurs armes soient prises et
qu'ils joignent les Indiens pour harceler nos établissements, car
ils sont nombreux, alors que nos troupes sont très dispersées; je
crois qu'une très grande partie des habitants se soumettrait à
n'importe quelle condition plutôt que de prendre les armes contre
l'un ou l'autre camp; mais c'est de ma part une simple hypothèse
dans laquelle il ne faut pas se limiter dans une situation si critique.] |
L'expression
«qu'ils s'en aillent» ('' that they
were away'') devait signifier «qu'on les expulse» de la Nouvelle-Écosse.
Auparavant, il fallait trouver un moyen de les chasser «légalement» malgré les conventions
et traités consentis.
Lawrence devint officiellement
lieutenant-gouverneur en titre le 6 août 1754.
Les
autorités anglaises lui recommandèrent de consulter le juge en chef de la
Nouvelle-Écosse, Jonathan Belcher (1710-1776). Celui-ci conclut
que les Acadiens s'étaient conduits «comme des
rebelles» et qu'ils ne pouvaient plus longtemps être tolérés dans la colonie.
Il prétendit aussi que les Acadiens ne disposaient d'aucun droit que les Anglais
étaient tenus de respecter et que le gouvernement colonial pouvait agir envers
les «Français neutres» comme il lui plaisait. En fait, Lawrence et son conseil
estimaient que la tolérance dont les Acadiens, les «Français neutres», avaient bénéficié depuis 1713 en
faisait un groupe privilégié dans l'Empire britannique.
|
Dans une lettre rédigée
à Boston en date du 14 décembre 1754, le gouverneur William Shirley
du
Massachusetts avait accordé officiellement son soutien à Lawrence:
J'ai eu l'honneur de recevoir vos dépêches transmises par le
lieutenant-colonel Monckton contenant
les moyens de chasser les
Français de la Nouvelle-Écosse
suivant le projet exposé dans
les lettres que vous m'adressez et dans les instructions que vous
donnez au colonel Monckton. J'ai considéré avec le plus grand
plaisir ce plan si bien calculé par Votre Honneur, pour le bien du
service de Sa Majesté, et je n'ai pas hésité à vous envoyer le
secours que vous désirez pour l'exécution de ce plan après en avoir
pris connaissance. |
|
Puis les Anglais, les Virginiens et les Bostonnais passèrent à
l'offensive en temps de paix. Monckton prit le fort Beauséjour (devenu le fort
Cumberland), le 16 juin 1755; ensuite le colonel John Winslow s'empara du
fort Gaspéreau (devenu le fort Monckton) et du fort Managouèche (ou Saint-Jean), ce
qui plaçait toute la population acadienne sous la mainmise des Britanniques et marquait le
déclenchement des opérations de déportation. Le lieutenant-colonel
John Winslow (1702-1774), l'un des officiers
de l'armée britannique campée au fort Cumberland (ex-Beauséjour),
transmettait ainsi son opinion sur les «Français neutres» (Acadiens) dans son Journal de juillet 1755 (lettre
publiée dans la New-York Gazette le 25 août et dans la Pennsylvania
Gazette du 4 septembre) tout en précisant qu'il considérait la déportation comme «l'un des plus
grands exploits qu'aient jamais accomplis les Anglais en Amérique»:
We are now hatching the noble and great project of
banishing the French Neutrals from this province; they have ever
been our secret enemies and have encouraged the Indians to cut our
throats. If we can accomplish this expulsion, it will have been one
of the greatest deeds the English in America have ever achieved;
for, among other considerations, the part of the country which they
occupy is one of the best soils in the world, and, in the event, we
might place some good farmers on their homesteads. |
[Nous formons
maintenant le noble et grand projet de chasser les Français neutres
de cette province; ils ont toujours été secrètement nos ennemis
et ont encouragé les Indiens à nous couper la gorge. Si nous
pouvons effectuer cette expulsion, ce sera l'un des plus grands
exploits qu'aient jamais accomplis les Anglais en Amérique; car,
entre autres considérations, la partie du pays qu'ils occupent est
l'une des meilleures terres qui soient au monde et, dans ce cas,
nous pourrions placer quelques bons fermiers (anglais) dans leurs
habitations.] |
Pendant ce temps, soit de 1750 à 1760, d'après les estimations des
historiens, quelque 7000 colons britanniques étaient venus s'établir en
Nouvelle-Écosse. De fait, les Britanniques n'avaient plus besoin de ces encombrants
«Français neutres».
Il est difficile d'évaluer avec précision la population d'Acadiens d'avant
la Déportation, car leur nombre varie selon les sources consultées. Pour sa
part,
le géographe et historien Andrew Hill Clark (Acadia, The Geography of Early
Nova Scotia to 1760, Université du Wisconsin, 1868) situait ce total entre 11
000 et 12 500. Mais, en 1889, l'historien français François-Edmé Rameau de
Saint-Père (Une colonie féodale en Amérique: l'Acadie 1604-1881,
1889) le fixait à plus de 16 000. Quant au démographe
Raymond Roy (La croissance démographique en Acadie, 1671-1763, Université
de Montréal, 1975), il estime le nombre à 13 000 Acadiens, dont 10 355 en Acadie
péninsulaire, 200 dans l'île Royale et 2445 dans l'île Saint-Jean. Il semble que les données de Raymond Roy soient
les plus fiables, mais, quoi qu'il en soit, ces différences de mesure ne sont pas très
éloignées.
Cinq hommes allaient jouer un rôle prépondérant
dans la déportation des Acadiens: Charles Lawrence, Alexander Murray,
John Winslow,
Robert Monckton
et
William Shirley.
Nom |
Dates
(Naissance-décès) |
Fonction |
Rôle |
Charles
Lawrence |
1709-1760 |
Lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse |
Ce fut
le grand décideur de la Déportation qu'il mena avec succès.
|
Alexander
Murray |
v.
1715-1762 |
Commandant du fort Sackville, puis du fort Edward |
Il
confisqua les bateaux et les armes des Acadiens; il supervisa les
déportations dans la région du fort Edward et expulsa plus de
1000 Acadiens. |
John
Winslow |
1703-1774 |
Lieutenant-colonel du régiment des provinciaux levé par Shirley
|
Il
procéda au déplacement de toute la population de Grand-Pré. |
Robert
Monckton |
1726-1782 |
Lieutenant général d'Annapolis Royal |
Il dirigea
la déportation de plus de 1000 Acadiens
dans le district des Mines et fit brûler de nombreux établissements
près du fleuve Saint-Jean et de la rivière Petitcodiac. |
William
Shirley |
1694 -1771 |
Gouverneur du Massachusetts |
L'un
des grands responsables de la Déportation; il fit venir de nombreux
Acadiens dans sa colonie en sachant qu'ils serait mieux surveillés
qu'ailleurs. |
En réalité, Murray, Winslow et Monckton furent
davantage des exécutants, alors que Charles Lawrence et William Shirley étaient des acteurs de tout premier
ordre. Aujourd'hui, ils seraient accusés de génocide, mais à l'époque les mœurs
étaient plus «libérales».
En Nouvelle-Écosse,
l'objectif de Charles Lawrence, le lieutenant-gouverneur,
était d'expulser les Acadiens, serment d'allégeance ou non, et de les remplacer par des
fidèles colons anglo-protestants de la
Nouvelle-Angleterre. Il avait à réussi à amasser plusieurs griefs contre les
Acadiens : leurs relations avec leurs voisins Français pour lesquels ils travaillaient
et à qui ils vendaient leurs denrées; l'émigration illégale d'un certain nombre
d'habitants; la connivence tacite avec l'ennemi dont ils ne dénonçaient point
les secrètes intentions; la complicité avec les Indiens, etc. Dans une lettre datée du 9 août 1755, Charles Lawrence
révéla
ses intentions d'expulser les Acadiens :
I will propose to them
the Oath of Allegiance a last time. If they refuse, we will have in
that refusal a pretext for the expulsion. If they accept, I will
refuse them the Oath, by applying to them the decree which prohibits
from taking the Oath all persons who have once refused to take it.
In both cases I shall deport them. |
[Je
leur proposerai le serment d'allégeance une dernière fois. S'ils
refusent, nous aurons dans ce refus un prétexte pour les expulser.
S'ils acceptent, je leur refuserai le serment, en appliquant le
décret qui interdit à quiconque ayant déjà refusé de prêter serment
d'allégeance de le prêter. Dans les
deux cas, je les déporterai.] |
Le sort des «Français de la Nouvelle-Écosse»
("French of Nova Scotia") était décidé, serment d'allégeance ou pas, car
les Britanniques n'en avaient plus besoin pour nourrir la garnison,
les colons anglophones étant désormais suffisamment nombreux pour
accomplir la besogne. C'est Charles Lawrence qui eut l'idée d'expédier les Acadiens dans les
différentes colonies britanniques où la population leur était forcément
hostile, et toujours en petits groupes, dans plusieurs villes et
villages, de sorte qu'ils ne puissent jamais se regrouper et soient
soumis à des travaux forcés. Par la suite, les colons britanniques
pourraient prendre possession des terres des Acadiens, qui étaient les plus
fertiles de la Nouvelle-Écosse.
9.1 L'ordre de déportation
En tant que lieutenant-gouverneur de la
colonie, Lawrence avait la responsabilité de signifier l'ordre de déportation des
Acadiens, en s'étant s'assuré auparavant l'approbation et la coopération
précieuse du gouverneur du Massachusetts, William Shirley, l'un des plus ardents ennemis
des Français. Le 31 juillet 1755, Lawrence donnait ses instructions et déployait
les forces britanniques comprenant 250 soldats
anglais et 2000 coloniaux de la Nouvelle-Angleterre. Il avait demandé de
veiller à ce que les Acadiens ne puissent regagner le Canada et avait veillé à
louer des vaisseaux au plus bas prix possible pour le transport de toute la
population.
L'Ordre de déportation -
Toile de Claude Picard
Le vendredi 5
septembre 1755, le lieutenant-colonel John Winslow
lut en anglais la proclamation suivante aux 418 hommes et jeunes garçons
convoqués dans l'église Saint-Charles-des-Mines de Grand-Pré:
Gentlemen,
I have received from his
Excellency, Governor Lawrence, the King's Commission which I have in
my hand, and by whose orders you are conveyed together, to Manifest
to you His Majesty's final resolution to
the French inhabitants of this his Province
of Nova Scotia, who for almost half a century have had more
Indulgence Granted them than any of his Subjects in any part of his
Dominions. What use you have made of them you yourself Best Know.
The Part of Duty I am now
upon is what thoh Necessary is Very Disagreeable to my natural make
and temper, as I Know it Must be Grievous to you who are of the Same
Speciea.
But it is not my business to
annimadvert, but to obey Such orders as I receive, and therefore
without Hesitation Shall Deliver you his Majesty's orders and
Instructions, Vist::
That your Land & Tennements, Cattle of all Kinds and Livestocks
of all Sorts are forfeited to the Crown with
all other your effects Savings your money and Household Goods, and
you yourselves to be removed form this Province.
Thus it is Peremptorily his Majesty's orders That the whole
French Inhabitants of these Districts be removed,
and I am Throh his Majesty's Goodness Directed to allow you Liberty
to Carry of your money and Household Goods as Many as you Can
without Discommoding the Vessels you Go in. I shall do Every thing in
my Power that all those Goods be Secured to you and that you are Not
Molested in Carrying of them of, and also that whole Family Shall go
in the Same Vessel, and make this remove, which I am Sensable must give
you a great Deal of Trouble, as Easey as his Majesty's Service will
admit, and hope that in what Ever part of the world you may Fall you
may be Faithful Subjects, a Peasable & Happy People.
I Must also Inform you That
it is his Majesty's Pleasure that you remain in Security under the
Inspection and Direction of the Troops that I have the Honr. to
Command.
|
[Messieurs,
J'ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence, les instructions
du roi. C'est par ses ordres que vous êtes assemblés pour entendre
la résolution finale de Sa Majesté concernant
les habitants français de cette
province de la
Nouvelle-Écosse qui, durant un demi-siècle, ont joué de plus
d'indulgence que tous les autres Sujets britanniques du Dominion de
Sa
Majesté. Quel usage vous en avez fait, vous seuls le savez.
Le devoir qui m'incombe, quoique nécessaire, est très désagréable à
ma nature et à mon caractère, de même qu'il doit vous être pénible à
vous qui avez la même nature.
Mais il ne m'appartient pas de critiquer les ordres que je reçois, mais
de m'y conformer. Je vais donc vous communiquer, sans hésitation, les
ordres et instructions de Sa Majesté, à savoir que toutes...
Vos terres, vos maisons, votre bétail et vos troupeaux de toutes
sortes sont confisqués au profit de la Couronne,
avec tous vos autres effets, excepté votre argent et vos mobiliers,
et que vous-mêmes vous devez être transportés hors de cette
province.
Les ordres impérieux de Sa Majesté sont que tous les habitants
français de ces districts soient déportés, et
selon la bonté de Sa Majesté vous permettant la liberté d'apporter
tout argent et biens personnels que vous pourrez transporter sans
incommoder les navires sur lesquels vous serez déportés. Je ferai
l'impossible pour assurer la sécurité de vos biens, pour vous
protéger contre toute acte de brutalité durant leur transport et
pour que
des familles entières soient transportées ensemble sur le même
vaisseau. Je peux vous assurer que, malgré tous vos ennuis durant ce
déplacement, nous souhaitons que, quelle que soit la partie du monde ou vous serez,
vous demeuriez des sujets fidèles à Sa Majesté tout en étant un
peuple heureux et paisible.
Je dois aussi vous aviser que, selon son bon plaisir, Sa Majesté désire vous
garder en sécurité sous le contrôle et la supervision des troupes que j'ai l'honneur de commander.] |
Comme l'ordre de déportation était lu en anglais,
c'est un commis huguenot arrivé en Nouvelle-Écosse en 1749, parfaitement bilingue, du nom de Isaac Deschamps, à
l'emploi du riche armateur Joshua Mauger et fournisseur de la marine royale, qui
servit d'interprète au lieutenant-colonel Winslow auprès des Acadiens. Ce
dernier affirmait lui-même au sujet des Acadiens : «Nous avons entrepris de nous
débarrasser de l'une des plaies d'Égypte.»
9.2 Les précautions
Lawrence avait d'abord pris soin de faire arrêter tous les prêtres ou
missionnaires en
exercice et les avait fait conduire sous bonne escorte jusqu'à Halifax pour être
expédiés comme prisonniers de guerre en Angleterre. Il avait aussi prévu de faire disparaître
toutes les armes et toutes les embarcations des Acadiens. Ceux-ci n'avaient donc plus leurs prêtres
pour les conseiller, ni leurs armes pour se défendre, ni leurs embarcations pour
s'enfuir.
Avant la fin de la seule année 1755, la plupart des Acadiens vivant sur la péninsule
auront été déportés, soit plus de 6000 personnes; il faudra ensuite «vider»
l'Acadie continentale, l'île Saint-Jean et l'île Royale (où vivaient beaucoup de
Français). Malgré les précautions de
Lawrence, de nombreux Acadiens
réussirent à s'enfuir au Canada (env. 2000), notamment ceux de la région
de Beaubassin et d'Annapolis Royal.
C'est essentiellement en Nouvelle-Écosse que fit mise en
œuvre la
déportation des Acadiens. Pour ce faire, Charles Lawrence avait prévu recourir
à 2000 miliciens recrutés en Nouvelle-Angleterre, dont beaucoup au Massachusetts. De cette façon, il ne
mettait pas à contribution les garnisons anglaises qui, plus professionnelles et connaissant bien les
Acadiens, risquaient de prendre partie pour la population. Les
miliciens coloniaux avaient, au contraire, développé depuis longtemps des sentiments de haine à
l'égard des Acadiens et de leurs alliés, les Sauvages. Ils étaient donc plus
enclins à commettre toutes les exactions possibles.
De toute façon, les Britanniques méprisaient ouvertement les Acadiens.
Pour eux, c'étaient simplement des paysans et de petits éleveurs, illettrés,
sans écoles, sans villes, pratiquant une économie de subsistance, avec des canons
franco-anglais braqués sur eux depuis toujours. De
nombreux témoignages écrits par certains officiers ne laissent aucun doute à ce
sujet. Le terme le plus fréquent pour désigner les Acadiens était vermin
(«vermine»).
Ce mot fut également utilisé par le
général Wolfe en 1758 pour désigner les Canadiens avant la conquête de Québec:
It
would give me pleasure to see the Canadian vermin sacked and
pillaged and justly repaid their unheard-of cruelty. |
[J'aurai plaisir, je
l'avoue, à voir la vermine canadienne saccagée, pillée et justement
rétribuée de ses cruautés inouïes.] |
Les Britanniques avaient le mépris facile: d'ailleurs, le même
terme ("vermin") servait à désigner les Amérindiens.
Ils comparaient également les Acadiens aux «plaies
d'Égypte». Le capitaine John Knox exprima ainsi sa satisfaction de participer à
la déportation des Acadiens: «Avec un inconcevable plaisir, on a vu les
misérables, Français et Aborigènes, payer cher et porter le poids de notre juste
ressentiment.» Cette expulsion était considérée par les Britanniques comme
normale et juste.
Étant donné que les Acadiens n'étaient pas
des Noirs mais des Blancs, leur déportation n'était sans doute pas
justifiable politiquement pour une simple question de race, mais pour des
motifs religieux : les Acadiens étaient catholiques, donc des papistes, et
réputés comme peu loyaux envers la Couronne anglaise. Officiellement, les
motifs religieux suffisaient amplement. Le gouvernement colonial croyait
légitime de déplacer cette population de mauvais sujets britanniques dans le reste de
son immense empire. Par ailleurs, une déportation à grande échelle permettait
à des protestants anglophones d'accaparer gratuitement les meilleures terres des Acadiens. En
outre, les 118 300 bovins, moutons, porcs et chevaux appartenant aux Acadiens se
retrouvaient en possession du gouvernement colonial. Il
s'agissait là d'avantages non négligeables.
Mais les méthodes utilisées par les Britanniques
au cours
de la déportation furent inhumaines, voire machiavéliques. Les membres d'une
même famille furent placés délibérément dans des navires ou des rafiots différents et dispersés
dans des colonies différentes. Les hommes revenaient de leur travail à la maison
pour trouver leur famille disparue, leurs maisons brûlées, tandis que les
miliciens de la Nouvelle-Angleterre les attendaient pour les arrêter et les forcer
avec leurs baïonnettes à monter à bord des vaisseaux pour un exil permanent hors
de leur pays. Les Britanniques saisirent les fermes, les biens et le bétail,
puis pillèrent et ruinèrent les terres acadiennes afin de s'assurer que les Acadiens ne
reviendraient jamais. Ce fut la politique de la terre brûlée et l'Acadie fut
à peu près entièrement détruite.
9.3 Le rôle des gouvernements
britannique et français
Pour sa part, l
e
gouvernement britannique n'autorisa jamais formellement la
déportation massive des
Acadiens. Ce n'est qu'après l'expulsion qu'il en prit officiellement connaissance.
Quoi qu'il en soit, la déportation des populations jugées indésirables faisait
partie des mœurs
de l'époque. C'est pourquoi
Londres récompensa Lawrence en l'envoyant comme
membre de l'état-major au siège de Louisbourg en 1758,
le promut colonel,
puis général de brigade. Ensuite, Lawrence obtint le poste de gouverneur qu'il
occupa jusqu'à sa mort en 1760. Le 2 octobre 1758, il
avait obtenu pour la Nouvelle-Écosse
la première Chambre législative au Canada. Son rôle dans la déportation
des Acadiens n'aurait suscité que fort peu de commentaires à l'époque, sauf au
Canada. Les Anglais expurgèrent des archives de
la Nouvelle-Écosse les documents relatifs à la déportation des Acadiens.
L'objectif était d'anéantir ces «rebelles» qui avaient tant donné de
fil à retordre aux Britanniques parce qu'ils avaient voulu rester fidèles à leur
patrie, à leur religion et à leur langue.
Quant à la France de Louis XV, elle n'a jamais réagi
officiellement au drame qui affligeait son ancienne colonie. Pour elle, l'Acadie
constituait un poids financier, c'est-à-dire une stricte dépense, sans aucune
rentabilité autre que stratégique. La perte de l'Acadie était même vue
comme une libération. Rappelons ce mot méprisant de Voltaire après le
tremblement de terre qui avait dévasté, le 1er
novembre 1755, Lisbonne au Portugal, avec des répercussion jusqu'à Meknès au Maroc:
«Je voudrais que le tremblement de terre eût
englouti cette misérable Acadie, au lieu de Lisbonne et de Meknès.» Selon
certaines sources, le séisme avait fait entre 60 000 et 100 000 victimes et détruit 85
% de la ville de Lisbonne. Par comparaison, la tragédie qui frappait les quelque 12 000
victimes acadiennes paraissait moins importante dans l'actualité de l'époque.
Rappelons que l'élimination des communautés
conquises au moyen de la déportation massive ne constituait pas à l'époque une mesure
exceptionnelle, non seulement elle n'était pas contraire aux lois de la guerre,
elle faisait partie des mœurs: Français et Britanniques utilisèrent
souvent ce
procédé au cours de leur histoire coloniale. Mais ce qui apparaît comme différent par
rapport aux usages en cours, c'est que les Acadiens furent déportés plus de quarante
ans après leur conquête (1713), fait déjà en soi très exceptionnel, et qu'ils ne
furent pas relocalisés dans des territoire
français, mais au contraire dans un milieu
hostile,
c'est-à-dire en pays ennemi, dans des colonies anglaises et en Angleterre. À cette époque, il était
plutôt habituel de
reconduire les populations conquises dans leur mère patrie ou encore dans l'une de ses
colonies, mais jamais «en territoire ennemi».
On peut
donc interpréter cette déportation comme un acte résolument génocidaire perpétré par
des individus fanatisés et réactionnaires, un peu comme cela se passe dans une guerre de religion
ou une guerre sainte. Des protestants contre des papistes! De
plus, la déportation de plus de 12 000 sujets de l'Empire britannique
constituait aussi une première. Généralement, on s'en tenait à des groupes
beaucoup plus restreints de 2000 ou 3000 individus, comme à Plaisance ou à Louisbourg.
Par ailleurs, la moitié des 3600 Acadiens
déportés en Nouvelle-Angleterre, qui survécurent, allaient réussir, après avoir
transité par la France durant des années, à se réfugier
en Louisiane devenue espagnole ou à regagner les Maritimes. On allait trouver
des Acadiens en Nouvelle-Angleterre, dans la «province de Québec», aux îles
Saint-Pierre-et-Miquelon, en Angleterre, en France, aux Antilles et jusqu'aux
lointaines îles Malouines (voir la carte de
la dispersion des Acadiens). De plus, les historiens
américains estiment que plus de la moitié des 12 600 Acadiens et Français expulsés de la
Nouvelle-Écosse, de l'île Saint-Jean et de l'île Royale périrent des suites de la déportation, c'est-à-dire par la
maladie, les épidémies, le froid, la misère, la malnutrition, les naufrages,
etc.
Lors de la déportation de 1755, des milliers d'Acadiens
réussirent à s'enfuir en territoire français, c'est-à-dire à l'île Royale et à
l'île Saint-Jean. Devant le flux des Acadiens, le gouverneur de Louisbourg,
Augustin de Ducourt,
se vit aux prises avec deux problèmes supplémentaires: d'une part, les réfugiés
devaient être nourris de toute urgence, d'autre part, l'île Royale ne recevrait
plus d'animaux d'élevage et de provisions que les Acadiens vendait à la colonie.
En novembre 1755,
le grand vicaire général du Canada
et de l'Acadie (jusqu'à
la nomination de Mgr
de Pontbriand), qui résidait en France,
Pierre de La Rue (1688-1779),
abbé de l'Isle-Dieu, transmit l'information au ministre
de la
Marine,
Jean-Baptiste de Machault,
comte d'Arnouville, du fait que les Britanniques avaient
«substitué des colons et cultivateurs anglois, qui auront trouvé la nappe mise,
et qui auront pu profiter de leur travail et des cultivations de nos pauvres
Acadiens françois, aussy bien que de leurs effets morts et vifs». Au printemps
de 1756, le gouverneur de l'île Royale, Augustin de Ducourt,
et le commissaire-ordonnateur, Jacques Prévost, informèrent leurs supérieurs en
France du «traitement indigne» que les Britanniques avaient fait subit aux
Acadiens, dont beaucoup se cachaient dans les bois et à l'île Saint-Jean. Même
si le drapeau du roi de France flottait encore sur la colonie de l'Île-Royale,
les Britanniques savaient qu'il leur était possible de s'emparer de la
forteresse de Louisbourg, car ils l'avaient fait en 1745. La seule différence,
c'est que la forteresse comptait plus de soldats que jamais et que le port
abritait beaucoup plus de navires de guerre. Au début du mois de juin 1758, une
flotte de 40 navires de guerre équipés de 1842 canons, sous les ordres de
l'amiral Edward Boscawen, escortée de 127 vaisseaux transportant à leur bord
plus de 14 000 hommes de troupes, se présenta au large de l'île Royale, devant
Louisbourg. Le siège commença le 8 juin; il se termina le 27 juillet 1758 par la
capitulation de Louisbourg.
Après la prise de Louisbourg, les Britanniques
occupèrent aussitôt l'île Royale et ensuite l'îl
e Saint-Jean (qui deviendra sous
peu St John Island). Après avoir déporté les Acadiens de la
Nouvelle-Écosse, ils entreprirent d'expulser aussi tous les «sujets
français» de l'île Royale et de l'île Saint-Jean. S'il n'y avait que peu
d'Acadiens sur l'île Royale, ils constituaient alors la moitié de la population de
l'île Saint-Jean.
On peut consulter une carte de l'île Saint-Jean en 1758 (cliquer
ICI, s.v.p.) et une autre de l'île
Royale (cliquer
ICI, s.v.p.), juste avant la prise de Louisbourg et la chute de la colonie
de l'Île-Royale.
En juillet 1758, il y avait encore au moins 4000
Français et Acadiens à l'île Royale. La plupart des habitants furent déportés vers la
France, et près de 400 d'entre eux moururent en mer. L'année suivante, il ne
restait plus qu'environ 500 habitants dans l'île, mais l'ancien gouverneur
français,
Augustin de Ducourt, affirmait qu'il pouvait y
en avoir 1500.
À l'île Saint-Jean, la population entière,
soudainement gonflée depuis 1755 par les réfugiés acadiens de la Nouvelle-Écosse, connut le même
sort. Le nombre des insulaires a été évalué entre 5000 et 6000 personnes, mais
le tiers réussit à s'échapper: une trentaine de familles vécut clandestinement
dans les forêts avec les autochtones, alors que les autres se réfugièrent au
Canada (province de Québec) ou aux îles Saint-Pierre-et-Miquelon. Il y eut
néanmoins plus de 3000
Français et Acadiens expédiés dans les ports de France et d'Angleterre, dont plus de 1600 périrent durant la
traversée. Les quelques milliers d'Acadiens qui habitent aujourd'hui
l'île du Prince-Édouard sont les descendants des familles qui y sont revenues
après 1764 après avoir transité par l'Angleterre, puis par la
France, avant d'aboutir à l'île. En 1768, le recensement indiquait 63
Britanniques et 203 Acadiens vivant à Havre-Saint-Pierre, Tracadie,
Rustico et Malpèque, ou dans les environs.
Des 18 000 individus habitant la péninsule néo-écossaise,
l'isthme de
Chignectou, l'île Saint-Jean (île du Prince-Édouard) et l'île Royale (Cap-Breton),
plus de 12 000 Acadiens furent déportés au total, et 8000 passèrent à trépas avant
d'arriver à destination. La déportation allait durer près de sept ans, soit de 1755 à
1762. Mais beaucoup d'Acadiens allaient poursuivre leurs pérégrinations pendant
plusieurs années, sinon des décennies, avant qu'ils ne puissent trouver une nouvelle
terre d'accueil.
Ainsi, deux nouveaux
territoires
allaient devenir totalement anglais, après en avoir expulsé tous les
occupants, dont cette fois-ci une majorité de Français.
L
'épisode
dramatique de la déportation des Acadiens ne fait pas l'unanimité au Canada. Si
la déportation est perçue comme une tragédie par les Acadiens et les Québécois,
il n'en est pas ainsi au Canada anglais. Au lieu de l'appeler «déportation des
Acadiens», on emploie plutôt les expressions suivantes en anglais: "Expulsion of
the Acadians", "Great Upheaval" (bouleversement) ou "Great Expulsion". De façon
générale, on tend au Canada anglais à banaliser cette épisode, comme il est
courant de le faire pour d'autres événements de violence et de
terreur, qui ont marqué l'histoire canadienne. Voici un exemple tiré de
l'organisme fédéral "Bibliothèque et Archives Canada" :
The Expulsion (version
originale anglaise)
Beginning in 1755, British soldiers went from town to town, tricking
the Acadians into gathering in one place, where they were imprisoned.
With only the possessions they could carry, the Acadians were loaded
onto ships. Sometimes families were separated. The Acadians were
sent to British colonies along the Atlantic coast : Massachusetts,
Connecticut, Pennsylvania, New York, Maryland, North Carolina, South
Carolina, Georgia and Virginia.
The Acadians who were sent to New England found they were not
welcome. Many starved and died. Some moved on to Louisiana. Some
even made their way to England and then to France.
Some of the Acadians had managed to escape the soldiers by hiding in
the woods. They went to Île Royale, Île Saint-Jean or to what is now
the province of Quebec. Perhaps as many as 10 000 people were forced
to leave their homes in Acadia from 1755 to 1763.
The lands they left behind were the best farmland in Nova Scotia.
The land was taken over by New Englanders, Loyalists and other
Protestant settlers.
_______
Source: Library and Archives Canada |
La
déportation (version française
traduite) En 1755, les
soldats anglais sont allés de ville en ville et ont rassemblé les
Acadiens sous un faux prétexte. Ils les ont faits prisonniers et les
ont entassés sur des navires, avec les biens qu'ils pouvaient
apporter avec eux. Parfois, ils séparaient les familles. Ils les ont
déportés dans les colonies anglaises qui longent la côte atlantique
: le Massachusetts, le Connecticut, la Pennsylvanie, New York, le
Maryland, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, la Géorgie et la
Virginie, ainsi qu'en Europe et en Louisiane.
Les Acadiens qui ont été envoyés en Nouvelle-Angleterre ne se sont
pas sentis bien accueillis. Un grand nombre ont souffert de la faim
et sont morts. Quelques-uns ont été s'installer en Louisiane. Il y
en a même qui sont allés jusqu'en Angleterre, puis en France.
Certains Acadiens sont parvenus à échapper aux soldats en se cachant
dans les bois. Ils se sont rendus à l'île Royale, à l'île Saint-Jean
ou au Québec de l'époque. Il est probable que près de 10 000
personnes ont été forcées de quitter leur maison en Acadie entre
1755 et 1763.
Les terres que les Acadiens ont laissées derrière eux étaient les
meilleures terres agricoles de la Nouvelle-Écosse. Ce sont des
colons de la Nouvelle-Angleterre, des loyalistes et d'autres colons
protestants qui les ont prises.
_______
Source: Bibliothèque et Archives Canada |
Dans les faits, la colonisation française de l'Acadie se termine
avec la déportation des Acadiens. Pourtant, l'Acadie revivra sous une autre
forme avec le retour des Acadiens après 1764, mais évidemment ce ne sera plus
une colonie française, puisque même la Nouvelle-France était disparue en 1763.
Cartes sur
l'évolution des établissements acadiens.
Pour lire la suite
«La Nouvelle Acadie
de 1755 à aujourd'hui»,
il suffit de
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Dernière mise à jour:
15 oct. 2023
Bibliographie portant sur la Nouvelle-France
La Nouvelle-France
Amérique du Nord