Les majorités linguistiques fragiles
 

1. La langue majoritaire des États souverains fragilisée

 

Cette catégorie concerne les États souverains dont le groupe majoritaire accepte sur son territoire la concurrence d’une autre langue au pouvoir d’attraction socio-économique ou politique plus grand, de sorte qu’elle peut fragiliser la langue de la nation tout entière. Dans cette situation, les États acceptent le bilinguisme de facto ou de jure, ou le subissent pour des raisons historiques, alors que ce bilinguisme disqualifie la langue majoritaire. Dans tous les cas, c'est la pratique du népotisme linguistique dans la mesure où une petite élite favorise une langue aux dépens de la langue majoritaire.  

États de cette catégorie: Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Moldavie et Danemark.

1. La Biélorussie : biélorusse et russe

La Biélorussie (ou Bélarusse) est un pays de 9,4 millions d'habitants, dont 85,2% parlent le biélorusse et 8,2% le russe. Dans les villes, les citoyens parlent majoritairement le russe et dans les campagnes, le biélorusse. L'usage de la langue nationale dans ce pays est considéré par certains comme l’apanage de l’opposition politique et par d’autres comme la langue des paysans. En milieu urbain, le biélorusse est parlé par moins de 10% de la population, selon une étude publiée en mars 2021 par le Centre for East European and International Studies, un groupe de réflexion basé à Berlin. Dans les villes, il est d'usage de saluer une connaissance en biélorusse pour poursuivre immédiatement la conversation en russe.

Conformément à la Loi sur les langues (1998) et à la Constitution de 2004, le russe et le biélorusse sont les langues officielles. Lors d'un référendum tenu le 14 mai 1995 sous l'initiative du président Alexandre Loukachenko, les citoyens ont répondu OUI dans une proportion de 83,3%. L'article 50 de la Constitution laisse la possibilité à tous les citoyens d'employer la langue de leur choix, le biélorusse ou le russe, dans les communications ainsi que dans l'enseignement.

- Le Parlement

La plupart des débats parlementaires à la Chambre des représentants et au Conseil de la République ont lieu en russe, le biélorusse étant beaucoup moins fréquent. De même, la plupart des projets de loi sont adoptés en russe, mais certains le sont aussi en anglais, parfois en biélorusse. Dans les réunions des membres du gouvernement, seul le russe est employé, car l'usage du biélorusse serait interprété comme un acte de rébellion contre les autorités. Le libre choix de la langue dans les domaines exécutif et législatif est mal vu.

- Les tribunaux

Dans les tribunaux, tout citoyen a le choix de la langue. Dans les faits, la majorité des citoyens préfèrent recourir au russe, car ils estiment que le juge sera plus clément à leur égard. Certains juges seraient même enclins à croire que l'emploi du biélorusse dans un tribunal, notamment par les jeunes, est un indice de leur culpabilité. Tous les juges maîtrisent le russe sans exception.

- Les services publics

Dans les services publics, les fonctionnaires ne sont pas tenus de maîtriser les deux langues officielles, il suffit de connaître le russe. Ce sont les fonctionnaires qui choisissent de répondre dans la langue de leur choix, sauf dans les communications écrites où ils doivent répondre dans la langue des requérants. Les documents de travail paraissent surtout en russe dans les ministères «techniques» et en biélorusse dans les ministères «culturels» (comme l'Éducation, la Justice, etc.). En fait, la législation à cet effet s'est révélée peu applicable, car de très nombreux fonctionnaires ne connaissent pas suffisamment le biélorusse, y compris chez les biélorussophones, au point de ne pouvoir exercer adéquatement leurs fonctions. 

- L'éducation

Étant donné que le biélorusse et le russe sont les langues officielles, l'article 21 de la Loi sur les langues précise qu'il s'agit d'un droit de choisir le biélorusse ou le russe à tous les niveaux de l'éducation. C'est donc le libre choix absolu.

Néanmoins, le russe est généralement la première langue que les enfants d'âge préscolaire apprennent à la maternelle, car souvent il n'y a pas d'établissement scolaire en biélorusse dans les villes, de sorte que les enfants maîtrisent mieux le russe que le biélorusse.  À tous les niveaux de l'enseignement, le russe est resté la langue principale de l'éducation: c'est la langue d'instruction pour quelque 70% des élèves et des étudiants au primaire et au secondaire, mais à Minsk ce pourcentage atteint les 89%.

D'année en année, l'enseignement du biélorusse a continuellement baissé au profit du russe, avec l'assentiment des autorités biélorusses. De plus, les écoles dont la langue principale d'enseignement est le biélorusse n'existent pas partout, contrairement aux écoles russes; il faut généralement envoyer les enfants en zones éloignées pour qu'ils reçoivent une éducation en biélorusse. De moins en moins d'enfants étudient aujourd'hui en biélorusse: en raison de la baisse du nombre d'élèves biélorussophones, des écoles ont fermé et les élèves restants sont envoyés dans des écoles russophones.

- Les médias

La plupart des médias imprimés en Biélorussie sont en langue russe, soit au moins 88% contre 11% en biélorusse. Dans les médias électroniques, la plupart des Biélorusses préfèrent les émissions russes en provenance de la Russie, bien que des émissions en biélorusse soient disponibles.

- Résumé

Le fait de ne pas imposer les deux langues officielles dans les organismes publics laisse toute la place à la prépondérance du russe, ce qui va à l'encontre de l'égalité des langues dans un contexte d'une politique en principe égalitaire des langues officielles. Personne ni même l'État n'est tenu de maîtriser les deux langues. C'est le libre choix qui musèle la langue nationale dans la mesure où celle-ci ne sert plus à grand-chose, même dans les relations interpersonnelles.

D'année en année, l'emploi du biélorusse régresse inexorablement. Dans cette perspective, la politique des langues officielles peut entraîner au pire la liquidation à long terme de la langue nationale et au mieux sa folklorisation. Ce n'est pas sans raison que l’UNESCO qualifie même le biélorusse de «langue vulnérable» parce que le peuple biélorussophone renonce à 85% à sa langue nationale.

2. Le Kazakhstan : kazakh et russe

Le Kazakhstan est un grand pays de 18,0 millions d'habitants avec une population multiethnique, ce qui entraîne une faible majorité de 58,1% de la population titulaire parlant le kazakh, une langue turco-mongole. Les russophones forment la plus importante minorité avec 23,6%. Les Kazakhs parlent majoritairement le kazakh, une langue altaïque du groupe turcique. Ils sont concentrés dans les régions plus méridionales du pays, celles-ci étant essentiellement rurales et économiquement peu développées. Cependant, beaucoup de Kazakhs cohabitent avec les russophones dans les zones septentrionales plus près de la Russie. Fait insolite: un Kazakh sur deux seulement parle couramment sa langue et la plupart des Kazakhs parlent le russe comme langue seconde à défaut de langue maternelle. Les kazakhophones unilingues sont rares dans les villes, mais ils sont encore nombreux dans les campagnes.

L'article 7 de la Constitution de 1995 proclame que le kazakh est la langue officielle, mais en même temps le russe est officiellement employé à égalité avec la langue kazakhe dans les établissements de l’État et les organismes d’autonomie administrative (ou collectivités territoriales). En plus de la Constitution, la Loi sur les langues de 1997 précise également le statut des langues au Kazakhstan.

Plus précisément, si le kazakh est formellement la langue officielle, le russe est officieusement officiel, car il est employé sur un pied d'égalité avec la langue kazakhe. La distinction est subtile, mais elle démontre que le kazakh est la langue officielle de jure (par la loi), alors que le russe est tout aussi officiel de facto (dans les faits). De plus, selon le même article 7 de la Constitution, l'État doit veiller à créer les conditions pour l'étude et le développement des langues du peuple du Kazakhstan, ce qui implique les langues des minorités nationales. Bref, le kazakh doit faire face à plusieurs langues concurrentes.

- Le Parlement

En principe, toutes les langues parlées au Kazakhstan peuvent être admises au Sénat et au Majilis (Chambre des représentants), mais l'emploi du kazakh bénéficie d'une légère supériorité. L'article 58 de la Constitution oblige cependant les présidents des deux Chambres de parler couramment la langue officielle, mais aucun député n'est dans l'obligation de connaître le kazakh; il existe un système de traduction simultanée. Dans les faits, les lois sont rédigées en kazakh, puis traduites en russe, mais promulguées dans les deux langues. C'est le bilinguisme systématique dont profitent largement les russophones minoritaires!

- Les tribunaux

Les tribunaux doivent utiliser la langue officielle, mais l'emploi du russe et d'autres langues sont admises, selon les besoins. En pratique, toute procédure judiciaire doit se dérouler soit en kazakh soit en russe, sans nécessiter de traduction auprès du justiciable. Cela signifie que les juges doivent maîtriser les deux langues.

De façon générale, la plupart des procès qui se déroulent dans les grandes villes continuent, par habitude, de se dérouler en russe. Progressivement, le ministère de la Justice tente de promouvoir le kazakh, mais les citoyens continuent généralement de recourir au russe. L'interprétariat n'est finalement employé que pour les étrangers. Bref, la cour est résolument bilingue dans les régions éloignées, mais pratiquement unilingue russe dans les centres urbains. La langue nationale est donc infériorisée au profit du russe.

- L'administration publique

Le russe jouit d'un statut de co-officialité réelle dans toute l'administration publique. Selon l'article 5 de la Loi sur les langues, les citoyens qui demandent des informations dans leur langue maternelle doivent recevoir une réponse dans cette langue; si quelqu'un demande des informations en russe et reçoit une réponse en kazakh, c'est une faute grave. Si une demande faite en kazakh entraîne une réponse en russe, c'est généralement moins grave. Cependant, il est illusoire de croire que l'administration pourrait répondre en des dizaines de langues.

Toutes ces exigences linguistiques, soit la connaissance du kazakh et du russe, ont créé des institutions publiques et politiques où il reste relativement peu de places pour les membres des minorités nationales (non russophones), et ce, tant aux postes électifs que dans la fonction publique.  L'entrée dans la fonction publique est aujourd'hui soumise à un examen du kazakh, sans doute très difficile à réussir pour les russophones. Par contre, un non-russophone peut quand même avoir accès à la fonction publique, même s'il ignore le kazakh, à la condition de promettre de l'apprendre dans le cadre de son travail.

De plus, en vertu de l'article 21 de la Loi sur les langues, le texte des cachets et des timbres des organismes publics et des entreprises doit être rédigé dans la langue officielle et en russe. Le Code civil admet que le kazakh ou le russe peut être employé dans les contrats, devis de conception et autres documents techniques, mais lorsqu'ils sont rédigés dans une autre langue une traduction est exigée en kazakh ou en russe. La Loi sur les langues établit des règles particulières pour l'emplacement des divers textes dans lesquels la langue kazakhe est employée. La version en kazakh doit toujours apparaître dans la partie supérieure ou à gauche, alors que la version en langue russe doit apparaître en dessous ou à droite; les textes bilingues doivent être de taille égale. Dans le domaine de l'administration publique, l'égalité des langues est considérée comme assurée, surtout pour le russe.

- L'éducation

L'article 16 de la Loi sur les langues précise que les enfants et les étudiants peuvent recevoir leur instruction dans leur langue maternelle dans les zones d'habitation où ils résident. C'est le libre choix à tous les niveaux de l'enseignement. Compte tenu des besoins des diverses communautés ethniques, l’enseignement primaire et secondaire est effectué en sept langues réparties dans 3291 écoles en kazakh, 2406 en russe, 2138 en kazakh et russe, 77 en ouzbek, 13 en ouïgour, 6 en tadjik, en ukrainien et en allemand. Ces écoles offrent une instruction entièrement dans ces langues, à l'exception des cours de langue seconde en kazakh et en russe.

Bien que les établissements d'enseignement supérieur montrent maintenant une augmentation du choix en faveur de l'enseignement en kazakh, le russe est employé comme langue d'instruction pour la majorité des étudiants, faute de manuels en kazakh, mais disponibles en russe. Les représentants de plus de 80 nationalités étudient dans les établissements d'enseignement supérieur du pays, dont plus de 60% des étudiants en russe.

Par ailleurs, le gouvernement du Kazakhstan a annoncé son intention de «transformer tous les enseignements supérieurs en anglais, y compris les programmes de maîtrise et de doctorat», et ce, dans le but d'attirer plus d'investissements étrangers. L'objectif est de changer «la compétitivité de la main-d'œuvre au Kazakhstan».

Malgré des efforts visant à augmenter le nombre d'écoles où le kazakh est la langue première de l'éducation, le russe continue d'assurer sa prééminence, et ce, même après le milieu des années 1990. Par exemple, toute proportion gardée, on compte deux fois plus d'écoles en russe qu'en kazakh dans la mesure où il y a plus d'écoliers éduqués en russe avec moins d'écoles qu'en kazakh. L'enseignement se donne dans la langue officielle dans à peine 23% des établissements préscolaires et dans 40% des écoles d'enseignement général dont le nombre diminue constamment, car les parents transfèrent leurs enfants des écoles kazakhes vers les écoles russes où le niveau de l'enseignement est traditionnellement plus élevé. 

En pratique, les écoles reflètent la suprématie tangible de la langue russe. Rappelons que les parents peuvent choisir le kazakh ou le russe comme langue d’enseignement pour leurs enfants.

- Les médias

La moitié de tous les journaux et magazines sont aujourd'hui en russe; sur 1000 publications, quelque 350 se font en deux langues (kazakh-russe) et une centaine en d'autres langues. La production nationale est très «encouragée» au moyen d'incitations fiscales et de ristournes sur la production locale. Comme on peut s'y attendre, les journaux publiés en russe sont lus non seulement par la communauté russe, mais aussi massivement par les Kazakhs. Le gouvernement a subventionné quelque 472 périodiques en kazakh, mais seulement 60 périodiques bilingues russes/kazakhs, tout en s'assurant un certain contrôle sur les contenus véhiculés. 

La radio d'État kazakhe émet en kazakh et en russe. Un grand nombre de stations de radio privées sont également disponibles dans ces langues, mais beaucoup d'émissions sont diffusées en anglais, surtout des films américains, généralement de mauvaise qualité.

- Résumé

Il n'est pas aisé de résumer la politique linguistique du Kazakhstan dans la mesure où elle présente des ambiguïtés et accuse d'importantes limites. La politique de kazakhisation n'a pas rempli toutes ses promesses, le russe étant demeuré une langue encore importante dans l'administration publique, la santé, l'éducation et les médias. Si le kazakh est devenu formellement la langue officielle, le russe l'est tout autant dans les faits, notamment dans les milieux du travail, les affaires, les médias et les communications interethniques.

De plus, la politique de kazakhisation ne fait pas l'unanimité dans le pays, tant chez les kazakhophones que chez les russophones et les minorités nationales. En effet, cette politique ne fait pas l'objet d'une revendication consensuelle au sein de la société kazakhe ni d'une pratique généralisée, car de nombreux Kazakhs croient qu'il faut conserver la langue russe et l'employer même en priorité. Beaucoup de Kazakhs parlent mieux le russe que leur langue maternelle!  Dans ces conditions, le Kazakhstan doit faire face à deux langues concurrentes beaucoup plus fortes que la langue officielle, le russe et l'anglais, ce qui rend les locuteurs du kazakh dans une situation de très grande vulnérabilité linguistique. Il y a manifestement une régression de la langue nationale au profit du russe et de l'anglais.

3. Le Kirghizistan : kirghiz et russe

Le Kirghizistan compte 6,4 millions d'habitants, dont 72% parlent le kirghiz, une langue turque. De nombreuses langues minoritaires existent dans le pays, dont l'ouzbek (14,1%) et le russe (6,1%). Bien que les Russes constituent à peine plus de 6% de la population, plus de 30% des habitants du pays disent parler le russe comme «seconde langue maternelle». C'est que de nombreux membres des minorités d'origine européenne s'identifient au russe; c'est le cas des Ukrainiens, des Allemands, des Biélorusses, des Arméniens, des Coréens, etc. Le russe est la langue des relations intercommunautaires au Kirghizistan. La majorité des russophones habitent les centres urbains, notamment Bichkek et Karakol.

D'après les textes juridiques (Constitution, Loi sur la langue officielle et Loi sur la langue d'État), la République kirghize fait une distinction entre la langue d'État et la langue officielle. Il s'agit donc dans ce pays de deux notions distinctes, car la «langue d'État» et la «langue officielle» ne sont pas synonymes dans le contexte du Kirghizistan actuel. Au point de vue juridique, la «langue officielle» est en position subalterne par rapport à la «langue d’État», hiérarchiquement supérieure. La «langue d'État», le kirghiz, implique un caractère d'obligation dans les cas prévus par la loi. La «langue officielle», le russe, est reconnue comme étant protégée et employée par l'État au même titre que la «langue d'État». Bref, le kirghiz est à la fois la «langue d'État», une «langue officielle» et une «langue nationale»; le russe est une «langue officielle» et une «langue nationale»; les autres langues maternelles des minorités ne sont que des «langues nationales». Il s'agit de vérifier si le statut de «langue d'État» est seulement symbolique ou s'il se traduit dans les faits.

- Le Parlement

Étant donné que le russe possède pratiquement le même statut que le kirghiz, les deux langues peuvent être employées au Parlement, tant dans les débats que dans les textes de loi. Les lois sont généralement rédigées en kirghiz, puis traduites en russe, bien qu'elles soient présentées simultanément. Les deux versions ont une égale valeur juridique, mais le texte kirghiz a priorité en cas de conflit d'interprétation. De nombreux parlementaires, y compris parmi les kirghizophones, emploient le russe en assemblée, ce qui provoque souvent la colère des nationalistes kirghiz. Les députés, dont environ un sur six appartient à une minorité ethnique non russophone, ont le droit de s'exprimer dans leur propre langue, même si aucun service de traduction n'est offert, sauf pour le russe et le kirghiz. On peut affirmer que les deux langues sont à égalité avec un léger avantage pour le russe à l'oral, car toutes les minorités s'expriment en russe.

- Les tribunaux

Toute procédure judiciaire doit se dérouler en kirghiz ou en russe; les justiciables impliquées dans un procès, qui ne parlent pas la langue de la procédure, ont le droit de faire des déclarations, de témoigner, de déposer des requêtes, de se familiariser avec tous les éléments en cause, de s'exprimer au tribunal dans leur langue maternelle et de recourir aux services d'un interprète. De façon générale, c'est le bilinguisme russo-kirghiz qui prévaut dans le système judiciaire du Kirghizistan.

Cela signifie aussi que les juges, les greffiers, les huissiers, les avocats, les notaires, etc., doivent être bilingues. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre en quoi le russe est subordonné au kirghiz. Quant aux langues des minorités nationales, elles sont obligatoirement soumises à l'interprétariat, à moins que les justiciables se servent du russe.

- L'administration publique

Lorsqu'un citoyen du Kirghizistan s'adresse à une administration publique, il doit le faire en principe dans la langue d'État, le kirghiz, ou dans la langue officielle, le russe. C'est l'article 5 de la Loi sur la langue d'État (2004) qui le prescrit, que ce soit au niveau de l'État ou des collectivités locales (oblats, districts ou villages).

En fait, l'État kirghiz est une institution bilingue. Le kirghiz et le russe sont les langues employées par toutes les administrations, qu'elles soient nationales ou locales. Selon la Loi sur la langue officielle (2000), la maîtrise du kirghiz n'implique pas la méconnaissance du russe, car la langue officielle de la République est la langue utilisée à côté de la langue d'État dans le domaine de l'administration publique.

Si l'État kirghiz est bilingue, il verse parfois dans le trilinguisme avec l'anglais. En fait, l'anglais peut servir de langue alternative pour les minorités nationales autres que les russophones. Faute de personnel, le Bureau du médiateur ne peut que difficilement s'acquitter de ses fonctions concernant l'accessibilité aux minorités de déposer des plaintes pour la discrimination fondée sur des motifs ethniques, religieux ou linguistiques. Généralement, le russe est privilégié dans les relations internationales puisqu’il fait partie de la liste des langues mondialement reconnues à cet effet, et ce, d’autant plus qu’il est encore très employé dans les relations entre les pays de l’espace postsoviétique, alors que le kirghiz n’accomplit sa fonction de communication qu’à l’intérieur de l’État. Donc, dans ce domaine, le russe est plus prioritaire que le kirghiz.

- L'éducation

Quelle que soit la langue principale d'enseignement, tous les établissements scolaires sont tenus de respecter les normes nationales en ce qui concerne les programmes et les disciplines d'enseignement. Parmi ces règles ou normes figurent l'enseignement du kirghiz, la langue d'État, et celui du russe, la langue officielle. L'un des principaux domaines prioritaires de la politique en éducation pour le gouvernement kirghiz est le développement d'une éducation multiculturelle et multilingue, dans laquelle les élèves reçoivent un enseignement dans deux langues ou trois. Le kirghiz et le russe ont progressivement remplacé les langues minoritaires dans le système d'enseignement public, et ce, d'autant plus que l'enseignement professionnel ou universitaire dans les langues minoritaires est pratiquement absent, à l'exception de plusieurs cours limités à l'étude des langues des minorités non russophones.

La langue russe continue aujourd'hui d'être grandement employée dans le système d'éducation grâce au libre choix. Son rôle est particulièrement important dans les établissements préscolaires concentrés principalement dans les grandes villes et dans l'enseignement supérieur. Selon les données officielles de 2015, quelque 65% de tous les enfants inscrits dans l'enseignement préscolaire reçoivent leur instruction en russe, 33,3% en kirghiz et 1,8 % en ouzbek. Au lycée, 73,1% de tous les élèves étudient en kirghiz, 17,9% en russe et 8,7% en ouzbek. Selon l'ambassade du Kirghizistan auprès de la Fédération de Russie, il existe 200 écoles dans le pays avec le russe et 414 avec un enseignement mixte en russe et en kirghiz.

À Bichkek, la capitale kirghize, c'est la langue russe — et non le kirghiz — qui est la langue véhiculaire. Les universitaires, les hommes d'affaires et d'autres élites bien éduquées, sans parler de la population russophone, mènent la plupart de leurs affaires en russe, car l'usage de cette langue leur permet de dialoguer directement avec des citoyens dans d'autres pays russophones.

Le paysage linguistique au Kirghizistan est en fonction des langues parlées dans le pays. Si Bichkek, la capitale, est relativement russifiée, il n'en est pas ainsi dans les régions où le kirghiz domine massivement, sauf dans le Sud où l'ouzbek peut faire concurrence au kirghiz. De plus, l'anglais tend de plus en plus à être employé, notamment dans les zones touristiques, que ce soit les hôtels, les restaurants, les guides, etc. Dans une enquête russe réalisée en 2016 et publiée dans la revue International Journal of Russian Studies, on apprenait que, dans le cas des enseignes fixes et permanentes, 43% des enseignes dans les centres commerciaux de Bichkek, étaient alors en russe ou dans une autre langue que le kirghiz (l'anglais?), contre 14% en russe et en kirghiz et aucune en kirghiz seulement. Au centre-ville de Bichkek, 59% des enseignes permanentes étaient bilingues, contre 32% en russe et 9% en une autre langue, aucune en kirghiz. Enfin, dans les quartiers résidentiels, 62% des affiches étaient bilingues (kirghiz-russe), 16 % en une autre langue, 14% en russe et 8% en kirghiz. En somme, le kirghiz est loin de supplanter le russe comme «langue d'État».

- Les médias

Les médias écrits du Kirghizistan offrent une image différente selon qu'on se trouve à Bichkek ou dans les régions. Dans la capitale, la plupart des journaux sont en russe, puis en anglais et en kirghiz. Compte tenu des faits, on peut dire que les autorités n'ont pas encore réussi à imposer le kirghiz comme langue des médias, puisque les journaux russes restent les plus populaires.

- Résumé

Le Kirghizistan est encore tributaire de la politique linguistique héritée de l’époque soviétique avec son système diglossique, où la langue russe était en position dominante, la langue titulaire (la langue de l'ethnie principale d'une république) en état de subordination. Toutefois, les liens historiques, politiques et économiques avec la Russie ont incité les dirigeants à maintenir un statut privilégié à la langue russe. C’est ainsi que le Kirghizistan s'est retrouvé avec deux langues officielles au statut apparemment différent. Bien que le gouvernement fasse des efforts pour affirmer la prédominance de la langue kirghize, cette tendance est souvent contrecarrée par les russophones en colère, qui se plaignent que ces efforts de promotion du kirghiz se fassent au détriment de leurs droits constitutionnels. Ils sont contre les tests linguistiques imposés aux fonctionnaires concernant la maîtrise de la «langue d'État» parce qu'ils considèrent qu'une telle mesure est inconstitutionnelle, la Constitution (art. 16) interdisant toute discrimination, y compris en ce qui concerne la connaissance ou le manque de connaissance de la langue kirghize.

Dans un tel contexte, le besoin linguistique identitaire est laissé pour compte pour un nouvel État-nation comme le Kirghizistan. La réalité démontre aussi que la promotion de la langue nationale, le kirghiz, semble d'autant plus difficile que l'État manque de moyens financiers, alors qu'il doit faire face à un fort attachement, pour ne par dire une forte servitude, au monde russophone. De fait, la langue nationale qu'on appelle la «langue d'État» joue un rôle symbolique, tandis que le russe reste le moyen de communication et des relations économiques, politiques et culturelles avec la Russie et avec tout l’espace postsoviétique. La République kirghize perpétue une culture de l'époque soviétique dans laquelle toutes les langues vivent et évoluent dans une bonne convivialité, chacune dans sa sphère d’impact secondaire, pendant que la langue russe exerce son hégémonie dont le résultat est celui d'une lente intégration assimilatrice, et ce, en toute connaissance de cause.

4. La Moldavie : roumain et russe

La Moldavie est un État de 4,0 millions d'habitants, dont 84,4% parlent le roumain, 4,4% l'ukrainien, 2,7% le russe, etc. Juridiquement, la langue officielle est le roumain, mais il existe une controverse sur l'appellation de la langue. Les partisans de la «langue moldave» sont des slavophones, surtout russes et russophiles, et politiquement des communistes et des socialistes, tandis que les partisans de la «langue roumaine» sont des roumanophones et des socio-démocrates. Le gouvernement ne contrôle pas tout son territoire, notamment dans les régions autonomes de la Transnistrie et de la Gagaouzie. Si la Moldavie exerce un certain contrôle en Gagaouzie, elle a perdu tout contact avec la Transnistrie qui s'est autoproclamée indépendante grâce à la 14e armée russe.

Soulignons également que la Constitution n’oblige pas les citoyens moldaves à connaître la langue roumaine. Elle garantit à tous les citoyens le droit de conserver, de développer et d'exprimer leur identité linguistique. Autrement dit, la Constitution moldave n'oblige pas les citoyens à connaître la langue officielle, de sorte que de nombreux citoyens peuvent vivre toute leur vie dans ce pays sans connaître la langue officielle, même comme langue seconde. Au moins 15% des Moldaves (sans les régions autonomes) ignorent totalement le roumain officiel.

Étant donné que la Moldavie n'exerce pas de contrainte linguistique, la concurrence du russe de cette ancienne république soviétique est demeurée très forte. En Transnistrie, pour la quasi-totalité des russophones de Transnistrie, il n’est même pas question d’apprendre une langue qu'ils méprisent ouvertement. En somme, beaucoup de Moldaves peuvent employer le russe, même lorsque ce n'est pas leur langue maternelle; ils contribuent de ce fait à octroyer à cette langue un statut privilégié qui concurrence la langue roumaine de la majorité moldave. On peut même affirmer que les Moldaves sont obligés d'être russophones en présence d'un russophone ou d'un roumanophone pro-russe, comme à l'époque soviétique.

- Le Parlement

Bien que le roumain soit l'unique langue officielle, le Parlement moldave est bilingue, et toutes les lois sont rédigées en roumain et en russe, cette langue bénéficiant d'un traitement préférentiel que n'ont pas les autres langues minoritaires. La moitié des députés sont des russophones, dont plusieurs sont unilingues russes. Cette situation entraîne une réduction des prérogatives de la langue officielle.

- Les tribunaux

Les tribunaux demeurent l'un des rares domaines où domine le roumain, mais tout citoyen a le droit d'employer sa langue maternelle en recourant à des interprètes à la condition qu'ils soient disponibles. Rares sont les membres des minorités qui emploient le roumain, ils préfèrent tous le russe. Bref, le bilinguisme judiciaire est de mise.

- L'administration publique

Dans les faits, même si les lois linguistiques de 1989 et de 2020 ont été abolies par la Cour constitutionnelle, le bilinguisme administratif continue de s'appliquer en ce qui concerne la langue russe. En vertu de la législation qui interdit toute discrimination en fonction de la langue, dont l'article 4 de la Loi sur le code de conduite des fonctionnaires, la fonction publique demeure largement bilingue. Ici encore, il s'agit d'une législation adoptée par les députés du Parlement, alors que celui-ci était dominé par les pro-russes qui s'octroyaient des protections sous le couvert de la non-discrimination.

Ce pays fonctionnait, jusqu'à récemment, sur le mode du bilinguisme officiel. Le russe était partout, dans tous les bureaux, sur les affiches, etc. Toute personne voyageant dans ce pays se laissait convaincre facilement qu’il s’agissait d’un pays bilingue. Bien qu'elle soit le pays le plus pauvre de l'Europe, la Moldavie doit assumer de lourdes dépenses pour les traducteurs dans les institutions et organismes de l'État, dans l'administration, les entreprises, etc. Si la plupart des organismes de l'État ne tiennent généralement pas compte des documents publiés dans les langues minoritaires, ils gèrent en principe ceux rédigés en russe.

- L'éducation

En vertu de la législation linguistique, l’apprentissage de la langue officielle repose sur une base volontaire. Nul n'est tenu de maîtriser la langue officielle, sauf pour les étrangers qui veulent obtenir la citoyenneté moldave. C'est pourquoi les articles 8 et 60 de la Loi sur l'éducation (1995-2006) accordent le droit à tous les citoyens de choisir la langue d'enseignement à tous les niveaux de l'éducation, alors que depuis 2018 le russe n'est plus obligatoire. Sur 1489 établissements primaires et secondaires, 260 écoles (17,4%) ont le russe comme seule langue d'enseignement, alors que 114 écoles (7,6%) ont des classes séparées en russe et en roumain. Les offres de cours de langue russe sont disponibles dans toute la Moldavie, et ce, de la maternelle jusqu'au troisième cycle de l'université.

Une telle pratique reflète sans nul doute l'influence historique du russe dans ce pays et son rôle en tant que support culturel pour la plupart des autres communautés aux côtés des Russes. Selon les divers rapports, le pourcentage d'élèves dans les écoles russes dépasse largement la proportion de la population d'origine russe dans l'ensemble de la population. Dans les faits, les écoles russophones servent à russifier les roumanophones et la plupart des groupes ethniques du pays, puisque les élèves des «autres» minorités (0,2%) devraient former au moins 12,9% afin de correspondre à leur proportion réelle. La seule communauté linguistique à sortir gagnante de la politique actuelle est la minorité russophone dont la langue continue de servir pour les communications interethniques, privant ainsi le droit légitime du roumain d'occuper cette fonction fondamentale.

- Les médias

La propagande russe bénéficie d'un grand nombre de ressources pour accroître son influence en Moldavie. D'ailleurs, malgré les restrictions, les émissions d'informations russes semblent toujours très populaires dans le pays. De plus, les Moldaves pro-russes et les Russes de Russie la Moldavie de russophobie, alors que tout le monde sait que la Russie pratique ouvertement la roumanophobie, encourageant les courants politiques favorables à ses intérêts et finançant ces groupes.

Dans ce pays, les pro-russes, c'est-à-dire tous les non-roumanophones de Moldavie ainsi qu'une partie des roumanophones, contrôlent les industries, les énergies et l'économie, soustraient au gouvernement 18% du territoire (la Transnistrie), entretiennent une insécurité politique permanente (avec parfois des violences) et ils s'imposent linguistiquement dans la sphère sociale en refusant de parler la langue locale, comme ils l'ont fait en Ukraine du Sud-Est avant de l'envahir carrément.

- Résumé

La politique linguistique de la république de Moldavie révèle que ce pays n'a pas pu, en quatre décennies, se libérer de la tutelle de la langue russe. Contrairement à la plupart des anciens pays de l'Est (à l'exception de la Biélorussie), la Moldavie est restée très assujettie au russe soviétique. Bien que le roumain soit proclamé la langue officielle, le russe jouit encore de toutes les prérogatives d'une langue quasi officielle. L'État moldave pratique une politique d'unilinguisme officiel, mais accorde à la langue russe des droits et des privilèges qu'elle a toujours eus sous les régimes tsariste et soviétique.

Presque tous les Moldaves adultes connaissent le russe, parfois mieux que leur propre langue. De plus, l'État ne peut même pas faire adopter une loi pour protéger sa langue officielle sans subir une éventuelle abolition par la Cour constitutionnelle en raison des conflits suscités par les groupes pro-russes qui font tout pour maintenir un traitement préférentiel de leur langue. Quoi que l'État puisse faire, les efforts pour promouvoir le roumain seront contrecarrés par des groupes puissants qui veulent conserver leurs privilèges liés aux pratiques de type soviétique lorsque le russe faisait la pluie et le beau temps. La Moldavie doit accepter par la pression sociale de la minorité russophone la concurrence du russe aux dépens de sa langue nationale. Celle-ci n'est peut-être pas en danger de disparition, ne serait-ce qu'en raison de la situation confortable du roumain en Roumanie. Mais c'est une langue extrêmement vulnérable en Moldavie en dépit de son statut symbolique d'unique langue officielle. C'est l'impuissance politique et la peur des représailles qui favorisent cette régression de la langue nationale. 

5. Le Danemark : danois et anglais

Le Danemark est un petit pays de 5,9 millions d'habitants, dont 85,3% parlent le danois, la langue officielle. Traditionnellement, le Danemark n'a jamais eu de politique linguistique développée au sujet de la langue danoise, dont le statut est celui d'une langue officielle dans les faits (de facto). De façon générale, les linguistes danois ont toujours cru que le mieux que l'on puisse faire, c'était de laisser la langue danoise s'occuper d'elle-même, sans intervention politique. C'est ainsi que toute planification linguistique fut considérée comme suspecte, voire inutile, car les changements éventuellement apportés au danois pourraient être perçus comme «puristes», que ce soit l'intégration des mots étrangers dans l'orthographe, la prononciation ou le système flexionnel grammatical, ce qui rendrait les emprunts moins étrangers. Pour les divers gouvernements danois, les interventions législatives en faveur du danois ont toujours paru inutiles, puisqu'il ne paraissait pas possible de modifier le statut du danois dans la société de façon à contrer les «forces du marché». C'est pourquoi l'État n'a jamais adopté de législation sur la langue officielle ou nationale.

Le danois est la langue officielle du Danemark dans les faits (de facto), non par la loi (de jure). Il n'existe à peu près pas de dispositions juridiques (Constitution, lois, décrets, etc.) réglementant la langue danoise au Danemark. Le cas de ce pays est différent des États précédents, car il doit tenir tête à l'anglais qu'il a adopté en toute connaissance de cause.

- Le Parlement

Les parlementaires ne se sont jamais préoccupés de l'emploi de la langue danoise au Parlement, sauf qu'en 2023 un conflit est survenu lorsqu'une députée du Groenland a refusé d'employer le danois et de traduire ses propos. Depuis, les députés du Groenland et des îles Féroé peuvent employer la langue co-officielle de leur «pays constitutif» avec un service de traduction simultanée à la condition de prévenir l'assemblée, le temps de quérir un traducteur. Bien sûr, ce n'est pas cette procédure qui mettra en danger la langue danoise.

Ce qui est le plus inquiétant, ce sont les interventions linguistiques qui portent presque exclusivement sur le code orthographique et pas du tout sur le rôle social du danois. Ce qui est encore plus inquiétant pour la langue danoise, c'est le fait que les représentants danois au Parlement européen refusent généralement d'employer le danois, alors qu'il existe un excellent service de traduction; ils ont recours à l'anglais.

- Les tribunaux

Le Code de procédure civile (2023) n'impose pas la connaissance du danois pour les justiciables, mais uniquement pour le personnel judiciaire et les membres d'un jury. Dans un procès, il est possible d'employer l'anglais ou toute autre langue nordique (suédois, norvégien, islandais, féroïen ou groenlandais). De façon générale, l'emploi de plusieurs langues dans les tribunaux ne cause pas vraiment de problème, bien que le danois soit moins employé.

- L'administration publique

Dans les faits, le danois n'est pas en danger dans les services administratifs de l'État. D'ailleurs, l'intrusion de l'anglais dans la langue danoise ne semble pas inquiéter l'organisme le plus important, le Conseil de la langue danoise qui est chargé de suivre l'évolution et le développement du danois, de statuer sur l'orthographe et les nouveaux mots, de conseiller et d'informer sur le gouvernement sur toute question linguistique.

Le quasi-effacement du danois dans certains secteurs névralgiques, notamment dans les domaines de l'enseignement supérieur, du commerce, de la chanson populaire, des sciences et du cinéma, a considérablement modifié la présence du danois. Dans l'état actuel des choses, l'enseignement universitaire, surtout scientifique, la chanson populaire et le cinéma échappent presque totalement à la langue danoise, ce qui peut paraître inquiétant pour certains. On constate donc, depuis plusieurs années, un intérêt manifeste sur la question du tout-anglais qui s'impose massivement au sein de la société danoise.

Pour beaucoup de Danois, il n'apparaît pas normal qu'un citoyen ne puisse pas recevoir tous les services dont il a droit en danois, que ce soit en éducation, dans l'administration publique, dans la recherche d'un emploi, dans la publicité, etc. Il n'apparaît pas normal qu'il soit permis au Danemark d’employer quotidiennement des langues étrangères, essentiellement l'anglais, à des fins publicitaires pour les marchandises et les services. Même les modes d’emploi et les directives des produits alimentaires et des produits manufacturés ne sont souvent disponibles qu'en anglais (ou en allemand). Il ne paraît pas normal qu'un candidat à l'emploi soit obligé de recourir systématiquement à l'anglais dans son propre pays. Dans le commerce et l'industrie, la publicité pour les emplois est maintenant de plus en plus rédigée uniquement en anglais.

Le Conseil de la langue danoise n'a jamais recommandé d'adopter une législation linguistique telle qu'il en existe, par exemple, en France ou ailleurs. Au lieu de cela, il a recommandé de prendre quelques mesures qui pouvaient être prises par le gouvernement et le Folketing, sans devoir adopter de loi.

Pour le Conseil de la langue danoise, il existe de réels avantages à employer l'anglais : parce que c'est la langue prédominante dans les sciences, les chercheurs danois doivent accepter de publier leurs travaux en anglais, notamment lorsqu'ils désirent participer aux réseaux internationaux de communication.

Il existe néanmoins des inconvénients au tout-anglais dans le pays, car la communication des résultats scientifiques au public danois doit être une obligation démocratique de la part des chercheurs. En outre, la qualité du travail scientifique peut souffrir de la connaissance insuffisante de l'anglais de la part des chercheurs danois. Il semble évident qu'une grande majorité des scientifiques danois peuvent exprimer avec plus de précision leurs idées dans leur langue maternelle, le danois, plutôt qu'en anglais.

- L'éducation

La langue danoise n'est pas en danger dans les écoles publiques au primaire et au secondaire, où l'enseignement est offert en danois. De plus, l'État veut intégrer les immigrants à la société danoise en favorisant une formation linguistique destinée à leur faire apprendre la langue nationale. Il favorise aussi les initiatives qui ont pour résultat de promouvoir le danois.

Dans le domaine de l'enseignement universitaire, le danois est cependant en vive concurrence avec l'anglais. Cet enseignement semble être dans un état transitoire qui se dirige massivement vers l'anglais. Dans les faits, après avoir terminé leurs études, la plupart des diplômés se retrouveront sur le marché du travail dans un contexte danois et seront dans l'impossibilité de communiquer leur savoir dans leur langue. En travaillant au Danemark, il paraît peu avantageux, par exemple, pour un chirurgien vétérinaire ou un conseiller horticole, d'être formé en anglais et ne connaître que la seule terminologie anglaise.

Le problème réside dans l'enseignement supérieur. Le passage du tout-anglais dans les universités danoises bénéficie généralement d’un grand soutien de la part du gouvernement et d'une partie de la population, la plupart s’accordant sur la nécessité d’investir davantage dans l’anglais afin que les universités soient en mesure d’attirer les meilleurs chercheurs et étudiants étrangers. Pour cette raison, la plupart des universités ont des noms anglais ("Copenhagen Business School"; "John F. Kennedy Institute") ou bilingues danois-anglais ("Københavns Universitet / University of Copenhagen"). Dans ces conditions, les sites Internet sont généralement rédigés uniquement en anglais. Les partisans du tout-anglais croient que tout l'enseignement supérieur devrait passer à l'anglais et qu'il faut délaisser «la culture organisationnelle provinciale» dans les universités danoises afin d'accéder à la mondialisation qui est l'avenir des connaissances. Les offres d'emploi dans les universités danoises n'apparaissent pas en danois, mais uniquement en anglais, une loi pourrait intervenir et changer la situation au profit du danois.

Beaucoup de Danois considèrent que la langue nationale «est en train de dépérir dans les universités et les établissements d'enseignement». L'un des résultats est que la langue danoise est à la remorque de l'anglais dans la terminologie scientifique et technique. Par conséquent, l’anglais prend de plus en plus de place lorsque les chercheurs publient leurs travaux. De plus, les étudiants danois vont se retrouver sur le marché du travail en ignorant totalement les mots danois qu'ils n'ont jamais appris.

Cela étant dit, la langue danoise n'est pas vraiment en danger de disparition, mais elle se transforme rapidement et elle se transformera probablement encore davantage sous l'influence de l'anglais. Ce phénomène, l'anglais l'a lui-même connu sous l'influence du français entre le XIVe et le XVIIIe siècle, mais l'anglais était parlé par une population importante en raison de l'expansion de la Grande-Bretagne dans le monde. Ce n'est guère le cas au Danemark.

- Résumé

Au cours des dernières décennies, le paysage sociolinguistique au Danemark a considérablement changé. Le danois reste la langue nationale dominante, mais l’anglais s’est répandu en tant que langue véhiculaire dans le domaine de l’éducation, sur le lieu de travail, dans la culture populaire, dans les médias sociaux et dans de nombreux autres aspects de la vie quotidienne au Danemark. Ainsi, il est devenu normal que des films produits au Danemark le soient uniquement en anglais, avec le soutien de l'État.

Le Danemark n'a pas une politique linguistique très cohérente. S'il favorise une formation linguistique destinée à faire apprendre la langue nationale aux immigrants, il laisse de vastes secteurs de l'économie, de la science et de l'enseignement, se faire envahir par l'anglais aux dépens de la langue nationale qui d'ailleurs n'a aucun statut formel par la loi. Autrement dit, les locuteurs du danois ont adopté l'anglais dans les secteurs névralgiques de l'économie de leur pays en réduisant son apport dans les relations interpersonnelles. Ce faisant, le danois perd une partie de sa vitalité, car à long terme il risque d'être confiné aux communications informelles, comme une langue de second ordre. Le Danemark n'est pas seul dans ce cas, on peut mentionner d'autres pays qui sont sur cette voie: la Suède, la Norvège et, dans une moindre mesure, la Finlande.

La situation linguistique de cette catégorie des États souverains avec une majorité fragile ou vulnérable se caractérise par un bilinguisme volontaire qui tend à réduire de façon plus ou moins considérable le rôle de la langue majoritaire au profit d'une langue minoritaire ou étrangère apparemment plus attrayante parce que plus forte, soit le russe soit l'anglais en l'occurrence. Par inertie, une majorité fragile ou vulnérable peut en venir à participer à sa propre liquidation à long terme, mais en général les États touchés favorisent plutôt une situation de diglossie, c'est-à-dire une répartition des langues dans un rôle de dominance pour la langue forte et un rôle de subordination pour la langue nationale. Dans tous les cas, c'est la politique de la servitude volontaire des élites, qui prime pour des motifs apparemment économiques, mais avant tout pour servir leurs propres intérêts politiques ou pécuniaires. Le bilinguisme volontaire constitue un piège dans lequel s’engouffrent de nombreuses élites. Vécu au départ comme une richesse, le bilinguisme étendu à toute une société devient aussi un asservissement quand il se transforme en une diglossie, une langue en abaissant une autre, signe précurseur d'une plus grande vulnérabilité et d'une indéniable régression.

Dernière mise à jour: 30 janv. 2024

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Les majorités fragiles


Majorités fragiles 2 :
langue coloniale

 


Majorités fragiles 3:
États non souverains

 

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