Canada

Les politiques provinciales disparates au Canada
 

1. La fédération canadienne

Le Canada compte 14 gouvernements, c'est-à-dire un gouvernement central ou fédéral, dix gouvernements provinciaux et trois gouvernements territoriaux avec chacun son exécutif, son parlement, sa fonction publique et ses institutions particulières. Certains champs de compétence appartiennent en propre au gouvernement fédéral, d'autres sont exclusifs aux gouvernements provinciaux, d'autres enfin sont partagés par les deux paliers de gouvernement. Ainsi, la langue relève d'une double juridiction: l'une est de compétence fédérale, l'autre, des compétences provinciales.

Puisque le domaine de l'emploi des langues est une compétence qui relève à la fois du gouvernement fédéral et des provinces, les conflits sont fréquents. Ainsi, une province peut légiférer sur la langue des raisons sociales, mais uniquement lorsqu'il s'agit d'entreprises constituées en vertu d'une loi provinciale, non en vertu d'une loi fédérale. Par exemple, une banque à charte fédérale n'est pas soumise à une législation linguistique provinciale portant sur les raisons sociales; par contre, une loi provinciale peut obliger une telle banque à utiliser le français comme langue de travail parce que les relations de travail relèvent des provinces. Néanmoins, une province ne peut régir la langue de travail des entreprises relevant de la compétence exclusive du gouvernement du Canada: l'administration publique fédérale, le transport aérien, la navigation, les cours de justice fédérales, etc.

Pour le reste, les provinces peuvent adopter les lois qu'elles désirent, sous réserve des dispositions constitutionnelles qui garantissent certains droits aux minorités linguistiques au Canada. Quant au gouvernement fédéral, il ne peut que légiférer sur les institutions qu'il contrôle: le Parlement, les ministères et les organismes fédéraux. Les provinces ont le contrôle total dans leurs propres institutions équivalentes, sauf au Québec, au Manitoba et au Nouveau-Brunswick.

2. Les politiques communes

Les politiques linguistiques harmonisées concernent les législatures, la justice (partiellement) et l'éducation.

2.1 La législature et la justice

En vertu de la Constitution canadienne de 1867 et des arrêts de la Cour suprême du Canada, le Canada fédéral, le Québec et le Manitoba ont l'obligation d'avoir un parlement bilingue, ce qui signifie que les lois doivent être promulguées à la fois en anglais et en français, même si elles ont été discutées seulement dans une langue. Quant au Nouveau-Brunswick, c'est la Loi constitutionnelle de 1982 qui prévaut à sa demande.

Par contre, la Loi constitutionnelle de 1867 n'engage au bilinguisme ni le gouvernement fédéral ni l'administration publique relevant de cette juridiction. Il s'agit simplement de ce que le juriste Beaudoin a appelé «un embryon de bilinguisme officiel». Mais des quatre provinces canadiennes de 1867, seul le Québec se voyait imposer ce bilinguisme rudimentaire à sa Législature et dans les tribunaux (voire à l'école par le biais des commissions scolaires confessionnelles), alors qu'on comptait une importante minorité francophone dans chacune des trois autres provinces. Cependant, l'article 23 de la Loi de 1870 sur le Manitoba (équivalant à une loi constitutionnelle dans ce cas) contient une disposition similaire à l'article 133 et accorde aux Franco-Manitobains les mêmes «garanties» linguistiques. 

2.2 L'éducation

Le domaine de l'éducation est le seul domaine où la Constitution canadienne s'applique pour toutes les provinces en vertu de l'article 23 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cet article 23 oblige toutes les provinces canadiennes à donner un enseignement en français ou en anglais à tout citoyen canadien qui veut faire instruire ses enfants aux niveaux primaire et secondaire dans la langue dans laquelle il a reçu lui-même son instruction.

Cependant, la Cour suprême du Canada a implicitement reconnu que l'article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés avait été adoptée pour empêcher le Québec de recourir à l'unilinguisme territorial avec la Charte de la langue française. À l'origine, l'article 73 de la Charte de la langue française, adoptée en 1977 par le parlement de Québec, prévoyait que seuls les enfants dont le père ou la mère avaient reçu un enseignement en anglais au Québec avaient le droit de fréquenter l'école anglaise au Québec.

3. Les politiques disparates du Canada anglais

Vu de l'extérieur du Canada, on comprend mal pourquoi les droits linguistiques ne sont pas identiques partout au Canada anglais à l'égard des francophones minoritaires. C'est oublier que le Canada est une fédération dans laquelle les entités provinciales sont jalouses de leurs prérogatives. C'est là l'un des problèmes majeurs des droits linguistiques au Canada, car il est difficile, pour ne pas dire impossible, de les harmoniser pour les minorités à l'exception des droit scolaires imposés par l'article 23 de la Charte canadienne des droits et liberté. De plus, la configuration géopolitique du pays dénie toute uniformisation de la plupart des politiques, qu'elles soient économiques, judiciaires, linguistiques, environnementales, etc.

En effet, les politiques linguistiques provinciales présentent un éventail disparate et non harmonisé, avec des écarts parfois considérables. Par exemple, alors que le Nouveau-Brunswick est bilingue dans la législation, les tribunaux, l'administration et l'éducation, Terre-Neuve et la Colombie-Britannique ne répondent qu'aux conditions minimales prévues dans la Constitution de 1982, soit l'accès à l'école de la minorité. Entre ces deux extrêmes, le cas du Manitoba, de la Nouvelle-Écosse et de l'Île-du-Prince-Édouard.

3.1 Les langues officielles

Le Québec est la seule province officiellement française, le Nouveau-Brunswick, la seule province officiellement bilingue; les huit autres demeurant unilingues anglaises, mais certaines le sont par la loi (de jure: Alberta, Manitoba et Saskatchewan), les autres dans les faits (de facto: Colombie-Britannique, Île-du-Prince-Édouard, Nouvelle-Écosse, Ontario et Terre-Neuve/Labrador).

Dans les trois territoires fédéraux (Nunavut, Territoires du Nord-Ouest et Yukon), le français est co-officiel avec l'anglais.

3.2 La justice

Dans le domaine judiciaire, l’article 530 du Code criminel canadien garantit à tout accusé le droit de subir un procès dans la langue de son choix. Si le Code criminel est de juridiction fédérale, ce sont les provinces et les territoires, qui ont le pouvoir et l'initiative d'intenter des poursuites pour des infractions au Code criminel canadien. Ce sont également les provinces qui décident de se conformer ou non aux prescriptions linguistiques du Code criminel. La plupart des provinces acceptent que le justiciable emploie sa langue maternelle (p. ex., le français ou une langue autochtone), mais n'accorde pas nécessairement à ce dernier le droit d'être compris dans sa langue par la cour; il faut recourir en ce cas à l'interprétariat.

Cependant, ce statut officiel des langues masque complètement la réalité, dans la mesure où le français et l'anglais bénéficient d’une statut dans toutes les provinces, de façon fort inégale il va sans dire. Dans la plupart des provinces (sauf en C.-B. et à T.-N.), différentes formes de bilinguisme sont devenues obligatoires, notamment dans les domaines de la législation, de la justice, de l'administration publique ou de l'éducation. Le tableau qui suit présente un résumé de ces politiques provinciales de bilinguisme.

3.3 Les politiques globales

Dans les faits, le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick sont bilingues dans leur parlement, leurs tribunaux (civils et criminels), leur fonction publique et leurs services auprès de la population. Les lois provinciales font du français et de l’anglais des langues officielles au plan législatif, judiciaire et scolaire. Tout anglophone au Québec et tout francophone en Ontario et au Nouveau-Brunswick a le droit d’utiliser sa langue au parlement, de se faire comprendre par un juge dans les tribunaux, d’envoyer ses enfants dans les écoles publiques de langue minoritaire et de recevoir des services gouvernementaux dans la langue de son choix. Il y a parfois des lacunes au plan des services gouvernementaux lorsque la population minoritaire est numériquement faible, mais le principe est acquis, les tribunaux étant l pour faire respecter les droits des minorités.

Ces trois provinces n’ont probablement pas de leçon recevoir de quiconque sur la façon dont elles traitent leur minorité qui, en principe, jouit des mêmes droits que la majorité. La législation linguistique de ces provinces ferait bonne figure au Conseil de l’Europe.

3.4 Les politiques sectorielles

Dans toutes les autres provinces, les politiques linguistiques sont strictement sectorielles, c’est-à-dire qu’elles se limitent le plus souvent au seul secteur de l’éducation dans la langue minoritaire. C’est le cas en Colombie-Britannique, en Alberta, en Saskatchewan et Terre-Neuve. En Alberta, la Cour suprême du Canada a reconnu aux francophones le droit de s'exprimer en français devant un juge, mais pas celui d'être compris, la loi ne donnant pas le droit un citoyen d'exiger que le jugement soit rendu dans la langue officielle qui est la sienne.

Comme on le constate, les droits linguistiques ne sont pas les mêmes selon les provinces. Ils sont de tendance égalitaire au Québec, en Ontario et au Nouveau-Brunswick, mais très restrictifs dans la plupart des autres provinces, sauf en Nouvelle-Écosse et à l’Île-du-Prince-Édouard où des droits supplémentaires ont été finalement consentis aux francophones. Le Canada étant une fédération, il est difficile d’harmoniser les droits des minorités provinciales, car la législation fédérale ne reconnaît pas de minorité «canadienne».

Voici un tableau récapitulatif des politiques linguistiques adoptées dans les provinces et territoires du Canada:

Province/territoire Statut officiel Législation Justice Administration Éducation
Alberta anglais
(de jure)

anglais*
français autorisé sur préavis

anglais
français (criminel)

anglais

anglais
français

Colombie-Britannique anglais*
(de facto)
anglais*

anglais
français (criminel)

anglais anglais
français
Île-du-Prince-Édouard anglais*
(de facto)
anglais
français
anglais
français
anglais
français (municipalités désignées)
anglais
français
Manitoba anglais
(de jure)
anglais
français
anglais
français (traduction)
anglais
français (Winnipeg)
anglais
français
Nouveau-Brunswick anglais/français
(de jure)
anglais
français
anglais
français
anglais
français
anglais
français
Nouvelle-Écosse anglais*
(de facto)
anglais
français autorisé
anglais
français (criminel)
anglais
français (ponctuel)
anglais
français
Ontario anglais*
(de facto)
anglais
français
anglais
français
anglais
français (régions désignées)
anglais
français
Québec français
(de jure)
anglais
français
anglais
français
français
anglais (municipalités)
anglais
français
Saskatchewan anglais
(de jure)
anglais
français autorisé
anglais
français (criminel)
(civil: traduction)
anglais anglais
français
Terre-Neuve anglais*
(de facto)
anglais anglais
français (criminel)
anglais anglais
français
Nunavut anglais/français
(de jure)
inuktitut/inuinnaqtun
(de facto)
anglais
français
autochtones
anglais
français (criminel)
anglais
français (Iqaluit)
anglais
français
langues autochtones
Territoires
du Nord-Ouest
anglais/français
(de jure)
anglais
français
autochtones
anglais
français (criminel)
anglais
français (Yellowknife)
anglais
français
langues autochtones
Yukon anglais/français
(de jure)
anglais
français
autochtones
anglais
français (criminel)
anglais
français (Whitehorse)
anglais
français
langues autochtones

4. L'exception québécoise

Si le Canada anglais voulait vraiment protéger sa «minorité» francophone au Québec, parce qu'elle fait partie de la minorité canadienne, il prendrait des moyens fort différents. D'abord, il appliquerait sans restriction les dispositions de la Charte de la langue française, y compris pour le gouvernement fédéral. Cela signifie qu'il pratiquerait l'unilinguisme français au Québec à l'exception des dispositions prévues dans la Constitution canadienne et les lois québécoises à l'égard des anglophones en matière de justice et des tribunaux. Il n'essaierait pas de combattre les efforts du Québec sur la question linguistique; au contraire, il les appuierait. Il accepterait que les anglophones du Québec ne disposeraient que des droits linguistiques en matière d'éducation, de justice et de médias, sans tenter de les étendre aux dépens des francophones toujours vulnérables. Les représentants fédéraux ne prendraient la parole en public qu'en français au Québec, à moins de ne s'adresser qu'à la seule communauté anglophone.

Dans cette perspective, le gouvernement fédéral ferait tout pour que le Québec ne soit pas pénalisé en matière de démographie et d'immigration. Par conséquent, il adopterait une politique dont les seuils n'auraient pas pour effet de minoriser davantage la minorité franco-québécoise; mieux encore, il ferait tous les efforts nécessaires pour recruter des immigrants francophones dans les provinces anglaises afin de ne pas les minoriser davantage. Dans tous les cas, le gouvernement fédéral serait le complice du Québec en matière de langue, pas celui qui croit ménager la chèvre et le chou entre francophones et anglophones avec des mesures qui contrecarrent celles du gouvernement du Québec. De plus, le gouvernement fédéral n'accepterait jamais que des députés le supplient de ne pas collaborer avec le gouvernement du Québec en matière linguistique, en invoquant les difficultés de la supposée misérable petite communauté anglo-montréalaise. Il faut choisir l'un ou l'autre, pas les deux, car dans la situation actuelle ce sera toujours l'anglais qui supplantera le français au Canada, même au Québec. Pour éviter cela, il faut survaloriser le français et sous-valoriser l'anglais au Québec.

On peut encore aller plus loin dans un monde idéal. Le gouvernement fédéral devrait comprendre que le Québec doit être le seul juge et le seul responsable de sa culture et de sa langue, bien que ce soit impensable pour un anglophone du Canada pour qui l'uniformité est la règle, sauf dans sa propre province. Il faut qu'on laisse le Québec décider de ses projets, de ses orientations et de ses choix linguistiques, sans intervenir pour imposer une idéologie anglo-saxonne qui ne cadre pas avec des valeurs qui ne sont pas les siennes.

Plus précisément, le Québec devrait être doté de la pleine souveraineté culturelle et linguistique, ce qui inclut l'immigration. Cela signifie que la Cour suprême du Canada (composée de trois juges du Québec sur neuf) ne devrait même pas être habilitée à rendre des arrêts sur les questions linguistiques au Québec dans le but de renverser les décisions des juges québécois, sinon les lois du Parlement québécois au profit des anglophones du Canada et de leurs valeurs. Le gouvernement fédéral ne devrait plus jamais nommer les juges à la Cour supérieure du Québec. Bref, la Cour suprême du Canada ne devrait pas avoir juridiction au Québec sur la culture et la langue! Dans l'état actuel, le Canada anglais agit comme empire colonial qui dicte au Québec les vraies valeurs qu'il devrait adopter, celles du multiculturalisme et du multilinguisme à l'exemple des autres provinces anglo-canadiennes. Le Québec doit être l'unique maître d'œuvre de sa politique linguistique, car c'est le prix à payer pour faire vivre sa population minoritaire en français!

Si l'on ne peut se résoudre à ce genre de mesures, le français poursuivra son déclin. Dans les faits, les anglophones du Canada vont toujours vouloir protéger leur langue au Québec parce qu'ils n'accepteront jamais des restrictions de la part des francophones minoritaires au sein d'un continent nord-américain massivement anglophone. Toute forteresse linguistique leur paraît impensable pour une seule raison: ils n'accepteront jamais de subir des restrictions linguistiques à cause des francophones. Le Canada anglais veut bien que le Québec demeure français, mais à ses conditions! Le Canada anglais agit bien comme si le Québec était une colonie.

De plus, comme il n'y a jamais eu d'accord constitutionnel entre les deux grandes communautés linguistiques du Canada, les risques de conflits intercommunautaires sont devenus non seulement incontournables, mais quasi permanents, même en demeurant civilisés, il faut l'admettre. Mais ce n'est pas ainsi qu'on freinera le déclin du français au Canada.

Dernière mise à jour: 08 févr. 2024

 

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