Selon les données statistiques de 2002, il existait près de 180 nationalités peuplant le vaste territoire de la fédération de Russie, qui s’étend de la mer Baltique jusqu’à l’océan Pacifique. Ces nationalités parlaient quelques 150 langues appartenant à des groupes linguistiques variés. Quant au recensement de 2010, il rapportait 275 langues (voir une carte des langues). Par ailleurs, lors de son Allocution du 19 mai 2015 sur les relations interethniques et le russe, le président Poutine mentionnait qu'il existe des «représentants de 193 nationalités» vivant dans son pays et qui «parlent près de 300 langues et dialectes».
Allocution du 19 mai
2015 3. Les
questions de préservation et de
développement du russe, de toutes les langues des peuples de notre
pays
sont d’une importance capitale pour l’harmonisation des
relations interethniques, la garantie de l’unité civile, le
renforcement de la souveraineté de l’État et de l’intégrité de la
Russie. |
Pour les linguistes, la notion de «dialecte» prête à confusion, car les locuteurs ne s'expriment pas par des jappements de chien, mais bel et bien par des langues, des langues sans véritable statut, et c'est justement pour cela qu'on les appelle des «dialectes», alors que ce sont des langues.
Les seules langues parlées par plus d'un million de locuteurs sont les six suivantes: le russe (142,5 M), le tatar (5,3 M), l'ukrainien (1,8 M), le bachkir (1,3 M), le tchétchène (1,3 M) et le tchouvache (1,3 M). On compte 30 langues parlées entre 900 000 et 100 000 locuteurs, puis 33 langues parlées entre 99 000 et 10 000 locuteurs. Toutes ces langues forment un total de 69 langues sur 275 langues. Cela signifie que 206 langues sont parlées par moins de 10 000 locuteurs, ce qui représente 75% des langues de la fédération de Russie. Beaucoup de ces langues sont parlées par moins de 100 locuteurs.
En 2010, l'Atlas des langues de l'UNESCO considérait que toutes les langues des peuples de la fédération de Russie, à l'exception du russe et, dans une moindre mesure, du tatar, comme étant en danger à des degrés divers, dont une vingtaine «en situation critique» et une quinzaine «éteintes». En 2017, l'UNESCO déclarait qu'en Russie 136 langues étaient en danger de disparition, tandis que 20 d'entre elles étaient déjà été déclarées éteintes.
Le président
Vladimir Poutine a tout intérêt à présenter un portrait fort positif
des nombreuses nationalités de son pays. De façon générale, les
autorités russes parlent constamment de l’harmonie des relations
interethniques et de l'unité de la Nation dans la Grande Russie.
Pour les autorités, les traditions de confiance mutuelle et de
consentement des peuples de la fédération de Russie garantissent
l'unité de la nation dans une force intérieure particulière. Ainsi, la
Russie possède un héritage inestimable d'expériences séculaires de
la vie
pacifique de personnes de nationalités différentes. Dans cette
situation, il n'existe tout simplement pas d'autre grand pays
diversifié que la Russie.
On peut visualiser une grande carte des principales langues des nationalités en cliquant ICI. Pour le président Poutine, il est important d'unir les efforts, notamment pendant cette période d'une «opération militaire spéciale», pour que la Russie multinational défende les valeurs traditionnelles des peuples, leur histoire, leur culture, leurs langues et leur avenir. C'est pourquoi la Russie doit ouvrir des bureaux régionaux dans les nouveaux territoires que sont les républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, ainsi que dans les régions de Zaporozhye et de Kherson (en Ukraine). |
2.1 L'ensemble des droits reconnus
La fédération de Russie accorde des droits linguistiques importants. L'égalité des droits des citoyens russes en matière de la langue est garantie par la Constitution du 12 décembre 1993 (modifiée en 2020), la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021), la Loi sur la garantie des droits des minorités autochtones (1999-2022), l'Allocution du président Poutine sur les relations interethniques et le russe (19 mai 2015), la Loi fédérale «portant modification de la loi fédérale sur la langue officielle de la fédération de Russie» (2023), ainsi que par d'autres lois sectorielles contenant des dispositions d'ordre linguistique.
Cependant, la législation russe en vigueur ne donne aucune définition de la notion de «minorité nationale». En terme strictement juridique, il n’existe aucune liste de groupes reconnus officiellement comme une minorité nationale. Compte tenu de la complexité du problème des nationalités en Russie, les juristes et les politiciens ne semblent pas être parvenus à un consensus sur les critères permettant de définir la notion de «minorité nationale».
Le Code pénal adopté en 1996 (modifié en 2022) porte sur la responsabilité en cas de violation de l’égalité des droits des citoyens commise en fonction des critères de sexe, de race, de nationalité, de langue, d’origine, de profession ou de richesse, de domicile, de religion, d’opinion, d’appartenance à des organisations publiques, ainsi que sur la responsabilité des actes d’incitation à la haine nationale, raciale ou religieuse, de dégradation de la dignité nationale, et de propagande prônant l’exclusivité, la suprématie ou l’infériorité de citoyens sur des critères d’appartenance religieuse, nationale ou raciale.
La loi fédérale sur les garanties des droits des peuples autochtones peu nombreux de la fédération de Russie prévoit également que les membres appartenant à ces peuples (ou aux associations de peuples numériquement peu importants créées aux fins de la préservation et du développement de leur culture particulière) ont le droit de préserver et de développer leurs langues nationales, de recevoir et de diffuser des informations dans ces langues et de créer des médias.
- Les conventions internationales
De plus, la fédération de Russie a signé et ratifié les conventions internationales suivantes portant sur la protection des minorités nationales :
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966;
- le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966;
- le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966;
- la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989;
- la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948;
- la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965;
- la Convention sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid du 30 novembre 1973;
- la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979;
- la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, et ses Protocoles.
Retenons surtout que la Russie a signé, le 28 février 1996, et ratifié, le 21 août 1998, la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l'Europe, de même que la Charte sociale européenne (septembre 2000) et, sans ratification, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (10 mai 2001).
Au plan de la Communauté des États indépendants, les États membres (à l’exception de l’Ouzbékistan et du Turkménistan) ont signé à Moscou, le 21 octobre 1994, la Convention concernant les droits des personnes appartenant aux minorités nationale; dans cette convention, les Parties garantissent aux personnes appartenant aux minorités nationales des droits et libertés civils, politiques, sociaux, économiques et culturels, conformément à leur législation et aux normes internationales universellement reconnues dans le domaine des droits de l’homme (article 3). Les Parties ont également convenu de faciliter la codification des droits des minorités nationales aux plans bilatéral, régional et international, et de mettre à profit l’expérience réglementaire des organisations internationales dans le domaine de la protection des droits des minorités nationales (article 11). En vertu de l'article 4 de la Convention, les personnes appartenant aux minorités nationales ont le droit, à titre individuel ou collectif, d’exprimer, de préserver et de développer librement leur identité ethnique, linguistique, culturelle ou religieuse; selon l'article 3, elles ont le droit de fonder différentes organisations éducatives, culturelles et religieuses (associations, communautés, etc.); de maintenir des contacts entre elles au sein de l’État de résidence, ainsi qu’avec des ressortissants et des organisations gouvernementales auxquels elles sont liées d’un point de vue ethnique, culturel, linguistique et/ou religieux (article 6), d’utiliser leur langue maternelle et de l’étudier (articles 7 et 10).
Il semble aussi que des lois sur les minorités nationales, sur les principes d’organisation des communautés autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, ainsi que le décret du président de la fédération de Russie sur les mesures de prévention de l’incitation aux dissensions entre nationalités et la responsabilité des fonctionnaires soient en cours d’élaboration ou d’adoption.
- Les traités d'amitié
Soulignons enfin que la fédération de Russie a conclu des traités d’amitié, de coopération et de sécurité mutuelle avec presque tous les États membres de la CEI : l’Azerbaïdjan (Accord de coopération culturelle et scientifique du 6 juin 1995), l’Arménie (Traité d’amitié, de coopération et de sécurité mutuelle du 29 décembre 1991), la Biélorussie (Traité d’amitié, de voisinage et de coopération du 21 février 1995), la Géorgie (Traité d’amitié, de bon voisinage et d’entraide du 28 février 1994), le Kazakhstan (Traité d’amitié, de coopération et d’entraide du 25 mai 1992), la Kirghizie (Traité d’amitié, de coopération et d’entraide du 10 juin 1992), le Tadjikistan (Traité d’amitié, de coopération et d’entraide du 25 mai 1993), le Turkménistan (Traité d’amitié, de coopération et d’entraide du 31 juillet 1992), l’Ouzbékistan (Traité d’amitié, de coopération et d’entraide du 30 mai 1992) et l’Ukraine (Traité d’amitié, de coopération et de partenariat du 31 mai 1997).
Pour le gouvernement russe, c’est le Cadre de la politique ethnique de l'État de la fédération de Russie (Указ Президента Российской Федерации об утверждении Концепции), approuvé le 15 juin 1996 par décret présidentiel de Boris Eltsine, qui refléterait le mieux cet objectif. Ce cadre établit les principes fondamentaux suivants :
- l’égalité des droits et des libertés de la personne et du citoyen, sans distinction de race, de nationalité, de langue, de religion, d’appartenance à des groupes sociaux et à des associations publiques;
- l’interdiction de toute forme de restriction aux droits des citoyens sur des critères d’appartenance sociale, raciale, nationale, linguistique ou religieuse;
- la préservation de l’intégrité historique de la fédération de Russie;
- l’égalité des droits pour tous les sujets de la fédération de Russie dans leurs relations avec les autorités fédérales;
- la garantie des droits des peuples autochtones numériquement peu importants, conformément à la Constitution de la fédération de Russie, aux principes universellement reconnus, aux règles du droit international et aux traités internationaux signés par la fédération de Russie;
- le droit de tout citoyen de déterminer librement son appartenance nationale;
- la promotion du développement des cultures et des langues nationales des peuples de la fédération de Russie;
- le règlement rapide et pacifique des litiges et conflits;
- l’interdiction des activités visant à mettre en péril la sécurité de l’État et à inciter à l’affrontement, à la haine ou à l’hostilité sociaux, raciaux, nationaux ou religieux.
Dans sa déclaration du 6 novembre 1998 sur le caractère inadmissible des actions et des déclarations préjudiciables aux relations interethniques dans la fédération de Russie, la Douma de la fédération de Russie a réaffirmé que «la question nationale ne devrait pas faire l’objet de spéculations politiques». De plus, la Douma d’État de l’Assemblée de la fédération de Russie condamnait fermement toutes les manifestations d’intolérance nationale et religieuse contre les peuples de Russie et soulignait que la bienveillance, l’entraide, le respect de la dignité nationale de tous les peuples demeuraient les facteurs principaux de la force de l’État russe.
La protection des droits des minorités nationales paraît indispensable au maintien de l’État fédéral russe et de son intégrité territoriale. L'objectif ultime des autorités russes est de présenter par des mesures législatives suffisamment élevées une «vitrine» tout à fait irréprochable au plan international. Ce sont là de belles paroles qui ne se transforment pas nécessairement dans la réalité; il peut exister un écart considérable entre la loi et la réalité.
2.2 La Constitution fédérale
L’article 26 de la Constitution de la fédération de Russie précise que tout individu a le droit d'employer sa langue maternelle et de choisir librement sa langue de communication:
Dans un pays où il se parle, d'après Vladimir Poutine, près de 300 langues, il faut pouvoir recourir à une ou quelques langues véhiculaires, sinon c'est la tour de Babel. Tel que la loi est présentée, les non-russophones ont le choix de leur langue véhiculaire. Mais ce choix demeure théorique dans la mesure où tous choisissent le russe parce que, de toute façon, cette langue est parlée et comprise par 98% de la population. Peut-on réellement croire qu'un non-russophone a le choix entre le russe, le tatar, le bachkir ou le tchétchène pour communiquer avec les autorités ou avec d'autres individus? En pratique, seule la langue russe est possible, sauf dans les villages, les bourgs ou dans les maisons privées.
Quant à l'article 68 de la Constitution, il mentionne expressément la garantie des droits des peuples autochtones d'employer leur langue maternelle:
Article 68 1) La langue officielle de la fédération de Russie sur l’ensemble de son territoire est la langue russe en tant que langue d’un peuple formant un État qui fait partie d’une union multinationale de peuples égaux de la fédération de Russie. 2) Les républiques ont le droit d'établir leurs langues officielles. Dans les organismes du pouvoir de l'État et les organismes de l'auto-administration locale, les établissements nationaux de la république, elles sont utilisées parallèlement à la langue officielle. 3) La fédération de Russie garantit à tous ses peuples le droit au maintien de la langue maternelle, l'établissement de conditions permettant son étude et son développement. 4) La culture de la fédération de Russie est un patrimoine unique de son peuple multinational. La culture est soutenue et protégée par l’État. |
Ce droit d'employer sa langue maternelle est valable de façon théorique, car les autorités locales dans les républiques ont une nette tendance à privilégier le russe, bien que certaines langues officielle soient possibles et formellement autorisées.
2.3 La Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie
C'est la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie du 25 octobre 1991, modifiée par la loi fédérale du 24 juillet 1998, qui régit la politique linguistique. Le préambule de la loi énonce que «les langues des peuples de la fédération de Russie constituent l'héritage historique et culturel de l'État de la Russie et seront sous la protection de l'État». Partout dans le territoire de la Russie, l'État devra promouvoir le développement des langues nationales, du bilinguisme et du multilinguisme, ce qui implique à la fois les langues nationales mais aussi le russe dans toute la Russie. L'article 3 de la loi définit ainsi le statut juridique des langues:
Article 3
Statut juridique des langues |
Afin de développer la politique de l'État en matière de nationalités, quelque 61 «sujets» de la Fédération — républiques, kraïs, oblasts et okrougs (districts) — ont commencé à mettre en œuvre des «cadres régionaux de politique nationale», qui tiennent compte des caractéristiques sociales, économiques, ethniques et démographiques de chacun des sujets de la Fédération. Ces programmes sont développés et mis en œuvre dans les républiques de Bachkirie, de Bouriatie, de Carélie, des Komi, des Mari, de Mordovie, de Sakha (Yakoutie), du Tatarstan, d’Oudmourtie et en République tchouvache, ainsi que dans le kraï de Stavropol, dans les oblasts de Kaliningrad, de Kourgan, d'Orenbourg, de Perm, de Samara, de Saratov, de Tioumen et de Tcheliabinsk, ainsi que dans un certain nombre d’autres sujets de la Fédération.
|
À l'heure actuelle, toutes les républiques ont
adopté des lois linguistiques afin de protéger leur langue titulaire contre
le rouleau compresseur du russe. Toutes les républiques ont au moins deux langues
officielles — dont le russe —, sauf au Daghestan où on en
compte plus d'une douzaine. On compte ainsi 37 langues officielles dans les
républiques et 15 langues à statut officiel : kazakh, carélien, vepse, finnois, dolgane, évenki, évène, youkaguir, bouriate, nénètse,
khanty, tchouktche, selkoupe et komi-permiak (ou komi et permiak).
Ces langues à statut officiel peuvent être employées localement,
généralement dans les municipalités, dans les lieux d'habitation du
peuple concerné à égalité avec la langue officielle de la république
et du russe.
Il ne faut pas oublier que, selon la législation fédérale, le russe demeure la seule langue officielle dans les deux Chambres du Parlement fédéral, soit le Sénat et la Douma d'État. Dans les faits, il est très rare qu'un député s'exprime dans une autre langue, car de toute façon il parle le russe. En principe, il faut prévoir un délai de 24 heures pour quérir un traducteur. Lorsqu'un parlementaire demande une telle autorisation, il s'agit d'une intervention à caractère symbolique. Cependant, l'article 13 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie autorise l'usage des langues officielles des sujets de la Fédération :
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|
Parmi le républiques de la fédération de Russie, la tendance était
au départ de
développer des zones de bilinguisme ou de multilinguisme collectif
surtout en matière scolaire et parfois judiciaire. Mais dans les
«parlements régionaux», c'est-à-dire les Douma locales, l'emploi des
langues officielles demeure peu fréquent parce que, de toute façon,
les lois locales doivent aussi être rédigées en russe et que tous
les élus parlent cette langue. Sur les 23 sujets énumérés au tableau ci-contre, 11 n'emploient que le russe, mais les 12 autres l'emploient massivement au détriment de la langue locale, dont les interventions sont minoritaires. Seules les républiques du Tatarstan et de Tchouvachie emploient un certain bilinguisme. De plus, les lois locales − adoptées obligatoirement en russe et accessoirement dans une autre langue co-officielle − ne doivent pas contredire la Constitution ni les lois fédérales. Les actes juridiques régionaux sont des lois, des ordonnances, des décrets et d'autres actes des autorités exécutives des sujets de la fédération de Russie; cette réglementation est employée dans le but de faciliter la mise en œuvre des lois fédérales et locales, ainsi que les décrets du président de la fédération de Russie. Bien que les autorités municipales ne fassent pas partie des organismes de l'État, elles ne doivent pas être en contradiction avec les lois régionales qui, elles, doivent être conformes aux lois fédérales. Pour toutes ces considérations, le russe demeure non seulement prépondérant, mais toujours obligatoire au point de rendre inutile un bilinguisme coûteux et peu employé. Néanmoins, le bilinguisme semble plus courant dans les «collectivités locales» telles que les municipalités, les districts urbains, etc., bref les petites collectivités autonomes. Le problème, c'est qu'au moins 98% des non-russophones parlent le russe. Alors, pourquoi insister à employer une langue «de seconde classe» qui peut même être suspectée de nationalisme ethnique remettant en cause la prépondérance du russe. |
Dans de nombreux cas, et ils sont de plus en plus fréquents, les républiques autonomes sont désormais représentées au Conseil de la Fédération (Sénat ou Chambre haute) par des représentants qui ne sont pas issus des minorités nationales; ce sont simplement des bureaucrates de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Dans d'autres cas, les soi-disant représentants des minorités ne résident même pas dans les républiques ou régions qu'ils prétendent représenter, car les directives émanent entièrement de Moscou. La quasi-totalité de ces hauts fonctionnaires russophones ne parlent pas la langue locale et ne veulent surtout pas la parler.
Il faut mentionner que la démographie est devenue très défavorable aux peuples minoritaires de Russie, ce qui constitue un obstacle majeur pour la préservation de leurs langues. En effet, la plupart des collectivités autochtones, même lorsqu’elles bénéficient de leur propre république ou de leur district autonome, demeurent aujourd'hui minoritaires dans leurs régions. Les Russes représentent de plus en plus une part importante de la population de chacune de ces entités. Par exemple, les deux tiers de la population des républiques de l’Altaï, de l’Oudmourtie, de la Mordovie, et près de trois quarts des républiques d’Adyguée et de la Bouriatie sont aujourd'hui des Russes «ethniques». Ce genre de déséquilibre démographique peut être encore plus accentué, par exemple dans les républiques de Carélie et de Khakassie, lesquelles comptent à peine 10% à 12 % d’autochtones. Quant aux petits peuples indigènes du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, il n’en reste que quelques dizaines de milliers dont la plupart sont en voie d’extinction.
Dans de telles conditions, il est prévisible que les «représentants» russophones de ces peuples ne soient pas prêts à se battre pour solutionner les problèmes importants de leurs électeurs, surtout les questions linguistiques, que ce soit au Tatarstan, en Tchouvachie ou en Carélie. La loyauté de ces représentants désignés par les autorités centrales demeure le principal critère pour promouvoir leur ascension professionnelle. De cette situation démographique et politique défavorable, il résulte que les peuples autochtones subissent forcément une domination linguistique du russe.
Compte tenu des mesures législatives de la fédération de Russie, la politique linguistique s'avère relativement élaborée à l'endroit des minorités habitant la Fédération, surtout en ce qui a trait à la justice, à l'administration, à l'éducation et aux médias.
4.1 L'accès égal aux tribunaux
Dans la fédération de Russie, tous les citoyens bénéficient d’un accès égal à la justice, y compris ceux appartenant à des minorités nationales. L'article 19 de la Constitution de la fédération de Russie (paragraphes 1 et 2) proclame l’égalité de tous devant la loi et le tribunal:
Article 19 1) Tous sont égaux devant la loi et les tribunaux. 2) L'État garantit l'égalité des droits et des libertés de l'homme et du citoyen, indépendamment du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l'origine, de la situation patrimoniale et professionnelle, du lieu de résidence, de l'attitude à l'égard de la religion, des convictions, de l'appartenance à des associations, ainsi que d'autres considérations. Toute forme de limitation des droits du citoyen selon des critères d'appartenance sociale, raciale, nationale, de langue ou de religion est interdite. |
Effectivement, tous les citoyens russes ont accès aux tribunaux, quelle que soit leur langue, ce qui ne signifie pas que celle-ci soit autorisée dans les faits. L'article 4 du Code pénal (1996-2022) reprend ce principe d'égalité:
Article 4 Le principe de l'égalité des individus devant la loi Les individus qui ont commis des crimes sont égaux devant la loi et doivent faire l'objet de la responsabilité pénale, indépendamment de leur sexe, de leur race, de leur nationalité, de leur langue, de leur origine, de leur fortune, de leur statut officiel, de leur lieu de résidence, de leur attitude envers la religion, de leurs convictions, de leur appartenance à des associations publiques, ainsi que de toute autre circonstance. |
Le principe de l’égalité de tous devant la loi et la justice est également consacré par l’article 7 de la Loi constitutionnelle fédérale sur le système judiciaire (1996-2022), qui précise que les tribunaux ne doivent favoriser aucune organisation, ni aucune personne ou partie à la procédure pour des motifs de race, de nationalité ou de langue.
4.2 La liberté de choisir sa langue
Conformément à l’article 10 de cette loi constitutionnelle, la procédure judiciaire peut se dérouler non seulement en russe, mais également dans la langue officielle de la République dans laquelle est situé le tribunal. Les personnes qui participent à la procédure sont autorisées à faire des déclarations et à donner des explications dans leur langue maternelle ou dans la langue de leur choix, et à recourir à un interprète. Le principe de l’égalité de tous devant la loi sans distinction de race, de nationalité ni de langue est consacré par tous les codes de procédure en vigueur dans la fédération de Russie.
- La reconnaissance du bilinguisme judiciaire
Voici cet article 10 de la Loi constitutionnelle fédérale sur le système judiciaire :
Article 10
Langue de la procédure judiciaire et de
la procédure devant les tribunaux |
L'article 18 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021) prévoit l'usage des langues officielles des républiques constituants de la fédération de Russie:
Article 18 Langue de la procédure judiciaire et gestion des dossiers devant les tribunaux et gestion des dossiers dans les organismes d’application de la loi 1) La procédure judiciaire et le travail de bureau devant la
Cour constitutionnelle de la fédération de Russie, la Cour
suprême de la fédération de Russie, les tribunaux d'arbitrage
fédéraux, les tribunaux militaires, ainsi que la tenue des
dossiers dans les forces de l'ordre de la fédération de Russie
doivent se dérouler dans la langue officielle de la fédération de
Russie. La procédure judiciaire et le travail administratif dans
d'autres tribunaux fédéraux de droit commun peuvent également se
dérouler dans la langue officielle de la république dans le
territoire où se trouve le tribunal correspondant. |
Cet article 18 du Code de procédure pénale (2001-2021) énonce clairement que la procédure doit se dérouler en russe, mais qu'elle peut se faire dans la langue maternelle si un justiciable ne comprend pas le russe:
Article 18 1) La procédure pénale doit se dérouler en russe, ainsi que dans les langues officielles des républiques incluses dans la fédération de Russie. À la Cour suprême de la fédération de Russie, les cours de cassation de compétence générale, les cours d'appel de compétence générale, les tribunaux militaires, les procédures pénales se déroulent en russe. 2) Les participants à la procédure pénale qui ne parlent pas ou ne maîtrisent pas suffisamment la langue dans laquelle se déroulent la procédure relative à une affaire pénale doivent recevoir des explications et se voir accorder le droit de faire des déclarations, de donner des explications et des témoignages, de déposer des requêtes, de porter plainte, de prendre connaissance des éléments de l'affaire pénale, de s'exprimer devant le tribunal dans leur langue maternelle ou dans une autre langue qu'ils connaissent, ainsi que de consulter gratuitement l'aide d'un interprète selon la manière prescrite par le présent code. 3) Si, conformément au présent code, les documents d'enquête et judiciaires sont soumis à la remise obligatoire au suspect, à l'accusé, ainsi qu'aux autres participants à la procédure pénale, ces documents doivent être traduits dans la langue maternelle du participant correspondant à la procédure pénale ou dans la langue qu'il connaît. |
Le Code de procédure administrative (2001-2023) reprend également les mêmes dispositions:
Article 12 Langue dans laquelle se déroulent la procédure administrative 1) La procédure administrative doit se dérouler en russe − la langue officielle de la fédération de Russie. La procédure administrative devant les tribunaux fédéraux de droit commun situés sur le territoire d'une république faisant partie de la fédération de Russie peut également se dérouler dans la langue officielle de cette république. 2) Pour les personnes participant à une procédure administrative et ne connaissant pas la langue dans laquelle elle se déroule, le tribunal explique et garantit le droit de prendre connaissance des éléments de la procédure administrative, de participer à la procédure, de donner des explications, de parler devant le tribunal, de déposer des requêtes et des plaintes dans leur langue maternelle ou dans la langue de communication librement choisie, de recourir aux services d'un interprète dans les conditions prescrites par le présent code. 3) La décision du tribunal est rédigée en russe et, à la demande de la partie, elle est traduite dans la langue utilisée lors de la procédure. |
En même temps, les parties au litige qui ne parlent pas la langue de la procédure judiciaire ont la possibilité de donner des explications, de s'exprimer, de déposer des requêtes et des plaintes dans n'importe quelle langue de communication librement choisie. Le tribunal est tenu de préciser ce droit et, sur demande appropriée, de faire intervenir un interprète dont les services sont payés sur le budget fédéral. Les dispositions pertinentes sont inscrites dans les codes régissant les procédures civile, pénale, administrative. Les documents d'enquête et les documents judiciaires, les procès-verbaux d'infraction et tout autre document doivent être traduits dans une langue compréhensible par les personnes accusées d'un crime ou soupçonnées d'une infraction administrative. Le non-respect de ces exigences constitue une violation flagrante des normes procédurières, entraînant une annulation quasi automatique de la décision.
- Les restrictions linguistiques
Selon la législation fédérale, les procédures judiciaires devant les tribunaux d'arbitrage et les tribunaux militaires, ainsi que dans les instances supérieures (la Cour constitutionnelle de Russie et la Cour suprême de Russie), doivent se dérouler exclusivement en russe. Dans les tribunaux de droit commun des républiques fédérées, l'usage des langues officielles locales de la Fédération est autorisé.
Malgré ces mesures importantes et exemplaires, il ne faut pas se faire trop d'illusion sur l'emploi des langues locales en matière de justice. La Constitution de la Russie donne à chacun le droit d'employer sa langue maternelle, ainsi que de choisir librement la langue de communication, ce qui comprend aussi la langue de l'éducation. Mais ce droit n'implique pas d'obligations aux russophones de connaître et d'employer cette langue. Par exemple, un justiciable qui voudrait s'exprimer en tatar n'a pas le droit d'exiger que les responsables des organismes de l'État, les juges, les fonctionnaires, voire les commerçants, les coiffeurs, etc., ou d'autres intervenants du marché de la consommation, comprennent cette langue. Théoriquement, la conduite d'une procédure judiciaire est autorisée dans la langue officielle d'une république, mais en pratique le respect du droit constitutionnel de choisir sa langue de communication conduirait toute la société en un enfer babylonien.
4.3 Les «abus» du droit linguistique
En fait, il n'est pas autorisé à n'importe qui d'employer sa langue maternelle devant les tribunaux. Par exemple, un personne accusée, dont la langue maternelle serait le tatar, ne peut exiger de parler sa langue et de demander les services d'un interprète, alors qu'elle connaît le russe. Plus de 82% des Russes ont le russe comme langue maternelle, mais les adultes non russophones le connaissent dans une proportion de plus de 98%. Le tribunal doit tenir compte qu'une personne accusée possède la citoyenneté russe, qu'elle a donc appris le russe à l'école dès le primaire (sinon à la maternelle), qu'elle travaille dans cette langue, etc. Pour la Cour, il s'agit là d'un «abus de droit» d'exiger un service d'interprétariat, alors qu'on connaît la langue de la procédure. En somme, il reste très peu de justiciables admissibles à la traduction.
De plus, tous les étrangers qui reçoivent un permis de travail, un séjour temporaire ou un permis de séjour, doivent réussir l'examen de maîtrise de la langue russe. Par conséquent, les tribunaux sont en droit de présumer que toutes ces personnes connaissent le russe. Ainsi, le droit à un interprète ne dépend pas de la connaissance du justiciable de la langue russe dans laquelle la procédure se déroule. Au début de l'audience, le tribunal doit s'assurer que le niveau de compétence linguistique du justiciable est manifestement suffisant pour lui permettre d'exercer ses droits et obligations. Si une personne affirme qu'elle ne maîtrise pas le russe, elle doit fournir des preuves appropriées. Dans les cas extrêmes, il est évident que la majorité des juges perçoivent négativement de telles requêtes, car faire intervenir un interprète entraîne non seulement des coûts, mais aussi des retards dans le procès et d'autres problèmes.
Conformément à l'article 26 de la Constitution fédérale de Russie, chacun a le droit d’utiliser sa langue maternelle et de choisir librement sa langue de communication (et d'enseignement) auprès de l'administration:
Article 26 1) Chacun a le droit de déterminer et d'indiquer son appartenance nationale. Nul ne peut être contraint de déterminer et d'indiquer son appartenance nationale. 2) Chacun a le droit d'employer sa langue maternelle, de choisir librement sa langue de communication, d'éducation, d'enseignement et de création. |
5.1 Les langues des administrations locales
La mise en œuvre du principe d’égalité et d’autodétermination des peuples, qui constitue le fondement de la structure fédérative de la fédération de Russie, s’exprime dans le domaine linguistique par l’affirmation des républiques du droit de proclamer leurs propres langues officielles, le russe y étant déjà obligatoire. Les langues officielles locales sont en principe employées dans les organismes de l’administration locale des républiques en parallèle avec la langue officielle de la Fédération (art. 68 de la Constitution).
Article 68 1) La langue officielle de la fédération de Russie sur l’ensemble de son territoire est la langue russe en tant que langue d’un peuple formant un État qui fait partie d’une union multinationale de peuples égaux de la fédération de Russie. 2) Les républiques ont le droit d'établir leurs langues officielles. Dans les organismes du pouvoir de l'État et les organismes de l'auto-administration locale, les établissements nationaux de la république, elles sont utilisées parallèlement à la langue officielle. 3) La fédération de Russie garantit à tous ses peuples le droit au maintien de la langue maternelle, l'établissement de conditions permettant son étude et son développement. |
Par ailleurs, la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021)
offre à chacun des citoyens de la fédération de Russie la possibilité d’utiliser la langue qu’il connaît. Ceux qui ne connaissent pas la langue officielle de la Fédération ni celle d’une république ont le droit de s’exprimer lors de réunions, de conférences, d’assemblées, d’organismes de l’État, d’organisations, d’entreprises et d’institutions dans la langue qu’ils connaissent. Une interprétation simultanée doit être prévue. Conformément à l'article 15 de la loi du 24 juillet 1998, les citoyens qui ne connaissent pas la langue employée peuvent, si cela semble nécessaire, bénéficier d’une traduction dans une langue qui leur est compréhensible ou dans la langue officielle de la fédération de Russie. Sauf que 98% des Russes connaissent le russe! Il s'agirait alors d'accorder des droits à 2% de la population, alors qu'on semble les accorder à tous sans discrimination. Les citoyens ont le droit d’adresser à l'Administration de l’État ou aux institutions de la fédération dans la langue officielle de la Fédération, dans leur langue maternelle ou dans toute autre langue des peuples de la fédération de Russie qu’ils connaissent (article 15).
Article 15
Usage des langues dans les travaux des organismes, des organisations, des entreprises et des institutions de l'État 1) Dans les activités des organismes,
des organisations, des entreprises et
des institutions de l'État de la fédération de Russie, la langue
officielles et de la fédération de Russie,
les langues
officielles des
républiques et d'autres langues des peuples de la fédération de
Russie sont utilisées. |
Même la Loi sur la langue officielle de la fédération de Russie (2005-2021) permet l'usage des langues officielles locales:
Article
3
Domaines de la langue
officielle de la fédération de Russie [...] |
Le russe doit être d'un emploi obligatoire, mais d'autres langues sont possibles, notamment les langues officielles des républiques fédérées.
L'article 16 (par. 4) de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie souligne que les documents identifiant un citoyen de la fédération de Russie, les enregistrements civils et les autres documents sont traités dans la langue officielle de la Fédération (en russe), mais dans le respect des dénominations nationales traditionnelles. Sur le territoire d’une république ayant fixé ses propres langues officielles, le traitement de ces documents permet l’utilisation de la langue co-officielle de la république concernée, parallèlement à la langue officielle de la fédération de Russie.
Article 16
Emploi des langues dans les affaires officielles 1) Dans le territoire de la Fédération de Russie, la tenue des registres officiels dans les organismes, les organisations, les entreprises et les institutions de l’État se fait en russe en tant que langue officielle de la fédération de Russie. La gestion des documents officiels dans les républiques est également effectuée dans les langues officielles de ces républiques. La procédure d’emploi des langues dans l'administration officielle est déterminée par la législation de la fédération de Russie et des républiques. 2) Les textes des documents (formulaires, sceaux, cachets,
timbres) et des panneaux portant les noms des organismes,
des organisations, des entreprises et des institutions de l'État
sont rédigés dans la langue officielle de la fédération de
Russie, les langues officielles des républiques et autres
langues des peuples de la fédération de Russie, lesquelles sont
déterminées par la législation des républiques. |
Encore là, il est probable que les droits accordés ne soient même pas nécessaires!
5.2 L'emploi restreint des langues
locales
|
La loi prévoit que la langue officielle de la fédération de Russie − le russe − constitue la langue de travail des organismes législatifs suprêmes de la Fédération. Quant aux parlementaires (députés), ils ont le droit d’employer dans le cadre de leur travail n'importe quelle des langues officielles des républiques et, si cela s'avère nécessaire, toute autre langue parlée en Russie, avec interprétation simultanée dans la langue officielle de la fédération de Russie (article 11). En vertu de l'article 14 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie, le texte précise aussi quelles sont les langues utilisées lors des élections législatives, lors de l’élection du président de la fédération de Russie et des référendums, notamment la langue officielle de la Fédération, les langues officielles des républiques et les autres langues fixées par la législation de la fédération de Russie et des républiques. Un certain nombre de lois relatives à la langue adoptées dans les républiques reconnaissent le droit d’employer les langues dans les régions où sont concentrées les minorités nationales. Ce sont là les droits! Le tableau ci-contre indique les autres langues effectivement employées par les gouvernements et les administrations locales: on compte 11 républiques sur 23, ce qui correspond à 47%. Il faut aussi comprendre qu'il ne s'agit pas d'un bilinguisme systématique, mais d'un usage occasionnel de la part des gouvernements locaux. Seul le Tatarskan est suffisamment bilingue dans son administration, mais il accepte aussi la concurrence de l'anglais dans les documents écrits. D'ailleurs, huit républiques ont l'anglais comme langue co-officielle, alors qu'il n'y a pas dix anglophones dans chacune des républiques concernées. Cependant, malgré les lois fédérales et l'introduction des garanties constitutionnelles, les langues des peuples titulaires ne sont pas devenues des langues administratives. En effet, la plupart des élus et des fonctionnaires s'expriment en russe et, au besoin, utilisent ensuite des services de traduction. Par exemple, en mars 2001, la Cour suprême du Tatarstan a dû modifier la loi électorale faisant obligation aux candidats d'être bilingues, pour non-conformité avec la loi fédérale, qui ne reconnaît que le russe comme langue officielle. Et il y a bien d'autres cas du genre! |
Dans les faits, les gouvernements régionaux emploient tous massivement la langue russe, quitte à recourir de façon plus ou moins occasionnelle à une langue co-officielle locale. Il est rarissime que les fonctionnaires russophones savent communiquer dans une langue autochtone et encore moins l'écrire. Cependant, toute langue officielle locale peut être employée à l'oral lorsque deux interlocuteurs ou interlocutrices parlent la même langue régionale. En encore là, si la conversation exige un vocabulaire le moindrement technico-administratif, le russe sera privilégié. En réalité, le droit d'employer une langue co-officielle demeure presque symbolique. Dans une administration fédérale, seul le russe peut être employé. Alors, les citoyens ne font pas toujours la différence entre une administration fédérale et une administration régionale. Il est plus simple d'employer toujours le russe qu'on connaît pour s'éviter des problèmes et de passer pour une personne «nationaliste fanatique».
5.3 Les toponymes
En vertu de l’article 8 de la Loi sur les noms d'objets géographiques (1997-2021) et de l’article 23 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie, les républiques fédérées de Russie ont aussi le droit d’écrire les noms géographiques, les inscriptions et les enseignes dans les langues maternelles de leurs peuples, et ce, sur les territoires où sont concentrés ces différents peuples.
La Loi sur les noms d'objets géographiques (1997-2021) autorise l'usage des plaques indicatrices des routes et panneaux de signalisations en d'autres langues que le russe, mais celui-ci demeure obligatoire:
Article 8 3) Les noms de sites géographiques sur les plaques indicatrices des routes et autres signalisations dans le fédération de Russie doivent être écrits en russe. Le cas échéant, ces noms sont écrits en d'autres langues des peuples de la fédération de Russie selon les intérêts de la population des territoires appropriés, ainsi qu'ils peuvent être dupliqués avec des caractères de l'alphabet latin. |
La Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie reprend les mêmes autorisations à la fois en russe et dans une langue co-officielle:
Article 23 Langue des noms d'objets géographiques, des inscriptions, de la signalisation routière, etc. 1)
L'écriture des noms d'objets géographiques et la conception
des inscriptions, des routes et d'autres signes doivent être
rédigées dans la
langue officielle de la fédération de Russie. Les
républiques ont le droit d’écrire les noms des objets
géographiques et de concevoir des inscriptions, des panneaux
routiers et autres dans les langues d’État des républiques ainsi
que dans la langue officielle de la Fédération de Russie. |
Conformément aux dispositions de la Convention
internationale relative à la circulation automobile, qui porte sur
l’unification de la signalisation routière sur le territoire des États, la fédération
de Russie ne procède qu’à des inscriptions en langue russe sur tous les
panneaux de signalisation. Sur les routes dites internationales, ces
inscriptions apparaissent également en anglais. La réglementation en vigueur
ne prévoit pas l’écriture d’inscriptions dans les langues des minorités
nationales. En principe, la signalisation routière est souvent bilingue, c'est-à-dire en russe et dans la langue locale des entités fédérées. En 1984, la Russie a signé l’accord européen sur la signalisation routière, signé à Genève et, le 7 juin 1974, la Convention de Vienne sur la signalisation routière. C'est ce qui explique l'emploi en Russie du signal d'arrêt avec l'octogone rouge et le mot STOP (en concurrence avec le cyrillique СТОП) peut se retrouver écrit en alphabet latin et en blanc. |
|
L'obligation de concevoir des enseignes ou des affiches en russe et dans
les langues locales de la même manière demeure encore présente dans la
législation de certaines entités constitutives de la fédération de
Russie. Autant les autorités russes perçoivent l'emploi des langues
locales comme une provocation, autant les autorités locales peuvent s'en
servir comme un mécanisme de protection contre l'assimilation. Parfois,
les entrepreneurs locaux sont condamnés à une amende pour avoir placé
des inscriptions trop volumineuses en russe, mais le contraire peut se
produire si des inspecteurs fédéraux remarquent des inscriptions trop
grandes dans une autre langue.
En fait, les républiques fédérées sont confrontées à une surabondance d'informations visuelles en russe et à une réticence des entreprises et des institutions à répondre aux besoins linguistiques de la population locale.
5.4 La protection des consommateurs
L'article 8 de la Loi sur la protection du consommateur (1996-2022) oblige les vendeurs et propriétaires d'entreprises à donner leurs informations en russe et aussi, à la discrétion du fabricant, dans les langues officielles des sujets constitutifs de la fédération de Russie:
Article 8
Le droit du consommateur à l’information sur le fabricant (exécuteur testamentaire, vendeur, propriétaire de conglomérat) et sur les biens (travaux, services) 1) Le consommateur a le droit d’exiger la fourniture des informations nécessaires et fiables sur le fabricant (exécuteur testamentaire, vendeur), le mode de son travail et les biens (travaux, services) vendus par celui-ci. |
C'est assurément la discrétion du fabricant qui prime!
Dans le but de protéger les droits des citoyens en tant que consommateurs de biens ou de services, la loi exige que l'étiquetage de tous les produits et des publicités soit dans la langue officielle. Cependant, il ne s'agit pas seulement de l'emploi obligatoire de cette langue, qui est un problème. Les informations présentées doivent être compréhensibles pour les citoyens, ce qui inclut les contrats, les consentements, etc. Dans le cas contraire, l'obligation de signer de tels documents perd tout son sens, car le citoyen ne sera pas en mesure de prendre une décision significative et d'exprimer sa volonté, ce qui est légalement nécessaire dans des situations telles que le contenu juridique du document.
Cependant, en dépit des lois fédérales, les administrations locales au niveau des républiques fédérées ne sont pas parvenues à offrir des services résolument bilingues ou multilingues. La langue russe assure sa prédominance, car les élus et les fonctionnaires choisissent massivement d'employer la langue officielle de la fédération de Russie. Il faut admettre qu'il y va de leur intérêt pour leur carrière, car l'avenir et les perspectives d'emploi sont en russe, pas en tatar ou en bahckir.
5.5 Les forces armées
Au lendemain de la chute de l'Union soviétique alors forte de 5,2 millions d'hommes, l'armée russe a vu fondre ses effectifs à 766 000 hommes en 2013. Mais un décret de 2022 du président Poutine prévoyait un effectif de 2,0 millions d'hommes, dont 1,1 million de soldats au 1er janvier 2023. Dans les faits, le nombre des militaires professionnels, soldats comme officiers, s’élève à plus de 700 000 personnes, appuyées par quelques 260 000 conscrits. En vertu de la formulation officielle qui mentionne que la Russie constitue un «État pluriethnique et multiconfessionnel», les affaires militaires devraient en tenir compte. Depuis l'empire des Tsars, il y a toujours eu des régiments non russophones au sein des armées impériales, une tradition qui s'est perpétuée sous l'Union soviétique. Évidemment, la langue du commandement devait impérativement être le russe, bien qu'un nombre significatif de soldats soit issu des régions non russophones.
La guerre actuelle en Ukraine permet de mesurer l’ampleur des
non-russophones, malgré le manque de disponibilité des données
officielles. Une semaine après le lancement de ce que Moscou a
appelé une «opération militaire spéciale», les journalistes de
l’antenne russe de Radio Free Europe/Radio Liberty ont pu analyser
des informations sur des soldats russes morts ou capturés en
Ukraine. Les résultats de l’analyse ont révélé que 30% environ des
patronymes provenaient des soldats issus des minorités non
russophones, dont une grande majorité de culture musulmane. Or, les
non-Russes «ethniques» forment 20% de la population de la fédération
de Russie. Il y aurait donc, parmi les soldats, une surreprésentation des minorités, qui constituent près de 20 % de la population générale de la Russie. Outre les républiques musulmanes du Nord-Caucase (Daghestan, Ingouchie, Kabardino-Balkarie, Karatchaï-Tcherkessie et Tchétchénie), trois «républiques sibériennes» en font également partie: la Yakoutie (Sakha), la Bouriatie et le Touva. |
En fait, l’envoi des militaires d’origine «non russe» pour faire la guerre en Ukraine pourrait relever d’un choix stratégique des autorités fédérales. Les régions mentionnées sont des territoires périphériques et économiquement défavorisés, qui se caractérisent souvent par des taux de chômage élevé (trois fois supérieur à la moyenne nationale) et des niveaux de revenus peu élevés, par comparaison avec les grandes métropoles du pays. Les témoignages sont nombreux pour affirmer que la plupart des soldats et des officiers des forces terrestres et des forces aéroportées viennent des villes et des villages plus ou moins non russophones et pauvres.
Par conséquent, beaucoup de jeunes russophones réussissent, eux, à être épargnés du service militaire obligatoire par diverses manœuvres d'évitement: études universitaires, faux certificats médicaux, travaux civils dans les hôpitaux, etc. Bref, de nombreux jeunes Russes des grandes villes, habitués au confort et à la société de consommation, ne voient pas un grand intérêt à sacrifier leur vie pour la patrie à l'extérieur du pays. Ces jeunes ne voient pas, par exemple, en quoi ils défendraient leur partrie en Ukraine!
Le ministère fédéral de l’Éducation de Russie soutient concrètement l’usage de toutes les langues des peuples du pays en tant que langues d’enseignement et de formation. La place accordée aux langues nationales dans le système d'éducation est déterminée par l’entité concernée (république ou municipalité) et relève de sa compétence. Selon le statut de la langue et la matière du programme ou de la langue de l’enseignement, la république est généralement responsable des programmes et des manuels d'enseignement, ainsi que de la formation des enseignants et l'enseignement supérieur. Les peuples numériquement peu importants du Nord font exception: le soutien pédagogique et méthodologique à l’enseignement de leur langue maternelle relève de la compétence des autorités fédérales.
6.1 Les droits reconnus par la législation
L'article 43 de la Constitution garantit à tous les citoyens de la fédération de Russie l’accès général et gratuit à l’enseignement préscolaire, primaire, ainsi qu’à l’enseignement secondaire général et professionnel, dans les établissements d’enseignement d’État et municipaux:
Article 43 1) Tout individu a droit à l'éducation. 2) La disponibilité générale et la gratuité de l'enseignement préscolaire, général de base et secondaire professionnel dans les établissements d'enseignement et les entreprises de l'État ou des municipalités sont garanties. 3) Toute personne a le droit, sur une base compétitive, de recevoir gratuitement un enseignement supérieur dans un établissement d'enseignement public ou municipal et dans une entreprise. 4) L'enseignement général de base est obligatoire. Les parents ou les personnes qui les remplacent doivent veiller à ce que les enfants reçoivent un enseignement général de base. 5) La fédération de Russie répartit les normes d'éducation de l'État fédéral, et soutient diverses formes d'éducation et d'auto-éducation. |
L'article 10 de la Loi sur l'autonomie culturelle nationale (1996-2022) reconnaît aussi aux minorités le droit de recevoir leur instruction générale de base dans la langue nationale (maternelle) et au choix de la langue d'enseignement:
Article 10 Le droit au bénéfice de l'éducation générale de base dans la langue nationale (maternelle) et au choix de la langue d'enseignement et de la formation Les citoyens de la fédération de Russie, qui se considèrent comme appartenant à certaines communautés ethniques, ont le droit de recevoir leur instruction générale de base dans la langue nationale (maternelle) et de choisir la langue d'enseignement et de la formation dans le cadre des possibilités accordées par le système d'éducation en conformité avec la législation de la fédération de Russie et la législation des sujets de la fédération de Russie. |
L'article 11 de la même loi décrit longuement le soutien par les autonomies culturelles nationales au droit de choisir la langue d'enseignement et de formation et de recevoir une éducation générale de base dans la langue nationale (maternelle)
Il faut consulter également la Loi sur l'éducation (1992-2023). L'article 5 garantit l'accès à l'éducation pour touts les citoyens de la fédération de Russie:
Article 5
Le droit à l'éducation.
Garanties de l'État pour la réalisation du droit à l'éducation
dans la fédération de Russie |
L'article 14 de la Loi sur l'éducation semble de loin le plus important, car il traite des langues d'enseignement. Il précise bien que tout citoyen de la fédération de Russie a la garantie de recevoir son instruction dans la langue officielle de la fédération de Russie, ainsi que le choix de la langue d'enseignement dans les limites des possibilités offertes par le système d'éducation:
Article 14 Langue d'enseignement 1) Dans la fédération de Russie, l'enseignement est garanti dans la langue officielle de la fédération de Russie, ainsi que le choix de la langue d'enseignement et de formation dans les limites des possibilités offertes par le système d'éducation. 2) Dans les organisations éducatives, les activités pédagogiques doivent se dérouler dans la langue officielle de la fédération de Russie, sauf par disposition contraire du présent article. L’enseignement et l’étude de la langue officielle de la fédération de Russie dans le cadre de programmes pédagogiques accrédités par l’État sont effectués conformément aux normes pédagogiques de l’État fédéral. |
Les paragraphes 3 et 4 du même article énoncent que l’enseignement et l’étude des langues officielles des républiques de la fédération de Russie peuvent être introduits dans le cadre des programmes prévus:
Article 14 3) Dans les organisations éducatives nationales et municipales situées sur le territoire de la fédération de Russie, l’enseignement et l’étude des langues officielles des républiques de la fédération de Russie peuvent être introduits conformément à la législation des républiques de la fédération de Russie. L’enseignement et l’étude des langues officielles des républiques de la fédération de Russie dans le cadre de programmes pédagogiques accrédités par l’État sont effectués conformément aux normes pédagogiques de l’État fédéral. L’enseignement et l’étude des langues d’État des républiques de la fédération de Russie ne doivent pas se faire au détriment de l’enseignement et de l’étude de la langue officielle de la fédération de Russie. 4) Les citoyens de la fédération de Russie ont le droit de recevoir un enseignement préscolaire, primaire général et secondaire de base dans leur langue maternelle parmi les langues des peuples de la fédération de Russie, ainsi que le droit d’étudier leur langue maternelle parmi les langues des peuples de la fédération de Russie, y compris le russe comme langue maternelle, dans les limites des possibilités offertes par le système d'éducation, conformément à la procédure établie par la législation sur l’éducation. La réalisation de ces droits est assurée par la création du nombre nécessaire d’organisations, de classes et de groupes pédagogiques pertinents, ainsi que par les conditions de leur fonctionnement. L’enseignement et l’étude de la langue maternelle des peuples de la fédération de Russie, y compris le russe comme langue maternelle, dans le cadre de programmes d’enseignement agréés par l’État sont effectués conformément aux normes pédagogiques de l’État fédéral. |
6.2 Les inévitables restrictions
Encore faut-il que les parents en nombre suffisant choisissent la langue maternelle pour que cet enseignement puisse avoir lieu. Or, depuis 2018, la Loi sur l'éducation laisse les parents libres de choisir la langue d'enseignement pour leurs enfants.
6) La langue et les langues d’enseignement sont déterminées par les actes normatifs locaux de l’établissement qui gère des activités pédagogiques conformément aux programmes qu'il met en œuvre, conformément à la législation de la fédération de Russie. Le libre choix de la langue d’enseignement, de la langue maternelle étudiée parmi les langues des peuples de la fédération de Russie, y compris le russe comme langue maternelle, des langues officielles des républiques de la fédération de Russie, s’effectue à la demande des parents (représentants légaux) des élèves mineurs lors de l’admission (transfert) aux programmes pédagogiques du préscolaire, qui ont une accréditation de l’État aux programmes pédagogiques de l’enseignement primaire général et secondaire de base. |
Partout où une langue minoritaire est d'usage possible localement avec des autorités, le russe demeure, lui, obligatoire. La loi oblige tous les Russes à apprendre la langue officielle de la Fédération, alors que les langues officielles locales dans les républiques fédérées ne sont plus obligatoires dans les écoles depuis 2018 (Loi sur l'éducation): c'est le règne du libre choix... de choisir le russe. D'ailleurs, il suffit de déclarer le russe comme étant sa langue maternelle (même si c'est faux) pour être exempté de recevoir son instruction dans sa «vraie» langue maternelle.
En somme, la législation fédérale ne garantit pas la possibilité d'étudier les langues officielles des républiques de la fédération de Russie sur leur territoire. Il est seulement stipulé sans ambiguïté que leur étude éventuelle ne doit pas se faire au détriment de l'étude de la langue russe qui, elle, est obligatoire, alors que les autres langues sont au choix des parents. De plus, la langue russe est une matière enseignée dans toutes les écoles secondaires de la fédération de Russie; tous les diplômés des écoles russes doivent réussir l'examen national unifié en langue russe. Ainsi, le droit des républiques de la fédération de Russie de faire apprendre leurs propres langues est dans les faits considérablement limité. En réalité, depuis 2018, la Loi sur l'éducation accorde aux élèves des écoles de la fédération de Russie un nouveau droit: celui de ne pas étudier les langues officielles républiques. Bien que cette modification à la loi ait provoqué des protestations dans les républiques, le gouvernement fédéral est demeuré imperturbable. En conséquence, le nombre d'enfants apprenant des langues minoritaires a beaucoup diminué. Par exemple, au Tatarstan, la proportion d'écoliers prenant des cours de tatar est passée de 100% à 65% entre 2017 et 2021.
6.3 La situation avant 2018
Avant les modifications apportées en 2018 dans la Loi sur l'éducation, plusieurs républiques obligeaient les enfants à apprendre à l'école la langue co-officielle locale. C'était, par exemple, le cas pour la république des Komis et la république de Kalmoukie (de la 1re à la 11e année pour les locuteurs originaires de la région, mais de la 1re à la 9e année pour les autres). Dans les républiques suivantes, l'enseignement de la langue officielle était obligatoire de la 1re à la 9e année: l'Ossétie du Nord, l'Adiguée, l'Ingouchie, le Kabardino-Balkarie, le Karatchaï-Tcherkessie et la République tchétchène. Enfin, l'étude volontaire de la langue officielle était la formule choisie par la république d'Oudmourtie et la république de l'Altaï.
Les deux tableaux (selon Wikipedia en russe: "Образование на языках народов России — Википедия") ci-dessous indique le nombre d'établissements d'enseignement réalisant des activités pédagogiques dans les programmes d'enseignement de la formation générale, ainsi que la langue d'instruction:
En milieu urbain, seules sept langues minoritaires autochtones sur 83 étaient enseignées au cours de l'année 2013-2014. Pour la même année scolaire, en milieu rural, 18 langues autochtones étaient enseignées, contre 59 qui ne l'étaient pas sur un total de 81. L'azéri et le mari comptaient chacun sept écoles, l'ossète et le tchétchène, neuf chacun. |
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6.4 La situation après 2018
On peut penser que, après 2018, parce que les langues minoritaires officielles n'étaient plus obligatoires par les lois (disqualifiées) des républiques, le nombre d'établissements aurait diminué considérablement. Malgré les interdictions d'obliger les enfants à suivre des cours dans leur langue maternelle (qui n'est pas le russe) et malgré les inspections du Ministère public fédéral, certaines républiques prévoient encore une telle obligation et continuaient de l'appliquer en 2020.
- Les républiques récalcitrantes
À cette date, huit républiques introduisaient des dispositions légales prescrivant l’étude obligatoire des langues officielles locales:
- Au Tatarstan et en Tchétchénie, la législation régionale énonce que les langues tatar et tchétchène doivent être étudiées «au même titre» que le russe.
- En Ossétie du Nord, l’étude de l’ossète est obligatoire pour tous les élèves inscrits dans les écoles publiques, ainsi que l’étude de l’histoire, de la littérature et de la culture des Ossètes.
- Les écoles publiques du Daghestan exigent l’étude d’une ou plusieurs langues officielles.
- Dans la république des Komis, l’étude de la langue titulaire est également obligatoire dans toutes les écoles, tandis qu’en Adyguée, l’étude obligatoire de l’adygué est limitée aux locuteurs de la langue.
- Dans d’autres républiques – Bachkirie et Ingouchie – il n’y a pas de clarté juridique quant à savoir si l’étude des langues concernées est obligatoire.
Dans deux cas – les républiques de Kalmoukie et de Karatchaï-Tcherkessie –, la législation fut modifiée à la suite des inspections fédérale de 2017, afin de supprimer l’obligation légale d’étudier la langue titulaire. Ainsi, les dispositions juridiques peuvent varier d’une région à l’autre, allant de l’obligation pour tous les jeunes d’étudier les langues officielles – y compris de manière intensive («dans la même mesure» avec le russe) – à l’obligation limitée à une partie de la population étudiante. Certaines dispositions réglementant l’étude obligatoire des langues républicaines ont été contestées devant les tribunaux, que par des inspections et des poursuites.
- Les langues comme discipline
Lorsqu'il est possible de respecter l'enseignement dans les écoles de la Fédération, on constate qu'environ une trentaine de langues sont offertes comme matière ou discipline d'enseignement, ce qui diffère d'une langue d'enseignement. En tenant compte de la réglementation actuelle de l'État fédéral, le choix de l'option avec une étude complète dans les écoles des républiques fédérées n'avantage ni les écoles, ni les parents, ni les enfants. Très souvent, la plupart des langues nationales sont étudiées au choix d'une ou de deux leçons par semaine, ce qui n'est qu'une limitation de leur étude.
Selon une étude du Conseil de l'Europe, c'est généralement uniquement le russe qui sert de langue d'enseignement dans les écoles des républiques de Carélie, des Komis, des Maris, de Mordovie et d'Oudmourtie, ainsi que dans les districts autonomes komi-permiak, khanti-mansi, iamalo-nenets, ainsi que ceux des Nenets et du Taïmir (dolgano-nenets). Au mieux, les langues nationales sont enseignées seulement pendant un très petit nombre d'heures par semaine, principalement aux plus jeunes élèves des écoles rurales.
En règle générale, l’enseignement secondaire spécialisé et supérieur n'est offert qu'en russe. En même temps, le gouvernement fédéral, tel qu'il était mentionné dans son rapport de 2010 sur les droits des minorités, considère que l’enseignement offert exclusivement dans une autre langue que le russe constitue une violation du principe de l’égalité des chances, car, selon les autorités russes, les enfants qui reçoivent une telle instruction se trouveront plus tard dans une situation inégale par rapport aux autres, en particulier lorsqu’ils chercheront du travail, c’est-à-dire qu’ils seront soumis à la ségrégation. Pour cette même raison, le fonctionnement des jardins d'enfants entièrement dans la langue officielle d'une république a été interdit.
- L'imposition de l'alphabet cyrillique
La législation fédérale impose l'usage de l'alphabet cyrillique dans tout le pays. De fait, l'article 3.6 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021) énonce que seul l'alphabet cyrillique peut être employé pour l’ensemble des langues de la fédération de Russie:
Article 3
Statut juridique des langues
5) L'État reconnaît
l'égalité des droits de toutes les langues
des peuples de la fédération de Russie à leur préservation et à
leur développement. Toutes les langues des peuples de la
fédération de Russie sont soutenues par l'État. |
Cette mesure concernant l'alphabet cyrillique, alors que le paragraphe précédent proclame «l'égalité des droits de toutes les langues des peuples de Russie», va à l’encontre non seulement de l'égalité elle-même des langues, mais également à leur promotion. Ce paragraphe de la loi visait le Tatarstan, dont le gouvernement avait fait adopter une loi afin de restaurer l’alphabet latin jugé plus adapté à la langue tatare. Les autorités fédérales ont contesté cette loi régionale. En 2004, la Cour constitutionnelle fédérale a même déclaré, dans un arrêt du 16 novembre, que la loi assurait ainsi la préservation de l’unité de la Fédération. Mais l'arrêt de la Cour constitutionnelle confirmait surtout qu'aucune loi des républiques ne pouvait être en contradiction avec une loi fédérale. En conséquence, la décision de la Cour était «définitive, non susceptible de recours» et entrait en vigueur immédiatement après la proclamation.
Cette pratique uniforme du cyrillique est totalement différente en Serbie, alors que la Loi sur l'emploi officiel des langues et des alphabets (1991-2018) énonce que «dans les régions de la république de Serbie où résident des membres des minorités nationales, les langues et les alphabets des minorités nationales sont d'usage officiel, en même temps que la langue serbe, selon les modalités prescrites par la présente loi». L'article 10 de la Constitution de la Serbie (2006) stipule que «le serbe et l'alphabet cyrillique sont d'usage officiel dans la république de Serbie», mais que «l'emploi officiel des autres langues et alphabets est réglementé par la loi». La fédération de Russie ne veut certainement pas en arriver là, car c'est l'uniformité qui prime, sans oublier qu'un russophone pourrait ne pas comprendre un écrit, ce qui est inadmissible dans ce pays.
- Les difficultés
Par ailleurs, un certain nombre de langues des peuples autochtones de Russie centrale et septentrionale et de Sibérie ne sont pas devenues des langues de cultures modernes, car la mise en place d'écoles pour ces minorités ethniques et l'enseignement dans les langues autochtones exige au préalable la production de matériel pédagogique et didactique dans ces langues, ce qui n'a pas été fait. De plus, des efforts semblent nécessaires pour assister la formation des enseignants. Le problème, c'est que le soutien financier ne suit à peu près jamais, et que les politiques linguistiques sont souvent réduites à néant, sans compter le manque chronique de manuels dans ces langues; dans un grand nombre de cas, les manuels existants ont été produits au cours des années de l'ère soviétique.
De plus, le 28 novembre 2008, le ministère de l’Éducation de la fédération de Russie a publié une ordonnance selon laquelle l’examen national unifié n’était dorénavant autorisé qu’en langue russe; en 2009, la Cour suprême de la fédération de Russie, après avoir examiné une plainte de la république du Tatarstan, a confirmé la validité de cette ordonnance. Conséquemment, le fait que l’examen national unifié dans les matières non linguistiques ne soit possible qu’en langue russe a entraîné une réduction du nombre d’écoles enseignant dans les langues des peuples autochtones de Russie.
Bref, alors que la législation fédérale autorise en principe les républiques à rendre obligatoire l’étude des langues régionales, cette pratique est effectivement contredite par les règlements et les nouvelles modifications à la Loi sur l'éducation. Des exigences uniformes sur le contenu de l’enseignement dans la pratique entravent le droit des républiques de la Fédération de réaliser leurs politiques linguistiques internes. Les raisons de cette obstruction restent encore inconnues. Cependant, si l’on considère la durée et le caractère public du différend, l’incidence des manifestations dans les régions, ainsi que l’existence de moyens juridiques qui pourraient sortir de l’impasse (qui ont toutefois été négligés), on peut supposer que ces raisons sont avant tout politiques.
Les droits sont reconnus et prévus dans la loi, mais par la suite ils sont systématiquement érodés. Malgré les discours nationaux officiels sur la diversité linguistique de la Russie, l’assimilation tend dans la pratique à progresser, mettant en péril l’avenir du multilinguisme du pays. Ainsi, en dépit des lois, de la Constitution et des discours, en règle générale, dans les sujets de la fédération de Russie, le russe est la seule langue officielle. Cette évolution logique de la situation des langues minoritaires résulte des modifications adoptées en 2018 sur l’étude «volontaire» de la langue nationale co-officielle, lesquelles visaient à réduire davantage le nombre de locuteurs qui connaissaient et utilisaient ces langues et à les remplacer par la langue russe.
- La protection de la majorité russophone
Il faut comprendre qu'une majorité linguistique n'est jamais prête d'elle-même à partager sa prédominance avec une langue minoritaire. Elle cherchera toujours à ne perdre aucun acquis et à perpétuer ses avantages que lui procure sa supériorité démographique. Dans la fédération de Russie, il apparaît inacceptable ou intolérable pour un russophone de se faire imposer à l'école une langue minoritaire qu'il a tendance généralement à mépriser, que ce soit le bachkir, le yakoute ou le tatar, les langues les plus étudiées. C'est pourquoi l'État russe a modifié la Loi sur l'éducation qui stipule dorénavant que l'enseignement et l'apprentissage des langues co-officielles des républiques de la fédération de Russie doivent se faire sur une base volontaire, et surtout pas au détriment de l'enseignement du russe jugé prioritaire.
Autrement dit, la législation fédérale ne garantit pas la possibilité d'étudier les langues officielles des républiques de la fédération de Russie sur leur territoire; il est seulement indiqué sans ambiguïté que leur étude ne doit pas se faire au détriment de l'apprentissage de la langue russe, car c'est cette langue qui est garantie en éducation. Ainsi, le droit des républiques fédérées de prescrire leur(s) propre(s) langue(s) officielle(s) est, dans les faits, considérablement réduit. Juridiquement, le droit d'apprendre la langue maternelle passe après l'obligation d'apprendre le russe. Les autorités fédérales ont trouvé à cet égard une formulation diplomatique en autorisant l'enseignement de la langue locale selon «les limites des possibilités offertes par le système d'éducation» et en tenant compte «des besoins des élèves et de leurs parents» ou des représentants légaux.
6.5 Les études supérieures
Parmi les langues de la fédération de Russie au cours des dernières décennies, en plus du russe, seule la langue tatare a été employée à des fins d'enseignement dans les universités. Sur la base de l'état actuel de l'éducation nationale, l'enseignement dans les universités peut être organisé en tatar, en bachkir et en yakoute.
Dans les établissements d’enseignement supérieur des sujets de la fédération de Russie, il existe, dans le domaine des Lettres, des départements ou des sections de formation des professeurs de langues et d’histoire nationales. Par exemple, l’Université d’État de Bouriatie dispose d’une section dans la langue évenki, l’Université d’Orenbourg d’une section en kazakh, etc. Les autonomies culturelles nationales régionales travaillent à des programmes visant à préserver et à poursuivre le développement des langues et des cultures; elles préparent aussi l’élaboration de manuels qui étudieraient notamment le pays d’origine, par exemple, des manuels de langue et d’histoire ukrainiennes pour les Ukrainiens domiciliés en Russie. Malheureusement, les problèmes de financement entravent sérieusement la pleine réalisation de ces objectifs.
De façon générale, le russe reste massivement la langue d'enseignement dans toutes les universités du pays. Dans les républiques, des cours peuvent exceptionnellement être donnés dans la langue titulaire, mais le russe demeure la langue de prestige et il n'est pas possible d'obtenir un diplôme universitaire sans une connaissance adéquate du russe.
En théorie, le nombre des langues minoritaires pourrait augmenter. Au niveau de l'enseignement supérieur, les linguistes croient que de 15 à 20 langues de la fédération de Russie pourraient être soutenues. Toutefois, dans les conditions actuelles, enseigner à la fois à l'école et à l'université dans une seule langue nationale est tout à fait impossible. Même à l'école primaire, jusqu'à la moitié des matières peuvent être offertes uniquement en russe ou, s'il est nécessaire dans les études supérieures, dans d'autres langues du monde, généralement l'anglais. Par conséquent, la possibilité d'étudier dans une seule langue est tout simplement impossible dans la fédération de Russie, sauf en russe.
6.6 Une politique post-coloniale
Dans la fédération de Russie, les langues des résidents autochtones sont traitées dans cette période post-soviétique avec un certain mépris. L’Union soviétique pratiquait, pour sa part, à la fois une politique de russification et d'égalité ethnique, afin de démontrer que l’internationalisme soviétique fournissait des conditions pour le développement des langues dites minoritaires ou titulaire. C’était une politique post-coloniale qui distinguait favorablement l’URSS des autres empires qui venaient de s'écrouler après la Première Guerre mondiale. Cette idéologie était dictée par Lénine qui tenait à ce que l'URSS ait une politique fédéraliste d'égalité des peuples selon le droit du sang. Durant la décennie 1920, toutes les langues autochtones qui n'en possédaient pas reçurent des alphabets spécialement créés pour elles par l'Institut soviétique de linguistique, et celles qui utilisaient l'alphabet arabe (tatar, bachkir,) passèrent à des alphabets latins inspirés du turc: ce fut la politique d'«indigénisation».
Après la mort de Lénine, Staline abolit en pratique cette politique en ne gardant qu'une «vitrine», une façade, pour le monde extérieur. Durant la décennie 1930, d'«indigénisation» fut abolie et les alphabets spécifiques furent remplacés par l'alphabet cyrillique russe.
- L'inutilité des langues autochtones
Une décennie après la dissolution de l’URSS, au XXIe siècle, les autorités russes ont jugé que personne en Russie n’avait besoin de toutes ces langues des petits peuples et que les locuteurs de ces langues minoritaires doivent être «invités» à les oublier progressivement. La Russie de Vladimir Poutine, sous une façade de grande conciliation fraternelle et paternaliste, s'est mise à considérer que l'usage des langues autochtones constituait même une menace pour l’intégrité politique de la fédération de Russie, car certains peuples tels les Tatars, les Yakoutes ou les Bachkirs désiraient encore davantage d'autonomie culturelle, ce qui pourrait éventuellement aller jusqu'à l’indépendance, comme ce fut le cas avec les Tchétchènes en 1999-2000. Les restrictions concernant l'usage des langues nationales retenues dans la Loi fédérale «portant modification de la loi fédérale sur la langue officielle de la fédération de Russie» (2023) vont dans le sens de la «défédéralisation» de la Russie, en raison de l'idée des autorités que la Russie est «menacée d'effondrement, de séparatisme et de nationalisme».
Cette idée va de pair avec les
déclarations du président Poutine au sujet des «erreurs initiales de
Lénine»: le fédéralisme et l'indigénisation, perçus comme des «bombes à retardement» pour
la Russie. De plus, Poutine rêve de passer à une Russie qui ne serait plus une
fédération, mais un État unitaire de 55 entités territoriales sans
autonomies, toutes russophones (voir la carte ci-contre).
Progressivement, les propositions de fusion de régions se succèdent les unes aux autres, sans discontinuer. Les justifications portent généralement sur un «meilleur contrôle administratif». Mais la Russie n'est pas suffisante pour Poutine; celui-ci voudrait aussi inclure la Biélorussie, la Transnistrie (Moldavie) et la «Nouvelle Russie», soit la partie de l'Ukraine que le président russe revendique et où il a déjà proclamé l'annexion de cinq oblasts (Louhansk, Donetsk, Zaporijjia, Kherson et la Crimée). |
La guerre contre la Tchétchénie
dans le Caucase eut pour effet de réduire à
néant les velléités d'indépendance et de reconnaissance de la langue
tchétchène. Parce que les Tchétchènes ont voulu que la langue tchétchène
devienne un instrument
de résistance face au rouleau compresseur russe, la Russie a vite
compris que cette république récalcitrante devait servir d'exemple pour d'autres républiques
qui voudraient l'imiter. Plus encore, les officiers russes
disaient aux Tchétchènes : «On va vous éradiquer en tant que
nation.»
La guerre s'est soldée par un très grand nombre de victimes (dont 300 000 victimes civiles tchétchènes), mais surtout pour Moscou par le maintien de la Tchétchénie dans la fédération de Russie. La destruction à 80% de cette région par l'armée russe devait servir de leçon non seulement pour d'autres républiques russes, mais aussi pour des États voisins indépendants comme la Géorgie, l'Azerbaïdjan ou l'Ukraine. |
En réalité, depuis l'arrivée du pouvoir du président Poutine, la règle est devenue la suivante: si la langue maternelle est plus importante que le russe pour un locuteur non russophone, alors celui-ci, du point de vue des autorités, n'est pas un «vrai citoyen russe». D'où l'unification linguistique et culturelle qui s'est poursuivie tout au long des années de règne du président Poutine, et ce n'est pas terminé. Les linguistes considèrent que la langue d’une communauté se met en danger lorsque plus de 30% des enfants ont cessé de l’apprendre et de la pratiquer. Son déclin s’accélère dès qu’elle commence à perdre de ses fonctions de communication dans la vie sociale ou n’est plus parlée au quotidien.
- Une lueur d'espoir possible?
Si la plupart des peuples non russophones se souviennent, sans se faire d'illusions, de la destruction de la Tchétchénie à la toute fin du XXe siècle et de la suppression d’autres langues minoritaires dans la fédération de Russie, l'éventuelle victoire morale de l’Ukraine sur la fédération de la Russie poutinienne inspire un peu d'espoir à ceux qui, peut-être, ont cessé de croire aux idées d’autonomie nationale et culturelle.
Après tout, l’avenir d’une langue et de ses locuteurs n’est pas déterminé par la grandeur et le pouvoir, mais aussi par sa liberté et sa vivacité. Une enquête anonyme menée en 2020 par l'Association des enseignants de langue et littérature autochtones des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l'Extrême-Orient a montré que plus de 90 % des répondants aimeraient apprendre leurs langues nationales. Environ 9% à 10% seulement des répondants n'étaient pas intéressés par ces études. De plus en plus de jeunes sont néanmoins intéressés à connaître leur langue maternelle. La situation pourrait s'améliorer en partie grâce aux nouvelles technologies. Les jeunes utilisent de plus en plus leurs téléphones, par exemple, pour apprendre la langue.
Toutefois, la question de la formation enseignants reste entière. À l'heure actuelle, bien que cette formation semble exclure toute discrimination fondée sur la nationalité, il est fréquent que la langue, la culture et l’histoire d’un groupe ethnique donné soient transmises par un enseignant issu d’un autre groupe ethnique. Ce principe s’appliquerait surtout à l'enseignement des langues des peuples de Russie, non à celui du russe.
La question des médias n'est pas en reste dans la fédération de Russie, d'autant plus que ces derniers ont probablement fait évoluer dans un sens positif les problèmes posés par la politique russe en matière des nationalités. En effet, des programmes ont été élaborés et consacrés à la culture des peuples vivant en Russie, de même qu'un espace d’information générale pour la communication interethnique.
7.1 La législation
L’article 29 de la Constitution de la fédération de Russie garantit à chacun la «liberté de pensée et de parole», «le droit de rechercher, d’obtenir, de transmettre, de produire et de diffuser librement des informations par tout moyen licite», et la liberté des médias:
Article 29 1) La liberté de pensée et de parole est garantie à chacun. 2) La propagande ou l’agitation incitant à la haine et à l’hostilité sociales, raciales, nationales ou religieuses ne sont pas autorisées. La propagande de supériorité sociale, raciale, nationale, religieuse ou linguistique est interdite. 3) Nul ne peut être contraint d’exprimer ses opinions et ses croyances ou d’y renoncer. 4) Toute personne a le droit de rechercher, de recevoir, de transmettre, de produire et de diffuser librement des informations par tout moyen licite. La liste des informations constituant un secret d’État est déterminée par la loi fédérale. 5) La liberté des médias est garantie. La censure est interdite. |
Ces principes sont précisés surtout dans la Loi sur les médias (1991-2022) et la Loi sur l'autonomie culturelle nationale (1996-2022), mais aussi dans d’autres actes normatifs de moindre importance. Quant à la Loi sur les médias, elle ne contient aucune restriction sur la langue à employer par les médias, mais elle interdit certains usages tels les appels publics à des activités terroristes, ainsi que la publication de documents faisant la promotion de la pornographie, de la violence et de la cruauté, du matériel contenant un langage obscène, et aussi du matériel faisant la promotion de relations et/ou de préférences sexuelles non traditionnelles, la pédophilie ou le changement de sexe:
Article 4 Inadmissibilité de l'abus
de la liberté des médias |
Il est aussi interdit à l'article 54 d'utiliser le droit d'un journaliste de diffuser des informations pour discréditer un citoyen ou certaines catégories de citoyens uniquement sur la base du sexe, de l'âge, de la race ou de la nationalité, de la langue, etc. Cela fait beaucoup d'interdictions pour la liberté de presse.
L'article 20 de la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021) prévoit la reconnaissance des langues des minorités nationales :
Article 20 Langue des médias 1) La publication de journaux et de magazines panrusses, les
émissions de télévision et de radio panrusses sont réalisées en
russe en tant que langue officielle de la fédération de Russie. Les
journaux et les magazines panrusses peuvent également, à la
discrétion des fondateurs,
être publiés dans d'autres langues. |
Si l'article 1 de la Loi sur la langue officielle de la fédération de Russie (2005-2021) ne concerne pas les langues nationales, à moins que les mots de ces langues soient considérés comme des mot étrangers,
Article 1er Le russe comme langue officielle de la fédération de Russie 6) Dans l'usage de la langue russe comme langue officielle de la fédération de Russie, il est interdit d'utiliser des mots et des expressions qui ne sont pas conformes aux normes de la langue littéraire russe moderne (y compris la langue obscène), à l'exception des mots étrangers qui n'ont pas d'équivalents couramment utilisés dans la langue russe. Article 5 Garantie du droit des citoyens de la fédération de Russie à employer la langue officielle de la fédération de Russie 1) La garantie du droit des citoyens de la fédération de Russie relativement à l'usage du russe comme langue officielle de la fédération de Russie prévoit:
|
7.2 La situation de la presse écrite
Il est difficile de dresser un portrait de la situation actuelle des médias dans les langues minoritaires dans la fédération de Russie. On peut consulter un tableau sur la presse écrite en cliquant ici, s.v.p. bien que les statistiques indiquées datent de 1996. Ce qu'on apprend, c'est que si la langue russe comptait 4604 publications, toutes les minorités réunies n'en avaient que 269 pour un total de 35 langues, ce qui signifie que la plupart des langues nationales n'ont pas de médias écrits.
Or, le président Poutine parle de l'existence de 193 nationalités vivant en Russie et parlant près de 300 langues. On était loin du compte en 1996 avec seulement 35 langues. Qu'en est-il vint ans plus tard?
Le tatar, le bachkir et le tchouvache font partie du premier groupe de langues minoritaires de la fédération de Russie, c'est-à-dire dans le groupe des langues des minorités nationales dont le nombre dépasse le million de locuteurs. Les trois langues sont des langues officielles dans leur république titulaire: la république du Tatarstan, la république du Bachkortostan et la République tchouvache). Celles-ci se caractérisent par la présence de traditions d'enseignement des langues, ainsi que par un soutien linguistique suffisant pour étendre les fonctions sociales de la langue, y compris dans les médias (voir le tableau sur la presse écrite).
De plus, il existe une perspective sociale d'emploi de ces langues dans différents domaines de communication et le désir d'une partie considérable des locuteurs locaux d'utiliser plus largement leur langue maternelle. Les facteurs qui nuisent au développement fonctionnel de ces langues sont communs à toutes les langues minoritaires de Russie : la quasi-absence des langues dans le domaine de l'administration publique et de l'activité sociopolitique, et la diminution progressive de ces langues dans l'éducation et les médias. C'est ainsi qu'on assiste dans les régions non russophones à un «nihilisme linguistique» qui se manifeste soit par l'ignorance soit plus souvent par le refus de parler sa «langue ethnique» en raison de son déficit en «prestige social».
7.3 Les médias électroniques
En Russie, les émissions de radio sont diffusées en 22 régions pour une quarantaine de langues. Toutes les sociétés de radiotélévision des républiques, ainsi que de nombreuses sociétés régionales de radiotélévision, diffusent leurs émissions en russe et dans les langues nationales locales. Par exemple, la société de radiotélévision d’État SRTE Daghestan diffuse ses programmes en avar, azerbaïdjanais, darguine, lack, lesguien, nogaï, tabassaran, tats et tchétchène; la SRTE Bachkortostan émet en bachkir, en mari, en tatar, en oudmourte et en tchouvache; la SRTE Orenbourg en bachkir, biélorusse, kazakh, mordve, allemand, tatar et ukrainien; la SRTE Évenk Heglen en kets, évenki et iakoute. Il faut néanmoins comprendre que beaucoup de ces émissions n'offrent que quelques heures d'écoute par semaine, voire quelques minutes par jour.
Les lecteurs et auditeurs des journaux, des radios et des télévisions dans les langues des nationalités habitent essentiellement en milieu rural et sont d'âge moyen et avancé, une situation qui tend à se perpétuer. En général, les consommateurs de médias en langue russe sont de 10 à 20 fois plus nombreux que ceux des nationalités. L'analyse de l'emploi des langues par toutes les radios publiques et privées montre un déséquilibre évident entre le russe et les langues nationales. Dans certaines entités comme les républiques, on peut compter en général une heure d'émission dans une langue nationale pour plus de 40 en russe! Cette situation s'expliquerait par le fait que les gens ont l'habitude d'employer une langue en fonction du contenu. Par exemple, certains sujets ne sont traité qu'en russe (social, politique, économie, etc.), l'industrie du doublage des films est peu développé en Russie, les budgets en langues nationales sont plus limités, etc. Ces facteurs ont pour effet de réduire l'importance des médias dans les langues des nationalités.
La diversité nationale et linguistique affichée officiellement de la fédération de Russie est nettement exagérée, alors que la situation des langues de la Fédération est grandement embellie. Sur le territoire de la fédération de Russie, de 80% à 90% des langues autochtones sont menacées d'extinction au cours du XXIe siècle. Par exemple, juste entre 2002 et 2010, le nombre total des minorités ethniques de la fédération de Russie, qui parlent ces langues, a diminué de 15% à 16%. Le statut des langues officielles des républiques de la Fédération est donc associé à un très faible statut social.
8.1 Des droits linguistiques abolis
Que ce soit la Constitution (modifiée en 2020), la Loi sur les langues des peuples de la fédération de Russie (1991-2021), la Loi sur la garantie des droits des minorités autochtones (1999-2022), la Loi sur la langue officielle de la fédération de Russie (2005-2021), la Loi sur l'éducation (1992-2023) ou la Loi sur l'autonomie culturelle nationale (1996-2022), toutes proclament le libre choix des individus − c'est même un droit − d'employer la langue qu'ils désirent dans les tribunaux, les écoles ou l'administration locale.
- Le caractère obligatoire du russe
D'ailleurs, l'article 1er de la
Loi sur la langue officielle de la
fédération de Russie (2005-2021) déclare que le caractère
obligatoire du russe ne doit pas être interprété pour atténuer
le droit d'employer les autres langues officielles:
Article 1er 7) Le caractère obligatoire d'employer la langue officielle de la fédération de Russie ne doit pas être interprété comme déniant ou atténuant le droit d'utiliser les langues officielles des républiques qui font partie de la fédération de Russie ainsi que de la langue des peuples de la fédération de Russie. |
Dans les faits, les langues des peuples minoritaires sont très peu utilisées, voire déniées, dans la sphère publique, tandis que leur part dans la presse et les médias demeure extrêmement faible, la circulation des publications imprimées dans les langues des minorités nationales représentant moins de 1 % du total. Igor Aleksandrovitch Iakovenko, un ancien secrétaire de l’Union des journalistes de Russie, ancien député de la Douma d’État et président du syndicat des journalistes «Solidarité journalistique», écrivait en 2022 ces propos:
Общая политика Российского государства в отношении языкового разнообразия — это политика имперская, политика русификации. Она приводит к исчезновению целого ряда языков, другие языки национальных меньшинств оказываются в критическом положении. И довольно яркий пример такого критического положения — это удмуртский язык. | La politique générale de l'État russe en matière de diversité linguistique est la politique impériale, c'est-à-dire une politique de russification. Elle conduit à la disparition d'un certain nombre de langues et d'autres langues des minorités nationales vont se retrouver dans une situation critique. Un exemple assez frappant d'une telle situation critique est la langue oudmourte. |
La Loi sur la langue officielle de la fédération de Russie adoptée en 2005, mais modifiée en 2021 et aussi par la Loi fédérale «portant modification de la loi fédérale sur la langue officielle de la fédération de Russie» de 2023 a rendu l'emploi du russe obligatoire dans de nombreux domaines: non seulement au sein du gouvernement et des collectivités locales, mais aussi dans l'administration locale, la correspondance commerciale, la publicité, etc. Les langues officielles des républiques sont autorisées, mais non prescrites, pour être employées avec ou au même titre que le russe.
En juillet 2022, le président Vladimir Poutine montrait jusqu'à quel point la langue russe était nécessaire:
Хочу напомнить, уважаемые друзья, что русский язык для нас — язык государственный, язык межнационального общения, и его ничем заменить нельзя, он естественный духовный каркас всей нашей многонациональной страны. Его знать должен каждый. Языки народов России — это тоже неотъемлемая часть самобытной культуры народов России. Изучать эти языки — гарантированное Конституцией право, право добровольное. Заставлять человека учить язык, который для него родным не является, так же недопустимо, как и снижать уровень и время преподавания русского. | Je voudrais vous rappeler, Chers Amis, que la langue russe est pour nous la langue officielle, la langue des communications interethniques, et que rien ne peut la remplacer, c'est le cadre spirituel naturel de tout notre pays multinational. Tout le monde doit la connaître. Les langues des peuples de Russie font également partie intégrante de la culture d'origine des peuples de Russie. L'étude de ces langues est un droit garanti par la Constitution, mais un droit volontaire. Forcer quelqu'un à apprendre une langue qui ne lui est pas une langue maternelle est tout aussi inacceptable que de réduire le niveau et le temps d'enseignement du russe. |
Il faut comprendre qu'un droit volontaire et un droit garanti — ce qui est garanti, c'est le libre choix —, et que forcer une russophone à apprendre une langue qui n'est pas la sienne est tout à fait inacceptable.
- Qui parle russe est Russe!
Certains experts considèrent que cette exigence comme excessive et discriminatoire envers les minorités ethniques. Pour le président Poutine, la langue russe joue un rôle central dans son esprit, car sont Russes ceux qui parlent le russe, ce sont les vrais Russes. Si quelqu'un parle russe, cela signifie qu'il appartient à l'État russe et qu'il a droit au soutien de cet État. Par voie de conséquence, le nombre de personnes qui s'identifient comme des non-russophones, donc des non-Russes, et qui considèrent leur langue maternelle comme leur langue principale diminue d'année en année parce que l'espace d'usage de ces langues se réduit considérablement.
Pour l'État, ces locuteurs ne sont pas des Russes et ne bénéficient pas du soutien de l'État. Ainsi, les langues officielles non russes (sans parler des langues qui n'ont pas un tel statut) restent de plus en plus un moyen de communication informelle, locales, voire familial, sinon un ensemble de parlers folkloriques, mais certainement pas des langues de gouvernement, d'administration, d éducation ou de carrière.
- La discrimination pour les non-russophones
Dans la présente situation en Russie, l'État fédéral a développé une attitude extrêmement hostile à l'égard de certaines forces politiques dans le développement des langues des minorités nationales. Ces dernières sont exposées à des discriminations ouvertes et latentes, et sont confrontées à l'indifférence face aux enjeux de leur préservation. En ce sens, la les autorités fédérales poursuivent une politique d'assimilation des minorités nationales. L’invasion de la Russie contre l’Ukraine est pour beaucoup de représentants des minorités une continuation de l’ancienne politique impériale. Ces représentants de la population autochtone de la fédération de Russie savent bien ce que la plupart des Russes pensent d’eux, mais les premiers succès de l’Ukraine dans la plus grande guerre anti-impérialiste et anticoloniale après l’effondrement de l’URSS leur ont rappelé la dignité de leurs propres langues.
De plus, il existe des cas de discrimination fondée sur l'appartenance ethnique. Certains propriétaires de maisons n'offrent pas de location aux groupes ethniques. Des pubs sont interdits à des groupes ethniques. Depuis 2012, les sentiments xénophobes et la violence ethnique sont répandus en Russie, et leur nombre ne fait qu'augmenter. Ces actes de violence visent généralement des personnes d'origine rom, d'Asie centrale, caucasienne et noire. Les personnes appartenant à des minorités ethniques sont souvent victimes de rapatriements forcés, d'arrestations et de détentions, de commentaires désobligeants et de violations des droits de la personne. Bref, leurs droits ne sont pas garantis à 100%.
En outre, il a été prouvé que la police harcèle les migrants et les membres appartenant à une minorité ethnique, ce qui se traduit généralement par des passages à tabac, sans parler des mauvaises conditions de vie, de la marginalisation et des mauvais traitements des réfugiés. Ces actes sont perpétrés par la majorité russophone, soit par l'État fédéral, soit à la fois l'État fédéral et les États régionaux.
- Le monde à l'envers
Devant une telle situation, tout est bouleversé dans la fédération de Russie: l'État perçoit une menace pour lui-même dans la survie des langues des minorités nationales, bien que l'expérience historique montre qu'au contraire l'ignorance des droits des peuples et la politique de russification ont été l'une des principales raisons de la destruction à la fois de l'Empire russe et de l'URSS. Il est invraisemblable de croire que la langue russe est menacée par la «russophobie» et le «séparatisme ethnique». Les minorités nationales n'ont ni la volonté, ni la force, ni même la moindre possibilité de se soulever contre l'État central. D'ailleurs, certains opposants considèrent que la Russie est une «fédération raciste» et que le chauvinisme russe est très élevé dans le pays, ce qui reflète l'essence profonde de l'État, tant parmi le peuple russe que parmi les responsables.
La langue russe n'est certainement pas menacée dans la Fédération, mais, si elle l'est, ce serait au plan international, par le rôle relativement modeste et toujours plus restreint de la Russie dans l'économie mondiale du savoir, de la crise démographique et du sous-financement chronique de l'éducation et de la science. Ajoutons aussi que la manière agressive qu'emploie la Russie pour imposer sa langue à l'extérieur de son territoire, par exemple en Ukraine, peut finir par entraîner un effet contraire, soit une russophobie, comme on le constate déjà dans les pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), la Géorgie et en Ukraine. Il faut se rappeler qu'au début du XIXe siècle les conquêtes impérialistes de Napoléon hors de France ont achevé de discréditer le français dans toutes les cours européennes, et les nationalismes étrangers se sont affirmés partout. C'est le sort qui peut arriver à la langue russe hors de la Russie: les anciens États sous la tutelle soviétique ont une langue internationale de remplacement toute prête: l'anglais.
8.2 Les raisons de l'extinction des langues autochtones
Les langues des petits peuples de la fédération de Russie constituent une grande partie du patrimoine culturel mondial, la perte éventuelle de la plupart d'entre elles entraînera des pertes irréparables et la dégradation progressive de l'ensemble de la culture mondiale. Les raisons de l’extinction de ces langues sont nombreuses:
– le défaut de donner aux langues le statut prescrit par la loi;
– l'unification artificielle de plusieurs langues apparentées en une seule (par exemple, cinq langues du same russe sont considérées comme un «langue same», quatre langues des Caréliens russes sont considérées comme un «langue carélienne», les langues youkaghir méridionale et youkaghir septentrionale sont considérées comme un «langue youkaghir») ;
– le refus par la Douma d’État de l’Assemblée fédérale de la fédération de Russie de ratifier la Charte européenne des langues régionales signée par le président de la Russie en 2001;
– la destruction de l’environnement linguistique due à la réduction du nombre de personnes engagées dans des activités économiques traditionnelles;
– la réduction de l’usage traditionnel des terres;
– l'absence ou l'insuffisance de ressources d’information dans ces langues dans l'Internet, dans le domaine de la radiodiffusion et de la télévision, de la publication de littérature;
– la création d’obstacles artificiels à l’étude des langues autochtones;
– une procédure complexe d’harmonisation des manuels scolaires, discriminatoire à l’égard des représentants des petits peuples;
– l’absence, dans la plupart des régions, de pratiques positives de bilinguisme durable;
– le transfert de la composante locale de l’enseignement scolaire, qui comprend l’étude de la langue nationale, au financement local;
– la faible part de la composante nationale-régionale dans le programme fédéral de base;
– l'inclusion des langues qui n’ont pas le statut régional dans la composante d’un établissement d’enseignement ;
– la réduction de 27 à 21 du nombre de langues dans lesquelles les matières ont été enseignées dans les écoles entre 2002 et 2013;
– jusqu’à récemment, l’absence d’un programme de formation des enseignants à l’étude des langues nationales et de formation aux langues nationales, le ministère de l’Éducation et des Sciences ;
– l’incapacité des autorités en éducation, en collaboration avec d’autres départements et des représentants de la société civile, à mettre au point un système de motivation pour les représentants des peuples autochtones et d’autres personnes à étudier les langues régionales et les langues des minorités nationales;
De plus, de nombreuses personnes appartenant à des groupes ethniques vivent en dehors de leur propre république titulaire. Par exemple, seuls deux millions des 5,3 millions de Tatars que compte la Russie résident dans la république du Tatarstan. Dans le cas de la Carélie, les avantages concrets découlant de la titularité sont mineurs, étant donné que les Caréliens ne sont qu'une très petite minorité numérique au sein de «leur» république.
- Quels droits de la personne?
Dans la vie quotidienne, la plupart des 21 républiques — ainsi que les districts, les kraïs, les oblasts — éprouvent des difficultés à transposer dans la réalité leur propre langue nationale officielle (titulaire), tant la force du russe est considérable. Les langues des peuples non russophones doivent faire face à des décennies d'assimilation linguistique commencée au moment de l'ère stalinienne et qui se perpétuent aujourd'hui. Certains peuples de la fédération de Russie sont même menacés physiquement : c’est le cas des Tchétchènes, alors que l’usage de la torture par les forces armées russes est systématique et se poursuit encore. Comme le démontre le rapport préparé par la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) en 2002: «Les forces fédérales considèrent le recours à la torture comme un moyen inévitable et même souhaitable d'intervention dans le conflit tchétchène.» Le rapport énumérait de nombreuses violations flagrantes et massives des droits de l'homme à l'égard de populations civiles: tortures et traitements cruels, arrestations arbitraires et illégales, interrogatoires forcés, enfermement dans des lieux de détention illégaux, disparitions et meurtres. Tous ces sévices ont des conséquences sur les langues plus faibles parce qu'ils font disparaître les locuteurs ou les contraignent certainement à ne plus employer leur langue.
Dans ce grand pays qu'est la fédération de Russie, il existe aussi des langues et des cultures relevant des peuples autochtones qui vivent de la pêche de la chasse ou de l'élevage de rennes, et qui sont étroitement liés à leur milieu traditionnel. Or, la pollution massive de l'environnement menace presque tous ces peuples (une soixantaine), ainsi que leurs moyens de subsistance traditionnels, sans oublier l'exploitation intensive et brutale des ressources naturelles des régions septentrionales, l'installation de champs de pétrole et de gaz, l'installation de grands complexes industriels et d'autres initiatives néfastes pour l'environnement. Ces événements entraînent aussi une lente liquidation des langues parlées parfois depuis plusieurs siècles.
- La défense des minorités russes
Ces dernières années, alors qu'en Russie même le Kremlin ne fait aucun effort pour défenses ses minorités nationales, mais pratique des politiques linguistiques assimilatrices et discriminatoires, à l'étranger en revanche, il a multiplié les efforts pour défendre énergiquement les droits des minorités russes hors-frontières et, en particulier, pour assurer la «protection» de la langue russe dans les États ex-soviétiques, que le président Poutine (ou son porte-parole, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov) accuse en permanence de «persécuter leurs minorités russophones». Chaque fois qu'un pays prend des mesures de promotion pour sa propre langue ou sa culture, ou se rapproche de l'Europe, cela est interprété par le Kremlin comme «réprimant ou marginalisant les russophones», comme on l'a vu en Ukraine, mais également dans les pays baltes, en Moldavie et en Géorgie. Les représentants russes affirment que ces pays «violent le cadre juridique de l'Union européenne» et les accusent également de «génocide linguistique». Vladimir Poutine, le pourfendeur de ses propres minorités non russophones, s'en est pris aux pays baltes en les accusant de traiter leurs populations russophones comme des «sous-humains» et de les priver de leurs droits fondamentaux. Avant tout, Poutine se veut le protecteur des russophones, que ce soit en Russie ou dans la diaspora.
Ajoutons aussi que l’accroissement des migrations intérieures et l’urbanisation rapide du pays poussent de nombreux groupes ethniques à modifier leur mode de vie traditionnel. Les peuples adoptent alors de plus en plus des langues dominantes, surtout le russe, afin de faciliter leur participation sociale et leur intégration économique dans le marché du travail. Dans le cas de la Russie, cela signifie que les minorités choisissent d’enseigner à leurs enfants le russe au détriment de leur langue maternelle, rompant ainsi la transmission de cette dernière et de la culture qui allait avec elle.
Sur papier, la politique linguistique des
nationalités semble irréprochable. Le problème, c'est
que 80% des langues des nationalités sont
«potentiellement en danger» en Russie. La plupart des langues des peuples
autochtones de la Russie centrale et septentrionale et de la Sibérie ne sont
pas devenues des langues de cultures modernes, car la mise en place d'écoles
pour ces minorités ethniques et l'enseignement dans les langues autochtones
exigeraient au préalable la production de matériel pédagogique et didactique
dans ces langues, ce qui n'a pas été fait.
La préservation des petites langues relève de politiques qui ne peuvent se
faire que par des mesures nationales délibérées, qui sont presque
inexistantes dans la Russie moderne.
La législation russe ne peut résoudre
tous les problèmes concernant les nombreuses minorités. Les nouvelles lois linguistiques
fédérales, encore plus restrictives, auront des effets dévastateurs de sorte que des dizaines de milliers de
locuteurs des langues régionales dans les républiques, les oblasts, les districts ou les kraïs, notamment chez les jeunes, ne maîtrisent
déjà plus la langue de leur
nationalité. Plus précisément, les «lois de protection» de la Fédération ne
peuvent
réussir à renverser la tendance, car elles sont conçues pour favoriser
l’assimilation des petites communautés dont les membres en viennent à abandonner
volontairement leur langue, bien que les lois linguistiques promulguées dans
plusieurs républiques soutiennent le maintien de ces langues et reconnaissent
leur égalité avec le russe... bien inutilement. Cette idée s’inscrit dans une
ancienne tradition dite «civilisationnelle» selon laquelle la Russie était,
est et sera un grand pays, un phare éclairant sa zone
d’influence. Là où le bât blesse, c’est dans l’absence de consentement des
populations à appartenir à cet «ensemble culturel et civilisationnel du
monde russe».
Il est vrai qu'aucune loi ne peut supprimer les inconvénients liés à la dispersion des petits peuples répartis sur d'immenses territoires, dont ils ne contrôlent ni les centres de décision politique et administrative, ni les pouvoirs économiques, ni l'éducation et encore moins les médias, alors que tout se déroule dans une langue dominante, en l'occurrence le russe autrement plus puissant. De toute façon, aucun État, pas plus la Russie, n'a intérêt ni la possibilité de faire fonctionner un pays avec une centaine de langues. Par voie de conséquence, ce sont les petites langues qui vont en payer le prix parce que leurs locuteurs choisissent, bien souvent, leur propre liquidation dans la mesure où leurs langues ne leur assurent pas la prospérité dont ils auraient besoin.
Par ailleurs, c'est un secret de polichinelle qu'en Russie le président Poutine estime que la langue russe agit comme une force unificatrice et qu'elle maintient «un espace de civilisation unique» sur le territoire de l'ex-Union soviétique. Encore aujourd'hui, les autorités de la Fédération emploient le russe comme «langue de communication interethnique». Moscou envisage des mesures utiles visant à soutenir et à préserver le statut de la langue russe non seulement en Russie, mais à l'extérieur de ce grand pays. Dans ces conditions, la préservation des petites langues ne pèse pas lourd dans ce grand projet expansionniste.
Sans la préservation des cultures nationales de la Russie, la culture russe perdra également des richesses culturelles inestimables. Or, élevant la culture russe au plus haut niveau mondial, la littérature et l'art russes du XIXe siècle se sont développés avec un mélange de composantes slaves, turques, finno-ougriennes, caucasiennes, sous l'influence des cultures européennes. Ayant perdu ses origines et ses sources de développement, la culture de la Russie, limitée par la seule langue russe et la religion orthodoxe, par une vision extrêmement étroite de son histoire, intéressera beaucoup moins le monde extérieur qui y verra un repli. Parmi l'élite politique russe, il s'est développé une idée irrationnelle à l'effet que la diversité nationale et linguistique menace l'unité de la Russie, alors qu'en même temps elle met tout en œuvre pour l'éliminer par l'assimilation. Officiellement, cette politique est déclarée comme la nécessité de renforcer le rôle de la langue russe en tant que langue de communication interethnique.
En réalité, la fédération de Russie avait le choix de répondre à deux besoins concernant ses peuples: l'identité et la compréhension mutuelle ou l'assimilation et la liquidation par la force. Dans le premier cas, le bilinguisme régional s'avère la stratégie la plus avantageuse. Dans le second cas, c'est le rouleau compresseur de l'imposition de l'unique langue russe. Manifestement, la Russie a choisi de défédéraliser progressivement la fédération afin de réduire à néant la diversité linguistique et culturelle qui a toujours été un avantage au plan de la civilisation pour le monde.
Le rôle du russe comme langue officielle et surtout comme langue des
communications interethniques ne peut plus changer pour des raisons politiques. Tandis que la
Russie prétend être une fédération de 86 «sujets», elle est devenue tellement
centralisée qu'elle s'approche davantage d'un État unitaire, puis autoritaire,
sinon totalitaire. Ainsi, les éléments
constitutifs qui devaient assurer une certaine autonomie aux peuples de Russie
se sont transformés en de simples centres administratifs dirigés par des
non-autochtones, dont les directives
viennent de Moscou. Au final, les minorités autochtones, victimes de
l’impérialisme russe, ne pourront probablement plus jamais être en mesure de
restaurer leur État fédéral. D'ailleurs, la Russie est vraiment peu disposée à
encourager toute forme de décentralisation et reste très suspecte à l’égard des
velléités exprimées par toute région russe désireuse de s’ouvrir vers
l’extérieur. On l'a vu en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine.
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7) La politique linguistique à l'égard des nationalités |
9) Kaliningrad | |
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