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Lusace Le «pays sorabe» en Allemagne
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1. Le territoire sorabe de la Lusace
La Lusace (Lausitz en allemand, Łužica en haut-sorabe, Łužyca en bas-sorabe, Łużyce en polonais, Lužice en tchèque et Lusatia en anglais) est une région historique — et non une région administrative — d'environ 2500 km², dont une partie du territoire relève de la juridiction du Land de Brandebourg (29 478 km²) et une autre du Land de la Saxe (18 413 km²), lesquels atteignent ensemble quelque 47 800 km². Dans cette région, il faut distinguer la Basse-Lusace ("Niederlausitz") située dans le Brandebourg et la Haute-Lusace ("Oberlausitz") située en Saxe. La population sorabe installée en Lusace compte au total quelque 490 000 habitants, ce qui représente 4,8 % de 9,8 millions pour les deux Länder. Sur ce nombre d'habitants, seulement de 60 000 à 100 000 (maximum) Sorabes utiliseraient encore le sorabe, une langue régionale d'Allemagne, comme langue maternelle, dont 20 000 en Basse-Lusace et 40 000 en Haute-Lusace; environ 35 000 Sorabes au maximum maîtriseraient la langue sorabe, oralement et par écrit. Bien que très influencé par l'allemand, le sorabe est une langue slave se situant entre le tchèque et le polonais, et il s'écrit en caractères latins complétés par quelques signes diacritiques particuliers. |
Le sorabe est parlé par les Sorabes qui sont désignés en allemand par "Sorben" ou "Wenden". En allemand, la finale -en désigne un pluriel; la lettre initiale W est prononcée comme un [v] français, ce qui correspond à [ven-dèn]. En français, on écrit «Wende» ou «Vende» au singulier et «Wendes» ou «Vendes» au pluriel, ce qui correspond phonétiquement à [vend] dans les deux cas puisqu'on ne prononce pas le -s du pluriel (contrairement à l'anglais). On ne doit donc pas prononcer "Wendes" à l'anglaise ([wen-dəs]).
Dans la plupart des textes juridiques du Brandebourg, on trouve les deux termes Sorben / Wenden, l'un à la suite de l'autre. Dans la documentation française, on trouve les termes suivants pour désigner les Sorabes: «Serbes de Lusace», «Sorbes», «Serbo-Lusaciens», «Lusaciens» et «Wendois».
1.1 Deux zones distinctes
Lorsqu'on compare les deux cartes ci-contre, on constate que le territoire de la Lusace (la carte «Territoire de la Lusace») suit une continuité géographique. En effet, la Basse-Lusace (Brandebourg) est contiguë à la Haute-Lusace (Saxe).
Cependant, la carte «Territoire du sorabe», qui circonscrit la langue sorabe, présente deux portions distantes l'une de l'autre. Autrement dit, le territoire de la langue sorabe est beaucoup plus petit que celui de la Lusace elle-même. De plus, on distingue deux secteurs séparés par une importante zone de langue germanique, appelée le «couloir de Spremberg». Bref, les locuteurs du sorabe ne couvrent pas toute l'étendue de la région historique de la Lusace. Les locuteurs de la Haute-Lusace au sud parlent le haut-sorabe; ceux de la Basse-Lusace au nord, le bas-sorabe. Entre les deux zones, on trouve une variété de sorabe de transition («couloir de Spremberg»). |
1.2 Le couloir de Spremberg
En consultant la carte ci-contre, on constate, rappelons-le, que la configuration de l'actuel «pays sorabe», la Lusace, est constituée de deux zones linguistiques distantes.
Dans le Land de Brandebourg, la Basse-Lusace sorabophone est circonscrite dans une aire circulaire autour de la ville de Cottbus (Chóśebuz, en bas-sorabe). Dans le Land de Saxe, la Haute-Lusace sorabophone forme une sorte de quadrilatère englobant les villes de Hoyerswerda, de Weißwasser et de Bautzen (Budysin, en haut-sorabe), capitale historique du «pays sorabe». Entre ces deux zones se trouve le «le couloir de Spremberg» (Grodk, en sorabe). C'est une zone mixte passée presque entièrement à l'allemand en raison de l'industrialisation, de l'exploitation des carrières de lignite et, aussi, de l'arrivée massive des germanophones. En fait, le «couloir de Spremberg» montre la séparation territoriale entre deux variantes linguistiques du sorabe, le bas-sorabe de la Basse-Lusace et le haut-sorabe de la Haute-Lusace. Dans cette région en grande partie germanisée, ceux qui parlent encore le sorabe, tous âgés de plus de 60 ans, rassemblent des traits caractéristiques du bas-sorabe et du haut-sorabe. Tel qu'on peut le constater, l'aire sorabophone, située de chaque côté frontière qui sépare le Brandebourg de la Saxe, n'est territorialement ni contiguë ni homogène. Néanmoins, il convient de souligner que ces deux variantes sont plus proches entre elles que ne peut l'être, par exemple, le tchèque du slovaque, pourtant très proche l'un de l'autre. |
Il existe donc au moins deux variantes principales du sorabe, le bas-sorabe ("serbska rěc") et le haut-sorabe ("serbska rěč"), avec une zone de transition entre les deux.
2.1 Le bas-sorabe
On compte quelque 60 municipalités ou agglomérations autour de Cottbus. La plupart des habitants parlent l'allemand, mais une minorité de 10 000 locuteurs s'exprime encore en bas-sorabe. Ces sorabophones sont généralement assez âgés (plus de 60 ans) et luthériens; peu de jeunes peuvent parler cette langue. Les sorabophones sont dispersés dans l'ensemble des municipalités, ce qui a pour effet de nuire à la diffusion du bas-sorabe. D'ailleurs, le bas-sorabe est considéré comme en danger d'extinction, car le nombre réel de locuteurs n'atteindrait pas le 7000.
2.2 Le haut-sorabe
La Haute-Lusace, essentiellement catholique, englobe quelque 85 municipalités autour de Bautzen, où la langue, les coutumes et la tradition du haut-sorabe sont toujours vivantes. Dans certaines des municipalités (Radibor/Radwor, Crostwitz/Chrósćicy, Rosenthal/Róžant), les Sorabes constituant la majorité de la population et les enfants grandissent en parlant sorabe. Il est possible que 35 000 locuteurs puissent s'exprimer en haut-sorabe.
2.3 La zone de transition
Dans la région de Hoyerswerda / Schleife, appelée aussi la «Lusace centrale», les résidents sorabophones parlent un sorabe de transition, relativement germanisée, qui utilise à la fois des formes du haut-sorabe et du bas-sorabe. On ignore le nombre de locuteurs de cette variété, car ce nombre peut fluctuer énormément.
2.4 Ressemblances et différences
La différence entre les deux variantes sorabes est en grande partie basée sur les différences religieuses entre les protestants (bas-sorabe) et les catholiques (haut-sorabe) qui vivaient jadis dans des villages assez fermés au sein de communautés séparées, de village en village. Les mariages mixtes étant peu fréquents, les villages ont longtemps conservé leur identité et leurs traditions religieuses, donc leurs variantes locales. Bien qu'il existe des différences morphologiques et phonologiques, en plus des différences lexicales entre le haut et le bas-sorabe, les deux variétés sont toujours considérées comme une seule langue. L'avenir du sorabe semble le mieux assuré dans les villages catholiques, principalement en Haute-Lusace, où les enfants parlent sorabe, alors que dans les villages protestants qui se trouvent principalement dans le nord, il n'y a presque personne de moins de 50 ans qui parle encore la langue.
Un Atlas de la langue sorabe ("Sorbischer Sprachatlas") a été publié en 15 volumes en 1984. Cet ouvrage donne un aperçu détaillé des variétés sorabes (appelées «dialectes») et des paroisses dans lesquelles elles sont parlés.
Le haut et le bas sorabe ont chacun leur propre alphabet. Ils sont généralement similaires, avec quelques différences quant à l'existence d'une lettre dans l'une ou l'autre langue. On pense généralement que le haut-sorabe est plus proche du tchèque et du slovaque, tandis que le bas-sorabe serait plus proche du polonais. Au point de vue géographique, cette perspective semble parfaitement logique, mais certains observateurs croient que les deux variantes sont plus proches du polonais dans un contexte général, alors que le haut-sorabe a subi plus d'influences tchèques et slovaques que le bas-sorabe.
Le tableau qui suit illustre quelques mots en bas-sorabe et en haut-sorabe, mais également en polonais, en tchèque en russe et en allemand:
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Bien sûr, ces mêmes mots à l'oral peuvent avoir une tout autre apparence formelle qu'à l'écrit, mais ils illustrent néanmoins le fait que les deux variétés de sorabe sont très proches l'une de l'autre, et qu'elles font indéniablement partie des langues slaves, plus précisément classées dans la branche slave occidentale des langues indo-européennes. Les langues sorabes sont donc reliées aux langues polonaise, tchèque, silésienne, slovaque et cachoube.
Le tableau suivant présente l'article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans les deux langues sorabes:
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On peut observer que les différences sont plus accentuées, mais que l'intercompréhension demeure en partie intelligible.
2.5 Le règne du bilinguisme
Les caractéristiques essentielles de l'ethnicité et de l'identité sorabe résident dans leur langue, le sorabe. Tous les Sorabes sont désormais bilingues, ils parlent sorabe et l'allemand. Parce qu'ils vivent en Allemagne, les Sorabes ont intérêt à maîtriser la langue officielle du pays, l'allemand standard. Cependant, la force de l'allemand et celle du sorabe ne sauraient être équivalentes: c'est le Pot de terre et le Pot de fer, pour paraphraser Jean de La Fontaine. Dans la vie quotidienne, la plupart des Sorabes n'emploient guère leur langue maternelle: ils renoncent à leur langue, même pour communiquer entre Bas-Sorabes et Haut-Sorabes. Étant donné que nul ne peut être contraint d'apprendre la langue sorabe, il incombe aux locuteurs la responsabilité de promouvoir leur langue ancestrale en l'utilisant dans leur zone d'implantation historique.
La réalité, c'est que les enfants et les jeunes vivent dans un monde bilingue et possèdent une maîtrise passive de la langue sorabe, surtout en Basse-Lusace. Toutefois, en Haute-Lusace, il existe différentes agglomérations dans la zone d'implantation sorabe où la langue locale fait encore partie de la vie quotidienne à des degrés divers. Par exemple, dans les municipalités autour de Kamenz, de Bautzen et de Hoyerswerda, la langue sorabe est transmise aux générations suivantes en tant que langue maternelle.
Quoi qu'il en soit, dans le monde d'aujourd'hui, façonné de manière si diverse par les médias, les enfants sont confrontés à la langue allemande dès leur plus jeune âge et rarement dans la langue sorabe. En Lusace centrale,
à l'intérieur des municipalités telles Hoyerswerda et Schleife, la langue sorabe ne se transmet presque jamais dans les familles. Le sorabe n'est pas la langue maternelle de la plupart des enfants. Dans cette perspective, la région est considérée comme germanisée.
3 Bref historique des Sorabes et de leur langue
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La plupart des Slaves, y compris les Sorabes,
sont arrivés en Europe centrale au cours d'une période de migration au Ve siècle;
les Sorabes s'installèrent dans la région qui correspondait, avant 1990, à l'Allemagne de l'Est, l'ancienne République démocratique allemande
(1949-1990).
Comme le montre le tableau ci-contre, les Sorabes ont connu une longue histoire mouvementée couvrant plus de 1500 ans. Nous pouvons résumer la situation en déclarant qu'ils ont été sous la juridiction des Tchèques de Bohême, de la Hongrie, de la Saxe, de l'Empire allemand, de la république de Weimar (ou Reich allemand), du Troisième Reich nazi, de la RDA et enfin de l'Allemagne réunifiée. Tout un parcours! Cela signifie que la langue sorabe fut en concurrence successivement avec le tchèque (Bohême), le hongrois (Hongrie) et l'allemand (Brandebourg, Saxe, Empire allemand, République de Weimar, Reich allemand, Troisième Reich, RDA et Allemagne réunifiée). À cela, il faut ajouter le polonais, car à plusieurs reprises la Lusace s'est trouvée dans l'aire polonaise, bien que n'étant pas sous la juridiction de la Pologne. |
Bien sûr, les langues tchèque, allemande et polonaise devraient être celles qui ont exercé le plus d'influence dans le sorabe. En terme de durée, c'est l'allemand qui prédomine avec plus de 430 ans (avant 1990), mais le tchèque avec ses 340 ans ne peut être ignoré.
Dans la Chronique de Frédégaire, un
historien franc décédé en 659, mentionna pour la première fois le nom des
Sorabes en 631 comme étant bien établis le long de la rivière Saale. Les Sorabes
vécurent pratiquement sans entrave dans leur développement en tant que nation du
VIe au VIIIe siècle. C’est à cette époque qu’ils ont atteint leur apogée.
Commença ensuite une période de guerre au cours des IXe
et Xe siècles. Comme ils n'étaient
pas fédérés et restaient soumis à des dirigeants locaux, ils devinrent des
proies faciles pour les Francs et, plus tard, pour les Saxons et les Germains.
Les tribus isolées ne pouvaient pas résister aux assauts incessants de l’Ouest.
Vers l'an 1000 (voir la carte n° 1), la zone de peuplement des Sorabes s'étendait à l'ouest de Berlin-Köpenick au nord jusqu'en Bavière au sud en passant par la rivière Saale, à la frontière du margraviat de Misnie ("Markgrafschaft Meißen"), un État du Saint-Empire romain germanique. Vers l'est, le territoire s'étendait de Francfort-sur-l'Oder jusqu'à Česká Lípa en Bohême (République tchèque aujourd'hui) en passant par la Pologne. Dans leurs langues, les autres peuples slaves appelaient les Sorabes les «Serbes de Lusace», pendant que ces derniers désignaient les Serbes comme les «Sorabes du Sud». Au Xe siècle, la population sorabe fut exposée aux conquêtes allemandes et polonaises. En 929, le roi de Germanie, Henri Ier l'Oiseleur, fit la conquête de la Lusace. Par le traité de Bautzen de 1018, la Basse-Lusace (appelée «marche de Lusace») et la Haute-Lusace (appelée «pays des Milceni») revinrent au duc Boleslas Ier de Pologne. En effet, durant le règne de Boleslas Ier de Pologne, de 1002 à 1018, trois guerres germano-polonaises furent entreprises, lesquelles obligèrent la Lusace à passer sous la domination polonaise. La Lusace fit donc partie de la Pologne, mais en 1031 les territoires sorabes tombèrent définitivement sous le pouvoir du Saint-Empire romain germanique. |
À partir de 1348, les deux Lusace passaient sous la juridiction de la couronne de Bohême. En 1076, le roi Vratislav II de Bohême épousa la fille du roi Henri IV, empereur du Saint-Empire romain germanique, dont la dot était la Lusace. Durant quelques siècles, la Lusace, à l’exception de quelques courts intervalles, allait appartenir principalement à la Bohême. Comme la Lusace était souvent divisée, elle était gouvernée, selon le cas, depuis Prague, Meissen, Brandebourg, Görlitz et Bautzen.
3.1 Le Saint-Empire romain germanique
À cette époque, la situation politique était fort différente de celle d'aujourd'hui. La Lusace et la Silésie faisaient partie du Royaume de Bohême, ce qui comprenait la Bohême, mais aussi les principautés de Moravie, de Vistule, de Nitra, de Pannonie, de Galicie, mais aussi la Lusace. Ce vaste territoire faisait lui-même partie du Saint-Empire romain germanique, tout en étant gouvernée par une puissante dynastie slave locale. Néanmoins, la Bohême restait un membre loyal et politiquement influent du Saint-Empire, tout en demeurant dans une lutte de pouvoir constante avec la Pologne voisine. À partir du XIe siècle, l’agriculture en Lusace se développa et la colonisation par les colons francs, flamands et saxons s’intensifia. En 1327, les Sorabes se virent interdire d'employer leur langue dans les tribunaux et dans les affaires administratives dans les villes allemandes d’Altenbourg, de Zwickau et de Leipzig. Cependant, il n'était pas interdit de parler sorabe dans un contexte familial et commercial, car cela n’impliquait pas le fonctionnement de l’administration. De plus, dans les communautés villageoises, l’administration continuait généralement de fonctionner en sorabe. Entre 1376 et 1635, la Lusace faisait encore partie des terres de la Couronne de Bohême, sous la domination notamment des Luxembourgeois et des Habsbourg. |
À partir du XVIe siècle, toutes les régions éloignées habitées par les Sorabes subirent une forte germanisation, à l'exception de la Lusace. En 1635, celle-ci devint un fief d’électeurs saxons, mais elle conserva une autonomie considérable et en grande partie son propre système juridique. En 1346, six villes de Lusace entamèrent une alliance, appelée «Ligue de Lusace»: Bautzen, Görlitz, Zittau, Kamenz, Löbau, et Lubań. Les cinq premières se trouvaient dans Allemagne, tandis que la dernière fait maintenant partie de la Pologne. Durant les deux premiers siècles, la Ligue de Lusace fut la principale force politique de la Haute-Lusace. La majeure partie de la Lusace est devenue luthérienne après la Réforme amorcée au XVIe siècle. Certains historiens croient que l’une des raisons pour lesquelles les Sorabes furent relativement faciles à convertir au luthéranisme était à cause de la brutalité avec laquelle ils ont été christianisés des siècles avant la Réforme. En outre, la Réforme a mis l’accent sur la liberté de l’individu qui a toujours fait appel aux Sorabes.
Au XVIIe siècle, la guerre de Trente Ans (1618-1648), à la suite des querelles entre princes allemands catholiques et protestants, la Peste noire de 1348 et la Grande Peste de 1665 causèrent la mort de millions de personnes. En Lusace, ces événements entraînèrent de terribles ravages, car plus de 50% de la population sorabe disparut, d'où une réduction considérable de l'aire sorabophone, ce qui accentua davantage la colonisation et la germanisation allemandes.
En 1667, Frédéric-Guillaume Ier de Brandebourg (1620-1688) ordonna la destruction immédiate de tous les imprimés sorabes et interdit de célébrer des messes dans cette langue. En même temps, l’Église évangélique soutenait l’impression de la littérature religieuse sorabe comme moyen de lutter contre la contre-réforme. En 1706, le séminaire sorabe, principal centre d’éducation des prêtres catholiques sorabes, fut fondé à Prague.
De 1635 à 1815, toute la Haute-Lusace fut une possession de l'électeur de Saxe (une partie de la Basse-Lusace étant prussienne depuis 1462). Toutefois, sur cet espace rétréci, une émergence linguistique et culturelle se mit progressivement en place. Avec la traduction du Nouveau Testament en haut-sorabe en 1706 et en bas-sorabe en 1709, prirent naissance deux langues sorabes écrites : le haut-sorabe et le bas-sorabe. Puis, après 1750, on assista à l'apparition d'une conscience nationale sorabe. On estime qu'au milieu du XVIIIe siècle il y avait à peu près 200 000 locuteurs du sorabe.
En mais 1813, eut lieu la bataille de Bautzen lorsque Napoléon envahit la Haute-Lusace; ce fut une victoire française sur les troupes russo-prussiennes. Cependant, au cours de cette guerre, de nombreux villages sorabes furent incendiés, notamment Guttau, Broesa, Nostitz, Trauschwitz et plusieurs autres.
3.2 Le royaume de Prusse
La carte ci-contre témoigne de l'espace considérablement rétréci de l'aire sorabe, se limitant au sud-est du Brandebourg et au nord-est de la Saxe. Ce sont les intervenants du Congrès de Vienne (1814-1815) qui partagèrent la Lusace entre la Saxe et la Prusse. En réalité, le Congrès de Vienne consacrait l’annexion de la Basse-Lusace et des deux tiers de la Haute-Lusace par la Prusse en représailles à l’appui donné par la Saxe aux troupes de Napoléon lors de sa campagne militaire contre les États allemands. Cette partition devait malgré tout favoriser la survie de ce petit peuple slave, puisque celui-ci se trouvait dorénavant localisé à la jonction de deux monarchies concurrentes, le royaume de Prusse et le royaume de Saxe, sur un territoire marécageux apparemment peu attrayant. Cependant, ce morcellement eut pour effet d’interrompre le processus de construction d'une nation sorabe en privant ses membres d’un centre culturel commun et en entravant la communication intra-ethnique par le maintien de deux structures et de deux peuples.
Après 1815, les Sorabes du Brandebourg prussien (Basse-Lusace) durent subir la discrimination ethnique et l'assimilation linguistique, tandis que les Sorabes de la Saxe (Haute-Lusace) purent au contraire développer leur conscience nationale et maintenir leur culture; ils reçurent l'appui des autorités ecclésiastiques de Bautzen. Cette évolution différente en les Bas-Sorabes et les Hauts-Sorabes s'accentua après les révolutions européennes de 1848, ces mouvements insurrectionnels qui tentèrent de mettre fin aux régimes absolutistes de l'Europe et de satisfaire les revendications nationales, notamment en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Italie et en France. |
C’est également à partir de ce moment que le fardeau du bilinguisme devint l’affaire exclusive des Sorabes dans les zones de contact linguistique. Toute ascension sociale dut s'accompagner non seulement du passage à la nationalité allemande, mais également de l'apprentissage de la langue allemande. L’établissement d'une union douanière ("Zollverein") en 1834 entraîna des politiques de germanisation des minorités dans la mesure où elles furent considérées comme des obstacles à l’intégration économique des États allemands sous la juridiction de la Prusse, ainsi qu'à la diffusion de leur langue commune.
En 1851, pendant que la Saxe effectuait des concessions dans les écoles sorabes afin de favoriser l'instruction des enfants sorabes, la situation se détériorait dans la Lusace prussienne avec des interdictions visant la langue basse-sorabe. En même temps, la population sorabe de Basse-Lusace et de Haute-Lusace fut victime d'une grande vague d'émigration à destination de l'Australie et du Texas.
3.3 L'Empire allemand (1871-1918)
À partir de la fondation de l'Empire allemand par Guillaume Ier d'Allemagne, le 18 janvier 1871, le sort des Sorabes, tant en Haute-Lusace qu'en Basse-Lusace, se détériora davantage. L'unification de l'Allemagne leur porta un coup dur, car l'Empire, sous la tutelle de la Prusse du chancelier Otto von Bismarck, pratiqua une politique particulièrement hostile à l'égard des minorités slaves, notamment auprès des Sorabes en raison du soutien qu'ils avaient eu de la part des Tchèques et des Polonais lors de la guerre franco-prussienne de 1970. L'Allemagne envoya des travailleurs de langue allemande pour forcer l'industrialisation de la Basse-Lusace. L'urbanisation de la région poussa la population sorabe vers l'acculturation et l'assimilation. Quelques années plus tard, vers 1880, on ne comptait plus que 160 000 personnes considérées comme des sorabophones.
En fait, l'unification de l'Allemagne par l'Empire allemand devait favoriser la Hochdeutsch, l'allemand standard, au détriment des autres variétés allemandes et encore davantage auprès des petites langues slaves. L'allemand devint le «tombeau des langues slaves» : toutes les petites langues disparurent, telles le polabe, le poméranien et le slovince, sauf le sorabe qui a réussi à survivre envers et contre tout, car les locuteurs des autres langues slaves se germanisèrent, même jusqu'en Lettonie et en Estonie. C'est l'Empire allemand qui réussit à compléter la germanisation commencée un siècle auparavant, soit la «poussée vers l'Est» ("Drang nacht Osten") et l'«implantation à l'Est» ("Ostsiedlung"). En ce qui a trait aux Sorabes, la politique allemande était alignée sur la politique de germanisation à l'égard de l’importante minorité polonaise. Elle visait les deux principales institutions sur lesquelles reposaient la culture et la langue sorabes : l’école et l’église. En effet, la salle d'assemble de l’église et l’école du village étaient les deux plus importants centres culturels de la population sorabe. C’était là que se déroulait la vie culturelle et intellectuelle des populations rurales.
Les autorités de la Prusse et de la Saxe adoptèrent des décrets, des lois et des directives dans le but d'évincer la langue sorabe dans les école. Pour ce faire, elles réduisirent les heures de cours de sorabe et augmentèrent celles de l'allemand, remplacèrent les manuels bilingues par des manuels unilingues allemands, interdirent l'usage du sorabe dans les cours de religion et dans les chansons, et abolirent les cours facultatifs de sorabe; les autorités offrirent des primes aux enseignants selon leur progression dans la maîtrise de la langue allemande. Comme ce n'était pas suffisant, il fallut, tant en Prusse qu'en Saxe, affecter des enseignants unilingues allemands dans les zones d'implantation sorabes et réaffecter les enseignants sorabophones bilingues dans les zones où étaient concentrés les germanophones.
De plus, le clergé allemand, protestant comme catholique, fut mis à contribution en désignant des prêtres unilingues allemands dans les paroisses majoritairement sorabes, tandis que les prêtres sorabes étaient envoyés dans les régions germanophones. De même, les cours de catéchisme en sorabe furent abolis. Bien sûr, ces mesures extrêmement sévères ne purent qu'avoir un impact très négatif sur toute la population sorabe.
Cette Allemagne unifiée fut aussi marquée par une forte industrialisation dans tout le pays. À partir de 1870, l'ouverture des chemins de fer en Lusace rendit possible l'extraction du lignite (charbon fossile) pour combler les besoins en combustibles dans le pays. Toutefois, cet essor industriel se traduisit par l'expropriation de nombreux villages habités par les Sorabes, mais également par l’afflux de milliers d'Allemands unilingues en Lusace et forcément par l’exode des Sorabes vers les villes germanophones, ce qui favorisa les mariages mixtes et l'assimilation linguistique. En réalité, il s'agissait là d'une véritable politique de minorisation. À la fin du XIXe siècle, la plupart des Sorabes étaient bilingues, mais leur langue ancestrale ne servait plus que pour les communications informelles et privées.
3.4 La république de Weimar (1918-1933)
Après la Première Guerre mondiale, des tentatives furent avancées dans le but de créer un État sorabe indépendant ou pour rattacher la Lusace à la nouvelle Tchécoslovaquie. Les Sorabes firent valoir à la Conférence de paix de Versailles de 1919 que, lors du Saint-Empire romain germanique, la Lusace avait appartenu au royaume de Bohême durant près de trois siècles, lequel faisait partie du Saint-Empire. Mais les Sorabes, sans rapport de force, ne furent évidemment pas écoutés. Les participants du Traité de paix de Versailles de 1919 décidèrent plutôt de céder une partie de la Haute-Lusace à la Saxe, puis de laisser la plus grande partie de la Lusace à la Prusse. L'Empire allemand disparut pour faire place à la république de Weimar (Weimarer Republik, en allemand), dénommée ainsi d’après le lieu de promulgation de sa constitution. L'État allemand continua, durant cette période de 1918 à 1933, de porter le nom officiel de «Reich allemand» ("Deutsches Reich"), comme sous l'Empire allemand. Il s'agissait d'une démocratie parlementaire, à base fédérale (17 Länder), dirigée par le président du Reich et gouvernée par le chancelier nommé par le président, mais investi par une majorité des membres du Reichstag et responsable devant cette assemblée. |
Étant donné que le Brandebourg et la Saxe faisaient partie de la république de Weimar, la Lusace en était nécessairement incluse. Dans les faits, la république de Weimar se montra plus réceptive aux doléances des Sorabes, car elle autorisa l'enseignement du sorabe dans les écoles primaires et les lycées, ainsi que les relations culturelles avec la Tchécoslovaquie, ce qui permit aux Sorabes de maintenir leurs traditions slaves. D'ailleurs, l'article 113 de la Constitution du 11 août 1919 prévoyait une disposition à l'égard des minorités linguistiques:
Verfassung des Deutschen Reichs vom 11. August 1919
Artikel 113 Die fremdsprachigen Volksteile des Reichs dürfen durch die Gesetzgebung und Verwaltung nicht in ihrer freien, volkstümlichen Entwicklung, besonders nicht im Gebrauch ihrer Muttersprache beim Unterricht, sowie bei der inneren Verwaltung und Rechtspflege beeinträchtigt werden. |
Constitution du Reich allemand du 11 août 1919
Article 113 Les populations de langue étrangère du Reich ne doivent pas être limitées par la législation et l'administration dans le libre développement de leur culture, en particulier dans l'usage de leur langue maternelle dans l'enseignement, ainsi que dans l'administration interne et dans l'administration de la justice. |
En dépit du rejet de la plupart des revendications sorabes de la part des autorités de la république de Weimar, le changement de régime politique permit néanmoins d’améliorer le statut juridique des Sorabes. Ces derniers s'organisèrent pour préserver leur identité, leur culture et leur patrimoine au moyen d'associations locales, notamment à Bautzen, à Kamenz et à Hoyerswerda. Ils accentuèrent leur engagement culturel au sein d'organismes culturels tels que la Domowina. L'objectif de cet organisme était la défense des intérêts politiques des quelque 60 000 Sorabes vivant en Allemagne ainsi que la sauvegarde et la diffusion de la langue sorabe.
Dès 1920, une "Wendenabteilung" (département des Wenden) fut institué par le gouvernement. La mission de cette agence basée à Bautzen consistait à superviser les activités culturelles et politiques des Sorabes, alors appelés "Wenden" en allemand . Étant donné que les tâches de ce département étaient incompatibles avec les libertés civiles garanties par la Constitution du Reich de Weimar, l'existence de l'autorité était tenue en grande partie secrète.
Cependant, les autorités allemandes prirent diverses mesures pour étouffer le mouvement national sorabe qu'on accusa d’«activité séditieuse panslaviste», notamment lorsqu'il y avait des manifestations populaires. Certains des objectifs des Allemands consistaient à renforcer l’élément allemand dans les territoires sorabes et à s’opposer à la menace de l’irrédentisme sorabe, mais aussi à souligner caractère déloyal de toute aspiration nationale sorabes et de présenter la conscience nationale sorabe comme hostile au Reich. Le gouvernement fit arrêter et condamner plusieurs des représentants sorabes qui furent accusés de haute trahison.
Malgré les lacunes de la politique linguistique des autorités, les Sorabes ont pu améliorer leur sort, comme en témoigne la mise sur pied de certaines institutions telle la fondation du Parti populaire sorabe, de la Fédération paysanne de Lusace et de plusieurs coopératives agricoles, ainsi que l'organisation de productions musicales, des groupes de théâtre, etc. En 1926, on recensait quelque 129 000 sorabophones, dont 71 000 au Brandebourg.
Toutefois, à la suite de la désignation d'Adolf Hitler comme chancelier, le 30 janvier 1933, la république de Weimar devint plus autoritaire jusqu'à ce que le pouvoir politique soit suffisamment affaibli pour permettre l'avènement du Troisième Reich. Le 12 novembre 1933, des élections au Reichstag furent organisées sur une liste unique ne comportant que des nazis qui furent élus avec 92 % des voix. Par la suite, Hitler supprima les assemblées dans tous les Länder et dota l’Allemagne d’une administration centralisée. Ainsi, Adolf Hitler accéda au pouvoir par la voie légale avec un programme démagogique et populiste, dont l'objectif était de combattre le communisme. Cumulant les deux fonctions de président et de chancelier de la République (le 19 août 1933), Hitler se fit désigner sous le nom de "Führer". C'est à partir de ce moment qu'on parla de "Troisième Reich", même si la Constitution de Weimar n'a jamais été abrogée par les nazis.
3.5 La période nazie (1933-1945)
Les membre du Parti national-socialiste allemand, le parti nazi, devaient poursuivre des objectifs nationalistes, antisémites et xénophobes, ce qui n'augurait rien de bon pour les minorités en Allemagne, notamment les Danois, les Frisons, les Sorabes et les Polonais.
Cette période du Troisième Reich fut l'une des plus sombres dans l'histoire des Sorabes. Ceux-ci furent aussitôt considérés comme «une tribu allemande parlant une langue slave». Pour le Reich, les Sorabes n'existaient pas, c'était simplement des «Allemands de langue wende» ou des «Allemands slavophones». Non seulement les jeunes Sorabes s'enrôlèrent dans la Wehrmacht et furent envoyés au front, mais les nazis, dans leur vision nationaliste, totalitaire et exclusive, procédèrent à une éradication systématique de la langue sorabe. En plus d'interdire la langue, ils se livrèrent à des assassinats d'écrivains, de pasteurs, de prêtres et d'instituteurs; ils confisquèrent les biens culturels des Sorabes; ils supprimèrent les offices religieux, etc. Beaucoup d'intellectuels et de personnalités publiques se retrouvèrent dans des camps de concentration. |
L’expression allemande "Spurlos verschunden" («disparu sans laisser de trace») fut une expression courante entendue en Allemagne après la guerre. Les nazis conçurent aussi des projets pour déplacer la population sorabe en Alsace en vue de résoudre la «question lusacienne». Bref, ce fut une entreprise qui, pendant douze années éprouvantes, causa la destruction physique et psychologique de tout un peuple. Les nazis prirent une série de mesures draconiennes telles l'expulsion de la langue sorabe dans les écoles, l'affection forcée des enseignants et des prêtres sorabes dans les régions germanophones et la saisie des imprimeries sorabes. Les SS songèrent à déporter quelque 23 millions de slavophones, y compris tous les sorabophones, dans des camps en Pologne, mais la fin de la Deuxième Guerre mondiale empêcha la mise en œuvre de ce vaste projet.
3.5 L'Allemagne de l'Est (1945-1990)
Dès la fin de la guerre, les puissances victorieuses (États-Unis, Royaume-Uni, France et URSS) occupèrent l'Allemagne. La dégradation des relations entre les quatre puissances occupantes de l’Allemagne, qui occupent également chacune un des quatre secteurs de Berlin, fit en sorte que l'URSS s'appropria en 1945 exclusivement tout le secteur de l'est de l'Allemagne, pendant que les puissance occidentales prirent possession du reste du pays. Les Soviétiques contrôlèrent donc le Brandebourg et la Saxe, dont faisait partie la Lusace. Contrairement aux nazis, les Soviétiques promirent de traiter les Sorabes «en frères», une attitude qui concordait`avec la politique stalinienne d'avantager les peuples slaves, notamment les Sorabes, premier peuple slave à avoir été victime du nazisme dès 1933.
En 1946, les Sorabes remirent de l'avant la proposition de faire de la Lusace un État indépendant, sinon de s'intégrer éventuellement à la Tchécoslovaquie. Devant la résistance et l'hostilité de la population allemande locale, les autorités soviétiques firent au moins tout en leur pouvoir pour réveiller la conscience nationale sorabe. Le 7 octobre 1949, la République démocratique allemande ou RDA (en allemand: "Deutsche Demokratische Republik" ou DDR), également appelée «Allemagne de l'Est», était créée par le Parti socialiste unifié d'Allemagne allié de l’URSS à partir de la zone occupée par l'Armée rouge. La RDA faisait alors partie des régimes autoritaires qui se revendiquaient comme des «démocraties populaires», politiquement affiliés à l'URSS au sein du Bloc de l'Est. |
L'article 11 de la Constitution fondatrice de la RDA du 7 octobre 1949 proclamait que les Sorabes (sans les nommer) ne pouvaient «être empêchés d'utiliser leur langue maternelle en classe, dans l'administration interne et dans l'administration de la justice:
Article 11
Les sections de langue étrangère de la population de la République doivent être encouragées par la législation et l'administration dans leur libre développement de leur culture; en particulier, ils ne peuvent être empêchés d'utiliser leur langue maternelle en classe, dans l'administration interne et dans l'administration de la justice. |
Par ces dispositions juridiques, les autorités de la RDA désiraient ainsi montrer la visibilité slave. D'ailleurs, les Sorabes purent ainsi faire renaître leur culture en créant une école normale, un institut de recherche, des stations de radio et une maison d'édition.
Avant même la création officielle de la RDA, la Saxe adoptait, le 23 mars 1948, la Loi sur la protection des droits de la population sorabe, aussi connue à l'époque comme la "Serbski zakoii" («Loi sorabe»). Cette loi garantissait aux Sorabes un certain nombre de droits en matière d'activités culturelles et de développement. À ce moment-là, la loi ne s'appliquait qu'à la partie saxonne de la Lusace, mais elle fut étendue au Land e Brandebourg en 1950. De plus, Les Sorabes bénéficièrent aussi après 1958 de districts bilingues en Saxe, puis ensuite au Brandebourg. Cette mesure permettait aux Sorabes d'avoir des écoles primaires dans leur langue et des panonceaux allemands-sorabes dans de nombreuses localités. En 1968, l'article 40 de la nouvelle Constitution de la RDA mentionnait que les citoyens de nationalité sorabe avaient le droit de conserver leur langue maternelle:
Article 40
Les citoyens de la République démocratique allemande de nationalité sorabe ont le droit de conserver leur langue maternelle et leur culture. L'exercice de ce droit est encouragé par l'État. |
En général, les Sorabes de la RDA, qui constituaient la seule minorité reconnue du pays, connurent une période de progrès culturels importants. Toutefois, il ne faut pas oublier que les Sorabes restaient une petite minorité séparée en deux parties discontinues, l'une en Saxe et une autre au Brandebourg. Dans les faits, certains droits inscrits dans les textes de loi demeurèrent strictement déclaratifs, tel l'usage du sorabe dans l'administration locale, l'élection des représentants sorabes, etc. Dans les faits, l’attitude de la RDA fut régulièrement inconstante, hésitant entre la solidarité avec les «pays slaves frères» et volonté d’imposer l’idéologie socialiste en Lusace.
Non seulement les Sorabes durent affronter l'hostilité des germanophones, mais subir également la diminution progressive de leur population. D'une part, les Sorabes ont vu arriver massivement des germanophones en Lusace pour exploiter les carrières de lignite; d'autre part, en raison de l'exploitation intensive de ce carburant et de l'expropriation des terres agricoles, les paysans sorabes durent s'exiler dans les villes ou à l'extérieur de la Lusace, ce qui réduisit considérablement l'aire sorabe du fait du départ de ses locuteurs. Les conséquences furent désastreuses pour les Sorabes, puisque des villages entiers furent décimés, là où depuis des siècles avaient vécu des générations de Sorabes. Pire, les populations expulsées furent dispersées dans des villes germanisées.
Non seulement les Sorabes perdirent leur territoire ancestral, mais leur cohésion sociale disparut également en raison de leur éparpillement. Bref, les progrès de l'industrialisation dans la région ne profitèrent qu'aux germanophones. La carte n° 3 ci-contre, par comparaison à la carte n° 2 précédente, montre bien la réduction constante de l'aire sorabe. Cette situation révèle que les autorités soviétiques qui contrôlaient le Parti communiste de la RDA n'ont pas compris les enjeux concernant la survie et l'épanouissement de la minorité sorabe. On lui a accordé des droits réels, mais les politiques concernant la vie économique ont eu pour effet d'annihiler ces mêmes droits par la minorisation constante de la population. On a peut-être protégé les droits, mais pas les populations qui devaient en tirer profit. Finalement, le réduction graduelle du nombre des sorabophones et l'érosion du territoire sorabe se sont transformées dans les faits en une véritable politique de minorisation et d'assimilation. |
3.5 Les Sorabes dans l'Allemagne réunifiée
Avec la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et la réunification effective des deux Allemagne, le 3 octobre 1990, il fallait s'attendre à un changement radical dans la vie des Sorabes. Bien sûr, les Sorabes tentèrent encore de créer une unité administrative autonome, voire un Land distinct, mais le gouvernement de Helmut Kohl (1982-1998) refusa cette possibilité. Le désir d'unir la Lusace dans l'un des États fédéraux (Länder) ne fut guère pris en considération. La Haute-Lusace appartient toujours à la Saxe et la Basse-Lusace au Brandebourg.
Depuis 1990, de nouveaux objectifs sont apparus, notamment la garantie de bases juridiques pour la protection des Sorabes dans l'Allemagne réunie et la présence plus marquée de la langue sorabe. Selon les estimations de plusieurs observateurs, le nombre des Sorabes — non celui des sorabophones — se situerait aujourd'hui dans une fourchette oscillant entre 70 000 et 100 000 personnes au milieu d'une population régionale de 500 000 germanophones, le tout dans une aire de 2000 km², une zone beaucoup plus réduite que le territoire historique de la Lusace (voir la carte n° 4).
En 1990-1991, on aurait enregistré une légère baisse de la population due au déclin économique, aux faibles perspectives d'emploi et à la réduction des postes disponibles dans l'agriculture à la suite de l'unification de l'Allemagne. Si 20 000 Sorabes habitent en Basse-Lusace et 40 000 en Haute-Lusace, le nombre de locuteurs actifs du sorabe est certainement plus faible. Selon les projections, environ 7000 personnes parleraient activement le bas-sorabe et environ 13 000 en haut-sorabe pour un total de quelque 20 000 locuteurs. Non seulement la langue sorabe subit l'assimilation de manière inéluctable, mais elle est aussi menacée d'extinction. |
Depuis la réunification de l'Allemagne, le Brandebourg et la Saxe sont redevenus des Länder avec leurs pouvoirs et leurs législations propres. Les zones d'implantation des Sorabes ont été officiellement reconnues dans les constitutions et les lois de la Saxe et du Brandebourg. En Saxe, la zone a été définie de manière permanente par la Loi sur les droits des Sorabes dans l'État libre de Saxe (1999), le Règlement sur les garderies pour promouvoir la langue et la culture sorabes (2006), la Loi scolaire saxonne (2018), le Règlement d'arrondissement 2018), le Code municipal (2018) et la Loi sur les garderies (2021). Dans le Brandebourg, ce furent d'abord la Loi sur l'organisation des droits des Sorabes (1994), puis le Règlement sur les affaires scolaires des Sorabes (2000), la Loi sur la procédure administrative (2009), la Loi sur les écoles (2007) et le Règlement administratif relatif à la Loi sur l'organisation des droits des Sorabes (2018).
Dans la zone d'implantation des Sorabes dans les deux Länder, le sorabe est une langue officielle en plus de l'allemand. Il n'y a pas seulement des jardins d'enfants et des écoles sorabes, mais aussi, par exemple, des panneaux bilingues indiquant une ville ou parfois une rue, des médias écrits et électroniques et diverses institutions culturelles. À l'époque de la RDA, les deux langues, l'allemand et le sorabe, étaient représentées dans la même taille de police, alors qu'aujourd'hui les appellations allemandes sont présentées plus grosses que les noms sorabes. De là à croire que les Allemands sont myopes...
4 La Lusace historique
La Lusace est une région historique, ce n'est donc pas une entité administrative. D'ailleurs, il s'agit bien de deux Lusace: la Basse-Lusace dans le Brandebourg et la Haute-Lusace en Saxe. De plus, il existe une partie orientale à l'est de la Neisse: elle se trouve dans la voïvodie de Basse-Silésie en Pologne. Dans la partie située sur le territoire de la Pologne, on compterait quelque 350 000 personnes, des descendants des Sorabes polonisés; il n'y aurait donc plus de sorabophones et d'ailleurs la Pologne ne reconnaît pas une telle minorité sur son territoire. La carte ci-contre illustre la superficie de la Lusace historique à partir de 1800, dont une partie se situe en Pologne. Il convient de faire une différence entre le territoire sorabe, ce qui constitue la Lusace historique, et l'aire linguistique autour de Cottbus et de Bautzen. Sur la carte ci-contre, le territoire de la Lusace actuelle est limité aux surfaces en rose, les surfaces en vert étant des territoires perdus depuis le début du XIXe siècle. Les territoires marqués en vert plus foncé (n° 2) sont revendiqués par les Sorabes, bien qu'ils soient aujourd'hui germanisés. Dans les territoires marqués en vert pâle, y compris en Pologne, il n'y aurait plus de sorabophones. Quant à l'aire linguistique elle-même (en jaune: n° 1) correspond à deux «bastions linguistiques» : dans le Brandebourg l'aire sorabophone ressemble à un cercle autour de Cottbus, alors que dans la Saxe l'aire sorabophone ressemble plus à une sorte de quadrilatère autour de Bautzen. Entre les deux bastions, c'est le «couloir de Spremberg». En somme, l'aire sorabophone se situe de part et d'autre de la frontière du Brandebourg et de la Saxe, et elle n'est pas territorialement homogène. Dans les faits, il vaudrait mieux de toujours parler de deux Lusace: la Basse-Lusace et la Haute-Lusace. Aujourd'hui, les villes de la Lusace demeurent majoritairement germanophones et toute personne sorabophone est dans l'obligation d'employer à l'allemand. Des fermetures d'écoles sorabes, même dans des zones majoritairement peuplées de Sorabes, se produisent encore aujourd'hui, en raison de difficultés financières ou de destruction de villages pour exploiter des carrières de lignite. Depuis quelques années, le charbon a perdu de sa rentabilité, mais la modernisation des sites, voire la découverte de nouvelles ressources souterraines comme le cuivre, ont conduit à d’autres évacuations d’envergure. Depuis 1924, plus de 136 villages sorabes sont disparus, sans parler des incontournables mariages mixtes. |
Terminons sur un texte paru dans Kurze Geschichte der Sorben («Brève histoire des Sorabes»), un ouvrage de Peter Kunze publié en 1997 à Bautzen, en collaboration avec la maison d’édition Domowina. Le volume s’achève sur cette conclusion (traduction):
Bien sûr, les Sorabes n'ont guère le choix. Il ne peuvent pas demeurer des unilingues sorabes en Allemagne, alors qu'ils constituent une très petite minorité. |
La situation sociolinguistique des Sorabes demeure complexe. Premièrement, les Sorabes sont scindés en deux entités distinctes: la Basse-Lusace luthérienne dans le Brandebourg et la Haute-Lusace catholique dans la Saxe. Ce sont là deux communautés, pratiquement deux peuples, parlant plus ou moins la même langue, avec leur propre histoire politique territoriale et économique. Ces deux communautés n’ont jamais bénéficié d'une identité commune; elles sont séparées par la religion et par des frontières qui se sont accentuées avec le temps.
De plus, les Sorabes de la Haute-Lusace sont pratiquement deux fois plus nombreux que ceux de la Basse-Lusace, ce qui signifie que les premiers ont la main haute sur les décisions prises et que ce sont eux qui prennent l'initiative. Il n'est pas surprenant que, dans ces conditions, les locuteurs du bas-sorabe subissent davantage les effets de l'assimilation par l'allemand que ceux du haut-sorabe. Bref, bien que les Sorabes de la Saxe et du Brandebourg bénéficient d’une grande protection juridique, il leur sera toujours difficile de survivre en petit nombre au milieu de ce grand pays massivement germanophone qu’est l’Allemagne.
Adopter des lois ne suffit pas pour garantir la vitalité des petites langues, il faut aussi leur assurer un environnement adéquat et des conditions qui leur permettent de se développer. Il faut davantage que de donner la possibilité d'apprendre une langue, car il faut aussi assurer des emplois, une vie décente et une stabilité économique. L'une des conditions fondamentales de vitalité réside dans l'attribution de zones d'implantations compactes et dans l'assurance d'employer la langue dans les activités quotidiennes. Si les Sorabes sont fiers aujourd'hui de montrer leurs coutumes d’antan et des éléments de leur folklore, ils doivent savoir aussi que le passéisme et l'attraction touristique ne suffiront pas à assurer leur survie.
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volume 36, numéro 3, 2017, p. 15–45 CONSEIL ÉCONOMIQUE ET SOCIAL (ONU). Application
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du 17 octobre 1996, Haut Commissariat des Nations Unies aux droits
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Dernière révision: 04 juin, 2023