République serbe |
Serbie 2) Données historiques |
Plan de l'article
1 L'Empire romain et Byzance 1.1 Les invasions germaniques 1.2 La culture cyrillo-méthodienne 2 La Grande Serbie 3 L’occupation ottomane (1389-1830) 4 Le royaume de Serbie (1882-1918) 5 La Yougoslavie monarchiste (1929) |
6 La Yougoslavie socialiste (1945) 6.1 Une république fédérale socialiste 6.2 La main de fer de Tito 6.3 La sous-représentation serbe 6.4 Le Mémorandum de 1986 6.5 Le renouveau du nationalisme avec Slobodan Milosevic 6.6 L'effet de repoussoir 7 La Yougoslavie nationaliste (1992) 8 Les États de Serbie-et-Monténégro (2003-2006) 9 La Serbie démantelée
|
Sur le territoire de la Serbie se trouvent plusieurs vestiges importants de la présence préhistorique des humains. À l'époque des débuts de l'histoire écrite, plusieurs anciens peuples d'origine indo-européenne, tels les Illyriens, les Thraces, les Daces et les Celtes, vivaient sur le territoire de la Serbie actuelle. Les premiers États mentionnés dans ce domaine se sont formés dans la période du IIIe au Ier siècle avant notre ère.
Plus tard, l'Empire romain et le royaume de Dacie se déployèrent dans la région des Balkans. Avec sa victoire sur les Daces, l'Empire romain se trouva à acquérir presque tout le territoire de la Serbie d'aujourd'hui, à l'exception de la Bačka située dans la plaine de Pannonie (voir la carte), entre le Danube et la Tisza, région qui resta gouvernée par les Sarmates.
Sous la domination romaine, le territoire de ce qui constitue la Serbie actuelle fut divisé entre les provinces romaines de la Dalmatie, de la Mésie et de la Pannonie, puis subdivisé en unités administratives plus petites, ce qui changea les frontières à plusieurs reprises: la Pannonie fut divisée en deux, puis en quatre provinces, tandis que la Mésie fut divisée en deux, ce qui occasionna la création de nouvelles provinces. La ville de Sirmium (aujourd'hui Sremska Mitrovica dans la province autonome de Voïvodine) devint le centre administratif de la majeure partie de la péninsule balkanique et de l'Europe centrale. Les populations illyriennes, thraces et daces se latinisèrent. |
1.1 Les invasions germaniques
L'attaque des Huns vers 375 de notre ère et l'abandon de vastes territoires à l'est de l'Elbe en Allemagne allaient permettre aux Slaves de s'y installer. C'est donc à partir de la fin du IVe siècle de notre ère que l'Empire romain fut confronté à ce qu'on a appelé les «invasions barbares», ce que les Allemands d'aujourd'hui désignent par le mot Völkerwanderung, c'est-à-dire «le déplacement des peuples». Il s'agit en fait de mouvements de populations de très grande ampleur et réalisés sur de longues durées. En se déplaçant vers l'ouest, ces peuples venus de l'est finirent par se heurter à la frontière romaine, militairement gardée et, poussés par d'autres peuples encore plus à l'est, ils tentèrent de la percer. Par un effet de dominos, les peuples germaniques durent fuir vers l'ouest de l'Europe.
C'est ainsi que les Vandales, les Alains et les Lombards pillèrent tous les villages des peuples germaniques de sorte qu'ils laissèrent le champ libre aux Slaves qui occupèrent une grande partie des pays illyriens et thraces romanisés dans les Balkans. D’après les historiens, le berceau d’origine des Slaves se trouverait sur le territoire de l'actuelle Pologne. Or, le sud de la Pologne fut plus tôt qu'ailleurs en Europe sous l’influence du royaume des Huns, dirigé par Attila (395-453). Avec la désintégration de l'Empire romain, la région de la Serbie actuelle fut gouvernée par les Byzantins, les Huns, les Ostrogoths, les Gépides, les Lombards et les Avars. Les Gépides formèrent leur royaume dans la partie nord du territoire de la Serbie actuelle, dont le centre était Sirmium (Sremska Mitrovica en Voïvodine). Avec les Avars, les Slaves immigrèrent également dans la région de la Serbie d'aujourd'hui, apportant la langue dans cette région, à partir de laquelle le serbe se développera avec le temps. Au fil du temps, les Slaves mélangèrent leurs gènes avec les descendants romanisés des occupants antérieurs des Balkans, d'où émergera la nation serbe moderne . |
On comprend que les Slaves n'aient eu d'autre choix que de fuir les envahisseurs pour émigrer dans la région actuelle de la République tchèque et de la Slovaquie dans les années 450-550. Par la suite, les Macédoniens et les Slovènes se présentèrent dans la région; ils furent suivis par d’autres groupes qui se différencieront plus tard comme des Croates et des Serbes, car à cette époque ceux-ci étaient appelés indifféremment «Croates» ou «Serbes». À partir du IXe siècle, plusieurs petits États slaves (Raska, Duklja, Zeta, etc.) virent le jour. En quelques siècles, les peuples slaves réussirent à s'imposer. La plupart des anciens occupants des Balkans latinisés ou germanisés s'assimilèrent aux Slaves et changèrent de langue.
1.2 La culture cyrillo-méthodienne
|
Au cours de cette période, les frères Cyrille, dit le Philosophe (ou saint Cyrille: 827-869), et Méthode (ou saint Méthode: 815/820-885), envoyés par l’Église de Byzance, introduisirent le christianisme dans la région et fondèrent la liturgie slavonne. Les deux missionnaires s'employèrent à diffuser la religion chrétienne en recourant à la langue slave vernaculaire et en inventant un alphabet pour l’écrire. Cyrille et Méthode voulurent remplacer l'alphabet grec dans le but de transcrire les nombreux sons du slavon fort différents de ceux du grec, afin d'en faire ensuite la traduction de la Bible. Pour simplifier, disons que c’est ainsi que fut créé l’alphabet cyrillique, dont la paternité revient à Cyrille, qui serait aussi l’inventeur de l’alphabet glagolitique utilisé dans la littérature slave au XIe siècle. Le premier monument écrit en cyrillique est l'Évangile de Miroslav, un manuscrit du prince serbe Miroslav datant de 1180. |
La mission culturelle cyrillo-méthodienne eut un impact significatif sur la plupart des langues slaves, car elle les a profondément marquées avec l'alphabet cyrillique. D'ailleurs, cet alphabet sert depuis plusieurs siècles à transcrire le russe, le bulgare, le serbe, l’ukrainien, ainsi que de nombreuses autres langues non slaves, notamment des langues turciques (langue altaïque) comme le kazakh et l'ouzbek.
De 1170 à 1196, Étienne Némania (Stefan Nemanjić en serbe), fondateur de la dynastie des Nemanjić, régna sur la principauté de la Raška (ou Rascie en français) et unit la Zeta (le futur Monténégro) à la Raška (la future Serbie). La Serbie commençait alors une nouvelle ère non seulement pour cet État naissant, mais pour tous les Balkans. En effet, après la quatrième croisade de1202, l'Empire byzantin s'effondra pour laisser la place à
de nouveaux États. Les Balkans furent divisés en deux: d'un côté les États dans la continuité de Byzance, c'est-à-dire la Serbie et la Bulgarie, et de l’autre, les nouveaux États des croisés latins, autour de l'Empire latin de Constantinople. C'est ainsi que
l’héritage catholique favorisa l’alphabet latin avec le croate, le polonais, le tchèque, le slovaque, le slovène, le sorabe et le cachoube (Pologne), alors que l’héritage du monde orthodoxe
privilégia l’alphabet cyrillique avec le serbe, le russe, le biélorusse, l'ukrainien, le bulgare, le ruthène et le macédonien.
2.1 L'Église autocéphale orthodoxe En 1219, l’évêque Sava fonda l'Église autocéphale orthodoxe serbe à l’époque de l’installation de la première grande dynastie serbe qui connut son apogée lors du règne du tsar Stefán IX Dušan (1331-1355). Les Serbes réussirent à unir leur royaume au XIIe siècle; la Serbie englobait alors la Bosnie-Herzégovine, la Slavonie (partie orientale de la Croatie) et le Kosovo, mais pas la Voïvodine qui restera hongroise jusqu'en 1529. |
Compte tenu de l'état de l'Empire byzantin, le tsar Dušan (ou Étienne Douchan en français) créa un nouvel empire chrétien orthodoxe afin de résister aux Turcs musulmans. Les Grecs le considérèrent comme le défenseur de l'orthodoxie religieuse. Depuis cette époque glorieuse — du moins dans la mémoire serbe —, l’État serbe et l’Église orthodoxe furent toujours historiquement et politiquement liés.
2.2 L'importance du Kosovo
Cette période de l’histoire médiévale serbe est une époque de référence culturelle extrêmement importante pour les Serbes, car elle a servi à forger une grande partie de leur identité culturelle. De nombreux monastères orthodoxes, témoins historiques de l’héritage serbe, furent construits en Serbie, principalement dans l’actuel Kosovo. Par exemple, la ville serbe de Novo Brdo, près de l'actuelle Pristina, comptait 50 000 habitants au XIVe siècle, alors Londres comptait 80 000 habitants. À cette époque, la population du Kosovo était serbe dans une proportion de 99%. Belgrade comptait 100 000 habitants au XVe siècle, c'était la plus grande ville d'Europe et le centre culturel de la Serbie. Smederevo, une ville proche de Belgrade, était la capitale de la Serbie avant de tomber sous l'Empire ottoman.
Évidemment, aux yeux des Serbes d’aujourd’hui, l’abandon du Kosovo, considéré comme le foyer religieux du peuple serbe, équivaut à un acte hérétique, ce qui constitue pour les Serbes un argument de poids pour légitimer leur contrôle dans cette région. Toutefois, ils semblent oublier que des milliers d’Albanais habitaient déjà le Kosovo avant que les Serbes de l’époque se l’approprient et soumettent durement la population locale. En 1354, à la mort de Stefan Uroš V (ou (ou Étienne Ouroche en français), l'Empire serbe allait être partagé par des généraux serbes, ce qui allait favoriser l'Empire ottoman.
L’Empire serbe s’effrita lorsque l’Empire ottoman commença à conquérir, dès la fin du XIVe siècle, les Balkans, dont la Macédoine et la Bulgarie en 1396. En 1389, après la défaite de Kosovo Polje (près de Pristina), la Serbie passa sous la juridiction des Ottomans. La victoire des forces ottomanes allait permettre l’occupation complète du territoire serbe jusqu’au XIXe siècle (voir la carte de l’Empire ottoman). Après la conquête ottomane, tout signe de l'État serbe disparut. Même avant l'établissement définitif du régime du sultan, ce qui représentait autrefois un État serbe indépendant, que ce soit un royaume ou un empire, fut divisé entre les dirigeants régionaux. Au cours du règne du dernier tsar de Serbie et dernier dirigeant de la lignée des Nemanjić, Stefan Uroš V Nejaki (1336-1371), le gouvernement serbe n'existait presque plus et, après sa mort, les dirigeants des unités administratives commencèrent à se battre pour la suprématie et l'expansion de leurs propres territoires.
3.1 L'islamisation des Albanais et d'une partie des Serbes
Les Albanais du Kosovo,
qui étaient à cette époque minoritaires, étaient tous chrétiens, soit catholiques soit orthodoxes; ils se sont battus aux côtés des Serbes contre l’ennemi ottoman. Les dernières villes serbes, Smederevo et Belgrade, tombèrent aux mains des Ottomans en 1459.
Par la suite, les Serbes quittèrent massivement le Kosovo, laissant ainsi la place aux albanophones de l'Albanie. Dès lors, l’administration ottomane s'empressa d’islamiser les Albanais. Les vaincus, qu’il s’agisse des Albanais ou des Serbes, pouvaient accéder à des postes élevés à la condition de se convertir à l’islam. Tout au long des cinq siècles d’occupation, des milliers d’Albanais et aujourd’hui des Kosovars ainsi qu'un certain nombre de Serbes (aujourd’hui les Bosniaques et/ou Serbes islamisés), particulièrement dans la région du Sandjak, sont ainsi passés à l’islam. Le Sandjak fit partie de l’Empire ottoman jusqu'à la guerre des Balkans de 1912. À la fin du XVe siècle, le Monténégro passa également sous administration ottomane. Aujourd’hui, l’identité de la région du Sandjak repose encore sur la composition ethnoconfessionnelle de sa population : 60 % de ses 550 000 habitants sont musulmans. Quant au Monténégro, contrairement à la Serbie, il bénéficia d’une autonomie de fait jusqu’à son indépendance en 1878. |
Évidemment, l’occupation ottomane fut considérée par les Serbes comme une période de terreur pendant laquelle la souffrance serbe aurait été à son comble, ce qui fut exact. Non seulement les Ottomans contrôlèrent la région pendant cinq siècles, mais ils «ramassèrent» les autochtones, c’est-à-dire les Serbes et les Albanais, qui devaient ensuite servir sur les champs de bataille du sultan. Par contre, ceux qui acceptaient d’être islamisés volontairement échappaient au «ramassage» des terribles janissaires turcs, mais aussi à certains impôts et pouvaient même accéder à des postes administratifs. Si la plupart des Serbes, à l’exception de ceux qui sont devenus des Bosniaques, se sont opposés à cette islamisation «volontaire», les Albanais du Kosovo, quant à eux, l’ont presque tous subie, beaucoup plus que partout ailleurs dans l'Empire.
Il faut souligner que les autorités ottomanes, sauf à la toute fin de l'Empire, ne cherchèrent jamais à assimiler les peuples conquis. On pourrait même affirmer que, pour l'époque, la domination ottomane était remarquable par son libéralisme à l'égard des pays occupés, auxquels elle autorisait à la fois les traditions, la langue et la religion. De plus, de vastes territoires bénéficiaient d'une grande autonomie. Tout en assurant la primauté à la religion musulmane, le gouvernement ottoman reconnaissait aux chefs des Églises chrétiennes des pouvoirs de justice et de police. Les sultans ne tentèrent jamais d'islamiser ou de turquiser de force leurs sujets chrétiens ou juifs, ce qui ne les a pas empêchés de recourir à des «incitatifs».
3.2 L'apport des turquismes dans la langue
On comprendra aussi que l’occupation ottomane fut déterminante non seulement pour l’histoire du peuple serbe, mais aussi pour sa langue. En effet, le serbe — de même que le croate — a emprunté au turc ottoman des milliers de mots qui font maintenant partie du vocabulaire courant des Serbes, des Bosniaques et des Croates. Les contacts linguistiques intensifs et directs commencèrent au XIVe siècle lorsque les Turcs ottomans conquirent les territoires des Balkans où vivaient les peuples slaves du Sud. Les emprunts lexicaux au turc ottoman sont appelés des «turquismes». Dans l'Empire ottoman, la langue turque avait subi l'influence massive de l'arabe coranique et du persan. La langue officielle de l’Empire était ce qu'on pourrait appeler le «turc ottoman», dont la caractéristique était une variété linguistique savante faite d'un mélange d'arabe, de persan et de turc. Cette langue «turque ottomane», passablement artificielle, n’était écrite et parlée que par l'élite ottomane, car elle était quasiment incompréhensible par l'ensemble de la population turcophone rurale vivant à l'intérieur des frontières de l'Empire. On estime qu'environ 3000 turquismes sont utilisés dans la langue serbe moderne, ainsi qu'en croate, en bosniaque ou en monténégrin.
|
La plupart des turquismes ont une origine dialectale, mais la langue serbe (ou serbo-croate) a reçu de manière disproportionnée plus de mots par les contacts directs des locuteurs entre eux que par l'importance des documents écrits. La grande influence de la langue turque ottomane dans certaines régions est causée par le fait qu'elle a duré jusqu'à la libération du sud de la Serbie par la guerre serbo-turque de 1877-1878. Les turquismes ont été adoptés dans ces régions en partie en raison de la proximité phonétique avec le lexique turc ottoman d'origine.
La liste des emprunts dans le tableau de gauche ne représente qu'une petite quantité des turquismes (seulement 20), mais ils indiquent aussi que ce sont des mots courants de la vie quotidienne, dont l'origine première peut être de l'arabe aussi bien que du turc ottoman parce que celui-ci avait puisé des mots de l'arabe. Nous pouvons aussi constater que certains termes français proviennent aussi de la même origine. Par exemple, le mot «café» vient du turc kahvé (< l'arabe qahwa). Si «kiosque» et «yogourt» viennent du turc, «sucre», «islam» et «mosquée» sont issus de l'arabo-persan (sukkar, Alʾislām, masdjid). Ces quelques exemples illustrent l'interconnexion entre les langues dans l'histoire des emprunts. |
Avec le départ des Ottomans des Balkans ainsi que le renforcement de l'État et de l'indépendance nationale, la guerre allait être déclarée contre l'emploi des turquismes en Serbie. L'intelligentsia serbe voulut expulser les «intrus lexicaux» de leur langue, qui rappelaient l'époque de l'esclavage. Aujourd'hui, les turquismes ne font plus l'objet de controverses, car ils représentent des réalités dont le processus de remplacement est depuis longtemps terminé. Bref, les turquismes ont constituent également un apport positif dans la mesure où ils ont contribué à enrichir la langue serbe qui les a intégrés dans son système phonétique et grammatical.
3.3 L'islam balkanique
Ce sont les Ottomans qui ont importé l'islam dans les Balkans, souvent par des mesures coercitives, notamment chez les Albanais du Kosovo et les Bosniaques du Sandjak et de la Bosnie-Herzégovine. Cependant, l'islam balkanique est toujours demeuré assez éloigné, par exemple, de l'islam saoudien ou de l'islam persan, les différences entre eux étant aussi grandes aujourd'hui qu'entre le catholicisme espagnol et le protestantisme scandinave.
Dans les Balkans, l'islamisation «à l'ottomane» comprenait de nombreux apports chrétiens et slaves, où se mêlaient à la fois les cultures d'origine, les dogmes islamiques, les croyances populaires slaves, etc. Bref, l'islamisation des Balkans ne fit pas disparaître les traditions slaves et certains rites chrétiens. L'islam du Kosovo, de la Bosnie ou de l'Albanie devint un islam eurobalkanique plus modéré que dans le reste de l'islam.
Néanmoins, cet islam fut toujours mal perçu par la plupart des Serbes orthodoxes qui considérèrent les Albanais et les Bosniaques comme des «renégats» et des «traîtres» qui avaient renié leur foi. Ce sentiment antimusulman existe encore aujourd'hui et explique pourquoi la guerre de 1992 en Bosnie-Herzégovine (contre les Bosniaques) fut si violente, bien qu'elle ne soit pas davantage justifiable. Pourtant, étant donné que ce changement de religion s'est passé généralement depuis quelques siècles, les musulmans d'aujourd'hui n'y sont strictement pour rien. |
Au cours du XIXe siècle, les Serbes tentèrent de s’opposer aux Ottomans lors d’une première insurrection en 1804, puis d’une seconde en 1815. Mais ce n’est qu’en 1912-1913, lors des guerres balkaniques, que les Ottomans furent définitivement chassés de la région. La plupart des colons ottomans retournèrent en Turquie, mais il subsiste encore aujourd’hui une petite communauté turcophone au Kosovo de quelque 12 000 à 15 000 personnes. Ces turcophones vivent dans les environs de Prizren, de Mamusa, de Gnjilane et de Pristina (capitale). Les Turcs, les Bosniaques et les Albanais pratiquent à des degrés différents la même religion, il y a eu entre eux de nombreux mariages mixtes.
L'autonomie de la Serbie fut officiellement reconnue en 1830, mais deux dynasties (les Karadjordjevic et les Obrenovic) se disputèrent le trône de Serbie jusqu’en 1903. Pendant ce temps, la personnalité de Vuk Stefanović Karadžié (1787-1864), un philologue et linguiste serbe, marqua profondément l'histoire des Serbes. Ce fut le père fondateur de la langue littéraire serbe moderne. Karadžié épura la langue serbe du vieux slavon et fit adopter une langue littéraire moderne, dont il codifia la grammaire et rassembla le lexique. La langue que Karadžié a définie comme serbe était en réalité le parler des paysans de l'Herzégovine. Le serbe devint la langue officielle en 1868, mais Vuk («le Loup») trouva le moyen de serbiser les Croates de Bosnie-Herzégovine et ceux de la côte adriatique.
4.1 L'indépendance de la Serbie
En 1875, la Serbie et le Monténégro soutinrent les Serbes de Bosnie-Herzégovine contre l’Autriche qui lorgnait alors la Bosnie-Herzégovine. Puis, en 1878, le congrès de Berlin proclama l'indépendance de la Serbie et du Monténégro. Mais les Serbes restèrent dispersés dans plusieurs États, puisqu'ils habitaient dans les territoires contrôlés par l’Empire ottoman ou par l’Empire austro-hongrois (en Bosnie-Herzégovine) ainsi que dans la principauté de Serbie. Dans la Bosnie-Herzégovine de 1875, il y avait environ 500 000 Serbes orthodoxes, 200 000 Croates catholiques et environ 450 000 musulmans. Ces derniers, dans leur immense majorité, étaient des Slaves, plus précisément des Serbes convertis à l’islam. La Bosnie-Herzégovine fut l'une des régions de l’Empire ottoman où la conversion fut la plus intense sans que l’on sache vraiment pourquoi, mais, quelles que soient leur origine et leur religion, tous les habitants de la Bosnie-Herzégovine parlaient la même langue, le serbe.
La principauté de Serbie avait retrouvé son indépendance en 1878, mais sans le Kosovo ni la Bosnie-Herzégovine, qui étaient restés sous la tutelle ottomane. La principauté devint le «Royaume de Serbie» en 1882, et ce, jusqu'à la Première Guerre mondiale. Plusieurs années avant l'indépendance de la Serbie avait eu lieu l'accord de Vienne en 1850. C'est à cette époque du royaume de Serbie qu'est apparue la langue serbo-croate prônée par les linguistes, en particulier le Serbe Vuk Karadžić et le Croato-Slovaque Ljudevit Gaj. Cet accord de plusieurs linguistes et écrivains portait sur la décision d'unifier les langues serbe et croate, et notamment leurs écritures, l'une cyrillique, l'autre latine. Il s'agissait sans nul doute d'une réaction contre l'autoritarisme des Habsbourg, qui dirigeait alors l'empire multilingue de l'Autriche-Hongrie. Cependant, ce ne sont pas tous les Serbes ni tous les Croates qui souscrivirent à cette idéologie, et ce, d'autant plus que la Serbie se vit renforcée comme place forte du nationaliste slave dans les Balkans. Évidemment, les Serbes voulurent quitter l'Empire austro-hongrois, mais aussi les Croates, les Musulmans (la nationalité bosniaque désignée avec une majuscule initiale) et les Slovènes. Dans les faits, les Albanais furent totalement laissés pour compte, y compris les Bosniaques, car ils faisaient encore partie de l'Empire ottoman. Ils étaient islamisés, mais ils avaient conservé leur langue, soit l'albanais, soit le bosniaque, soit le serbe, voire le croate. Outre les Serbes, seuls les Bulgares et les Macédoniens demeurèrent orthodoxes et bulgarophones. |
4.2 La revendication du Kosovo par la Serbie
À la fin du XIXe siècle, la décadence de l'Empire ottoman, conjuguée au renouveau national serbe, croate et bulgare fit fréquemment du Kosovo un véritable champ de bataille. Au moment de la création de l’État albanais en 1912, l’Albanie revendiqua le Kosovo, mais c’est la Serbie qui, grâce à la pression de la Russie, obtint gain de cause auprès des grandes puissances européennes. Le Kosovo et la Macédoine firent ainsi partie de la Serbie aux dépens de l'Albanie et de la Grèce.
Le royaume de Serbie faillit bien disparaître au cours de la Première Guerre mondiale. En 1918, la Serbie obtint finalement la formation d'un vaste royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. Ce royaume réunissait, sous la dynastie serbe des Karađorđević, des contrées jusque-là séparées par l'histoire, c'est-à-dire, outre la Serbie elle-même, le royaume de Monténégro, le royaume de Croatie-Slavonie, la Bosnie-Herzégovine, la Dalmatie, ainsi qu'une partie de la Carniole (aujourd'hui en Slovénie) et de la Styrie (aujourd'hui en Autriche) à l'ouest et quelques autres fragments de territoires. Toutefois, au moment de sa création, le nouvel État, sur 12 millions d’habitants, comprenait seulement 38,8 % de Serbes orthodoxes (y compris les Monténégrins), 23,7 % de Croates catholiques, 8,5 % de Slovènes catholiques, auxquels s’ajoutaient 12 % de musulmans bosniaques et 16 % de minorités non slaves (Allemands, Hongrois, Albanais, Roumains, Turcs, Italiens, Tsiganes, Juifs, etc.). Les autres nationalités, les Croates, les Slovènes se rebiffèrent plus ou moins massivement contre l’arrogance serbe. Dans ces conditions, il devenait difficile pour les Serbes d'administrer un territoire fondé sur une grande diversité de peuples aux origines différentes. |
4.3 Le royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (1918-1929)
La déclaration de Corfou du 1er juillet 1917 avait lancé le projet de l'union des Slaves du Sud. Cette union fut proclamée le 1er décembre 1918 par le régent, le prince Alexandre (en serbe latin: Aleksandar Karađorđević). Les Croates et les Slovènes et les Croates avaient consenti à se fondre dans le nouveau royaume, de même que les Monténégrins, afin d'échapper aux prétentions impérialistes de l'Italie. Ce fut donc sans enthousiasme que les Croates, les Slovènes, les Macédoniens et les Monténégrins acceptèrent le leadership serbe. Avec trois religions, deux alphabets, quatre langues et encore plus de nationalités, le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes apparut plutôt fragile, car jamais ses peuples n'avaient cohabité auparavant. Le nouveau royaume engloba les anciennes provinces de la Croatie, de la Dalmatie, de la Bosnie, de l'Herzégovine, de la Slovénie, de la Voïvodine et du Monténégro indépendant. Mais la vie politique resta dominée par l'antagonisme des élites serbes (orthodoxes) et croates (catholiques): les premières, considérant le nouvel État comme une extension de la Serbie, imposèrent un régime centralisé; les secondes, attachées à la défense de l'identité croate déjà menacée dans le cadre austro-hongrois, réclamèrent une large autonomie. Quant aux minorités parfois importantes, telles que les Albanais et les Hongrois, elles n’avaient aucun droit de cité. De plus, le nouvel État regroupait des populations de traditions religieuses, politiques et culturelles diverses. |
Sur un total de 12 millions d'habitants, les Serbes représentaient 38,8 %; les Croates, 23,7 %; les Slovènes, 8,5 %, sans oublier les minorités non slaves, tels les Albanais, les Allemands, les Hongrois, les Roumains, les Turcs, les Italiens, les Macédoniens, etc., qui comptaient pour 16,5 %. Le discours officiel présentait les Macédoniens comme des «Serbes du Sud». En même temps, les Serbes et les Croates se disputaient l’allégeance des Bosniaques de la Bosnie-Herzégovine. Le royaume prit fin en 1929 lors d’un coup d’État militaire réussi par Alexandre 1er. Ce dernier suspendit alors la Constitution du «royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes» et proclama la première Yougoslavie.
Le terme «Yougoslavie» signifie en serbo-croate le «pays des Slaves du Sud». Il y eut trois Yougoslavies: la Yougoslavie monarchiste (1929-1941), la Yougoslavie titiste (1945-1992) appelée République fédérative socialiste de Yougoslavie et la Yougoslavie de 1992 à 2003, nommée République fédérale de Yougoslavie.
5.1 Une nation yougoslave unifiée
Le roi Alexandre Ier supprima toutes les instances politiques du royaume pour laisser la place à un régime centralisé et policier appuyé par l'armée, ce qui fut perçu comme le triomphe de l'hégémonie serbe sur le pays. Le 3 octobre 1929, le pays fut renommé «royaume de Yougoslavie» et redécoupé de façon à occulter les anciennes frontières historiques.
Le royaume fut divisé en neuf nouvelles provinces appelées banovines (ou banat): la Drave (ou Drava), la Save (ou Sava), le Vrbas, le Littoral (ou Primorska), la Drina, le Danube (ou Dunavska), la Morava (ou Moravska), la Zeta et le Vardar. Ces territoires furent découpés selon des critères strictement géographiques de façon à supprimer les frontières ethniques. Bien que le roi ait voulu imposer l’idéologie d’une nation yougoslave unifiée, il n'a pu supprimer la grande diversité des nationalités. Dépourvu d’une base solide, le roi tenta d’améliorer ses appuis en dotant le royaume d’une constitution en septembre 1931. Cette dernière confiait au souverain l’essentiel du pouvoir législatif, en interdisant les anciens partis politiques et en restreignant les libertés publiques. L'article 3 de la Constitution déclarait que «la langue officielle du Royaume est le serbo-croate-slovène» ("Службени језик Краљевине је српско-хрватско-словеначки"). |
5.2 La radicalisation du nationalisme
Toutefois, le nationalisme des Croates, des Albanais et des Macédoniens se radicalisa. Le royaume de Yougoslavie fut confronté à la résistance armée dans le banat (banovine) du Vardar, essentiellement les Albanais du Kosovo et les Macédoniens favorables au rattachement à la Bulgarie. Les insurrections furent durement réprimées; les familles des insurgés, déportées dans des camps d’internement; leurs propriétés, confisquées. Les représentants politiques albanais déploraient des milliers de victimes, probablement près de 100 000 (mais moins de 5000 de la part des autorités).
Le roi Alexandre Ier entreprit alors de «désalbaniser» le banat du Vardar (le Kosovo) en encourageant les Albanais à partir et en favorisant l'installation de familles serbes et monténégrines. Face au durcissement du roi, les Croates préparèrent son assassinat avec l'aide de l'organisation nationaliste et terroriste croate, l'Oustacha, fondée en 1929 par Ante Pavelić. Voici une note rédigée en 1934 par Robert Schumann (1886-1963), alors simple député français (qui deviendra ministre des Affaires étrangères en 1947):
Sans être officiellement avouée, la censure des lettres et de la presse fonctionne avec une rigueur extrême.
L'usage des mots «slovène» et «croate» est, d'une façon générale, interdit; il faut dire «yougoslave». Les circonscriptions administratives ont été complètement bouleversées, afin d'effacer le souvenir des frontières historiques et ethniques. Toutes les fonctions quelque peu importantes sont réservées aux Serbes. Sur 200 généraux, il y a deux Croates, dont l'un est en mission en Albanie. Un seul diplomate en vue est croate. En Bosnie, ont été mis d'office à la retraite, sous prétexte d'économies, 30 magistrats, dont 29 Croates. Parmi les jeunes candidats, la préférence est toujours donnée aux Serbes. Les instituteurs et les institutrices croates sont en grand nombre envoyés en «Vieille Serbie» [Kosovo] et en Macédoine, dans une région de religion et de culture absolument différentes. Les quelques Croates et les plus nombreux Slovènes qui sont au service du régime ont été gagnés par l'appât d'avantages personnels. La police est entièrement serbe; copiée sur la police tsariste, elle est redoutable par l'organisation de la délation [...]; par les tortures infligées aux prisonniers qui refusent de dénoncer leurs amis, par l'arbitraire et la sévérité, sans recours possible devant les tribunaux judiciaires. |
Lors d'un voyage officiel en France en 1934, Alexandre Ier fut effectivement assassiné à Marseille par un nationaliste bulgare, membre de l'Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne. L’héritier au trône, Pierre II de Yougoslavie, étant mineur, une régence fut instituée et dirigée par le prince Paul Karadjordjević. En 1937, un historien serbe, Vasa Čubrilović (1897-1990) fit parler de lui dans un rapport dans lequel il préconisait des solutions «radicales» pour les minorités ethniques, notamment les Albanais du Kosovo. En 1941, le régent Paul signa une alliance avec l'Allemagne nazie, ce qui occasionna un coup d'État de la part des officiers favorables aux Alliés. En représailles, Hitler fit alors envahir la Yougoslavie qui capitula le 17 avril 1941. Le roi Pierre II s'exila à Londres avec sa famille.
5.3 Le démantèlement de la Yougoslavie
Le IIIe Reich démantela aussitôt la Yougoslavie qui fut partagée entre les vainqueurs de la guerre en fonction de leurs intérêts stratégiques ou de leurs prétentions nationales.
Les Allemands occupèrent la Serbie réduite à ses frontières de 1912 et annexèrent la Slovénie du Nord; ils créèrent une Croatie indépendante alliée, incluant la Bosnie-Herzégovine. Les Italiens occupèrent la Slovénie du Sud, la Dalmatie, le Monténégro, l'Albanie, le Kosovo et une partie de la Macédoine qu'ils annexèrent en une Grande Albanie (voir la carte albanophone).
Ce fut là une courte période pendant laquelle le Kosovo fut rattaché à l'Albanie, elle-même gouvernée par l'Italie fasciste de Mussolini. L’Allemagne nazie mit même sur pied une division SS albanaise employée à «nettoyer» les Serbes du territoire. Beaucoup de groupes kosovars en profitèrent pour massacrer les Serbes qui quittèrent progressivement la région pour remonter vers le nord. On comprendra pourquoi, pour les Albanais du Kosovo, leur province fait théoriquement partie de la «nation albanaise» et non de la Serbie. La Hongrie annexa à son territoire la Voïvodine, ainsi que d'autres régions limitrophes. Enfin, la Bulgarie annexa la partie orientale de la Macédoine. L'«État croate indépendant» fut l'Oustacha, alors qu'Ante Pavelić y instaurait un régime fasciste d'une extrême brutalité, déclenchant une spirale de violence. En Serbie, le gouvernement serbe fut confié par les Allemands à un collaborateur, le général Milan Nedić. L’Allemagne nazie eut à faire face à deux mouvements de résistance importants: les tchetniks (nationalistes serbes) du colonel royaliste Draza Mihajlović et les partisans du chef communiste croate Josip Broz, dit Tito. En 1943, les Alliés décidèrent de ne plus aider les tchetniks (nationalistes serbes) au profit des partisans communistes de Tito. Aidés par l’Armée rouge, les titistes finirent par l'emporter sur les divisions allemandes, libérant Belgrade en 1944 et Zagreb en 1945, ensuite la majeure partie du pays. |
La Seconde Guerre mondiale, qui fit de très nombreuses victimes serbes, contribua à alimenter l’image d’un «petit peuple martyr de l’histoire». Durant la guerre, plus de 167 000 personnes trouvèrent la mort en Serbie, dont plus de 67 000 «partisans», 69 000 «tchetniks» et plus de 20 000 juifs.
Pendant ce temps, Josip Broz dit Tito, un Croate, organisait un mouvement de résistance. Désignées sous le nom de partisans, ses troupes devinrent les protagonistes d'une vigoureuse campagne de guérilla. Progressivement, les partisans commencèrent à libérer le territoire yougoslave. Le 29 novembre 1943, Tito proclamait unilatéralement la Fédération démocratique de Yougoslavie, un État d'allégeance communiste. En mai 1945, les Partisans communistes étaient devenus les seuls maîtres de la Yougoslavie réunifiée.
Rompant avec le centralisme d'avant-guerre, la Yougoslavie devint en janvier 1946 une République populaire fédérative (puis la République socialiste fédérative à partir de 1963) composée de six républiques: la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Slovénie et la Serbie (voir la carte 2 de l’ex-Yougoslavie). En raison de son poids historique considérable, Tito fut même nommé président à vie. Seul au pouvoir, il commença alors un long règne qui dura trente-cinq ans. |
6.1 Une république fédérale socialiste
La République fédérale socialiste de Yougoslavie avait prévu quelques dispositions constitutionnelles au chapitre de la langue. Dans la Constitution de 1963, seuls deux articles mentionnaient nommément les langues:
Article 42 1) Les langues des peuples de Yougoslavie et leurs écritures sont égales. 2) Les membres du peuple yougoslave ont, conformément à la loi de la République, le droit de recevoir leur instruction dans leur propre langue sur le territoire d'une autre république. 3) Exceptionnellement, dans l'armée populaire yougoslave, le commandement, la formation militaire et l'administration sont donnés en serbo-croate. Article 131 |
Il faut retenir à l'article 42 que le serbo-croate devait servir de façon exceptionnelle comme langue de commandement dans l'armée yougoslave, mais ce n'était pas la langue officielle de la fédération. De fait, l'article 131 énonce que les lois fédérales devaient être publiées «dans les langues des peuples de Yougoslavie», c'est-à-dire en serbo-croate ("srpsko hrvatskom") ou en croato-serbe ("hrvatsko srpskom"), en slovène ("slovenačkom") et en macédonien ("makedonskom"). Bref, il y a trois langues plus égales que les autres parmi «les langues des peuples de Yougoslavie» : le serbo-croate, le slovène et le macédonien. Les autres langues étaient considérées comme les «langues des nationalités».
La nouvelle
Constitution
yougoslave de 1974 compte sept
articles portant sur «les langues des peuples de la Yougoslavie», mais
c'est l'article 243 qui diffère le plus par rapport à la Constitution de 1963:
Article 243 1) Conformément à la Constitution de la RFSY, l'égalité des langues et des alphabets des peuples et des nationalités de la Yougoslavie est assurée dans les forces armées de la République fédérative socialiste de Yougoslavie. 2) Conformément à la loi fédérale, l'une des langues des peuples de la Yougoslavie peut être utilisée dans le commandement et l'entraînement militaire de l'armée populaire yougoslave, et en partie dans les langues des peuples et des nationalités. |
Aucune langue n'est mentionnée dans cette constitution, alors que pour l'armée il est déclaré que «l'une des langues des peuples de la Yougoslavie peut être utilisée dans le commandement et l'entraînement militaire».
Dans les faits, l'État fédéral devait employer le serbo-croate pour les Serbes (en cyrillique) et le croato-serbe pour les Croates (en alphabet latin), ainsi que, selon le cas, le slovène et le macédonien, pour communiquer avec les peuples de la Yougoslavie. Toutefois, la pratique a révélé que l'État fédéral communiquait parfois en albanais et en hongrois dans les zones où étaient concentrées ces nationalités. Les faits ont aussi démontré que l'État fédéral ne respectait pas toujours les prescriptions constitutionnelles.
Les républiques et les régions autonomes (Vojvodine et Kosovo) avaient leur propre constitution et légiféraient en matière de langue; elles pouvaient reconnaître des langues sans statut au niveau fédéral. Il s'agissait donc de législations autonomes de celles du gouvernement fédéral, mais les unes et les autres demeuraient généralement compatibles et relativement harmonisées. À part la région autonome de la Vojvodine, tous les autres États ne comptaient qu'une langue officielle sur l'ensemble du territoire, ce qui n'empêchait pas certaines langues des «nationalités» d'obtenir localement un statut co-officiel, notamment dans les collectivités autonomes. Ce statut de co-officialité n'impliquait ni l'État fédéral ni une république, mais une commune ou une municipalité.
6.2 La main de fer de Tito
En raison de l’indépendance d’esprit de Tito, Joseph Staline et le Kominform (Parti communiste) finirent par condamner la Yougoslavie en 1948, mais ne purent évincer Tito du pouvoir. Tout en conservant le principe du parti unique, la Yougoslavie s'éloigna alors du modèle soviétique et développa un système d'autogestion en accordant aux républiques une autonomie considérable. Se méfiant des nationalismes ethniques, Tito opéra une série de réformes dans les années soixante et soixante-dix pour accorder plus d’autonomie aux six républiques fédérées ainsi qu’aux deux provinces de la Serbie. Sous la main de fer du maréchal Tito, le nationalisme serbe fut habilement neutralisé. En effet, le découpage des frontières yougoslaves ne permettait pas le regroupement du peuple serbe dispersé dans les républiques de Serbie, de Croatie et de Bosnie-Herzégovine. La frustration des Serbes grandit encore plus lorsqu’ils constatèrent que la Constitution yougoslave de 1974 accordait un statut d’autonomie à deux «provinces serbes», le Kosovo et la Voïvodine, lesquelles bénéficiaient de presque autant de droits que leur république, d’une représentation égalitaire dans les organismes fédéraux et d’un droit de veto sur les lois de la Serbie. |
6.3 La sous-représentation serbe
Ces mesures furent perçues par les Serbes comme une politique délibérée visant à les sous-représenter au sein de la fédération: ils ne comptaient que pour une partie sur huit entités fédérées alors qu’ils représentaient de 36 % à 42 % (selon les époques) de la population du pays. D’ailleurs, Tito aurait maintes fois affirmé qu’il préconisait «une Yougoslavie forte avec une Serbie faible». Les nationalistes serbes expliquent aujourd’hui les politiques de Tito par ses origines croates. Toutefois, Tito dut constamment s'appuyer sur les Serbes (de Bosnie-Herzégovine et du Monténégro) pour exercer sa politique yougoslave et, de peur d'être accusé de favoritisme, il écarta délibérément les Croates aux principaux postes de pouvoir. À la veille de la «seconde Yougoslavie», l'historien Vasa Čubrilović (1897-1990) fit encore parler de lui en écrivant en 1944 ces propos sur les minorités :
Ce n'est pas tant par leur nombre que nos minorités sont dangereuses que par leur position géopolitique, et par les liens avec leurs peuples de rattachement, qui sont nos voisins... Seule la pureté ethnique peut assurer la paix et le progrès de la Yougoslavie démocratique et fédérée. [...] La solution de la question des minorités par expatriation est facile à réaliser en temps de guerre, comme maintenant. Les peuples qui seront brimés sont en effet, dans la guerre actuelle, nos adversaires [...] et nous n'avons pas de prétentions territoriales à leur égard, à l'exception de l'Italie; c'est pourquoi nous pouvons, en tant que vainqueurs, exiger qu'ils reprennent leurs minorités que nous allons expatrier de notre État.
Les Allemands, les Hongrois, les Albanais, les Italiens et les Tsiganes méritent tous, par principe, de perdre tous leurs droits civiques... Il en va de même pour les Albanais en «Vieille Serbie» [Kosovo] et en Macédoine. Cependant, dans la solution du problème des minorités, nous devons à tout prix conquérir ethniquement la Batchaka, le Kosovo et la Metohija; c'est pourquoi il faut chasser quelques centaines de milliers de Hongrois et d'Albanais [...] J'ai déjà souligné l'importance de l'«élimination» des minorités au cours des opérations de guerre. Pour chasser les minorités de notre État, le rôle le plus important est celui de l'armée; elle doit y faire usage de ses armes. [...] Nous n'aurons peut-être plus jamais une telle occasion pour rendre notre État ethniquement tout à fait nôtre [...] et si mon rapport contribue si peu que ce soit à cet objectif, il aura rempli sa tâche. |
Cependant, les propositions de Čubrilović ne furent jamais entièrement acceptées par le gouvernement de Tito, ce qui n'a pas empêché certaines exactions et expulsions à l'encontre des Allemands et des Italiens, puis des Albanais et des Turcs. On a souvent affirmé aussi que la Yougoslavie titiste était caractérisée par la «dictature des minorités». C'était sûrement une façon pour Tito de neutraliser les Serbes, surtout ceux de la Serbie.
6.4 Le Mémorandum de 1986
Les années 1980 furent marquées à la fois par la stagnation économique, par l'affirmation chez les Albanais du Kosovo d'un nationalisme réclamant la transformation de cette province en république et par la résurgence du nationalisme serbe. En 1986, l’Académie des sciences et des arts (SANU) de Belgrade publia un important texte appelé Mémorandum ou plus précisément Memorandum SANU. C'est un texte d’une vingtaine de pages et il est structuré en deux grandes parties, la première étant consacrée à la crise de l’économie et de la société yougoslaves; la seconde, au statut de la Serbie et du peuple serbe. Ce document, rédigé par une dizaine d’intellectuels serbes, se révéla par la suite d’une importance marquante parce qu’il se faisait l’écho des frustrations serbes en critiquant de façon virulente la politique exercée par le régime titiste jugé anti-serbe.
Le Mémorandum ne parlait ni de la «Grande Serbie» ni de «purification ethnique», mais il analysait la crise du système fédéral socialiste et faisait l'inventaire des griefs spécifiques à la nation serbe. Il invitait les Serbes à reconquérir leur souveraineté nationale perdue. Il dénonçait les injustices et les sacrifices du peuple serbe qui «n'a pu obtenir d'être l'égal en droits des autres peuples de Yougoslavie» et «qui n'a pas eu le droit d'avoir son propre État». Mettant en évidence les intérêts du peuple serbe, les auteurs appelaient à la reconquête des territoires perdus et à la reprise du contrôle serbe sur les provinces autonomes.
Dressant un bilan de la situation discriminatoire des Serbes vivant au Kosovo, les auteurs du texte n'hésitaient pas à parler de «génocide physique, politique, juridique et culturel». Et ils affirmaient que la situation n'était guère meilleure pour les Serbes de Croatie et ceux de Bosnie-Herzégovine. Finalement, le texte estimait que, ne contrôlant pas leur propre développement économique au sein de la fédération, les Serbes n'avaient pas résolu leur question nationale et qu’ils devaient dorénavant posséder et diriger entièrement leur propre État. Certains chercheurs ont qualifié ce document de «programme national», ayant pour objectif l'unification de tous les Serbes au sein d’un même État au moyen d’une «politique de purification ethnique».
6.5 Le renouveau du nationalisme avec Slobodan Milosevic
En 1987, Slobodan Milosevic prit la direction du Parti communiste serbe et, ayant compris avant tout le monde que l’idéologie communiste ne susciterait plus d’enthousiasme, il reprit à son compte le nationalisme serbe. Membre de la présidence de la RS Serbie (1986-1989), il devint président de la présidence de la république de Serbie (1989-1991).
En 1989, il organisa sa première grande assemblée politique au champ des Merles (près de Pristina au Kosovo) pour commémorer la défaite de Kosovo Polje du 15 juin 1389 contre les Ottomans. Milosevic y rassembla un million de Serbes pour y annoncer sa «révolution culturelle». La mythification de cette bataille a servi de fondation au mythe serbe sur le Kosovo, selon lequel il s'agit du berceau de la nation serbe. Or, les Serbes ne furent pas les seuls à participer à cette guerre. Nous savons aujourd'hui que des Valaques, des Hongrois des Croates et des Albanais participèrent à cette bataille. En se démarquant des Croates afin de valoriser sa nation, cet habile tribun du ressentiment serbe parvint à se présenter comme le «père protecteur de tous les Serbes», qu’ils soient de Serbie, du Monténégro, de la Croatie ou de la Bosnie-Herzégovine. |
Dans son célèbre discours du 28 juin 1989 au champ des Merles, Slobodan Milosevic déclara ce qui suit:
Шест векова касније, данас, опет смо у биткама, и пред биткама. Оне нису оружане, мада и такве још нису искључене. Али без обзира какве да су, битке се не могу добити без одлучности, храбрости и пожртвованости. Без тих добрих особина које су онда давно биле присутне на пољу Косову. Наша главна битка данас односи се на остварење економског, политичког, културног и уопште друштвеног просперитета. За брже и успешније приближавање цивилизацији у којој ће живети људи у XXI веку. За ту нам је битку поготово потребно јунаштво. Разуме се нешто другачије. Али она срчаност без које ништа на свету, озбиљно и велико, не може да се постигне, остаје непромењена, остаје вечно потребна. | Six siècles plus tard, aujourd'hui, nous sommes à nouveau au combat, et avant les batailles. Ce ne sont pas des batailles armées, bien que cela ne soit pas encore exclu. Quoi qu'il en soit, les batailles ne peuvent être gagnées sans détermination, sans courage et sans sacrifice, et sans ces qualités qui étaient présentes depuis longtemps dans le territoire Kosovo. Notre principale bataille aujourd'hui est de parvenir à la prospérité économique, politique, culturelle et sociale en général. Pour une approche plus rapide et plus réussie de la civilisation dans laquelle les gens vivront au XXIe siècle. Nous avons particulièrement besoin d'héroïsme pour cette bataille, bien sûr, quelque chose de différent. Mais ce courage sans lequel rien au monde, sérieux et grand, ne peut être réalisé, ne reste inchangé, ne demeure éternellement nécessaire. |
Dans le même discours, Milosevic revendiqua le caractère plurinational de la Yougoslavie:
Југославија је вишенационална заједница и она може да опстане само у условима потпуне равноправности свих нација које у њој живе. |
La Yougoslavie est une communauté multinationale et elle ne peut survivre que dans des conditions d'égalité complète de toutes les nations qui y vivent. |
Le 28 mars 1989, devenu président de la Serbie, Slobodan Milosevic réussit à faire adopter une révision de la Constitution de la république de Serbie. Cette modification constitutionnelle privait les provinces du Kosovo et de la Voïvodine de l’autonomie dont elles jouissaient depuis 1974 en Yougoslavie. Le gouvernement et le Parlement du Kosovo furent suspendus par la Serbie en juin 1990 au nom de l’histoire serbe. Quelques mois plus tard (mars), réunis clandestinement, les députés kosovars proclamèrent la souveraineté du Kosovo... qui ne fut évidemment jamais reconnue par Belgrade.
6.6 L'effet de repoussoir
Au moment de l'effondrement du pouvoir communiste en URSS et en Europe de l'Est, les communistes de Yougoslavie comprirent qu’ils ne pouvaient conserver le pouvoir sans admettre le pluralisme politique. Ils perdirent les élections libres de 1990 en Slovénie et en Croatie, mais les gagnèrent en Serbie (sous leur nouveau nom de Parti socialiste serbe) et au Monténégro. Fort de son pouvoir, le Parti socialiste serbe de Slobodan Milosevic se radicalisa et mit en place une dynamique dictatoriale et répressive, qui finit par exercer un effet de repoussoir chez les autres «nations» slaves, particulièrement les Croates de la Croatie, les Slovènes de la Slovénie et les Bosniaques (Serbes islamisés) de la Bosnie-Herzégovine. En janvier 1991, le président Milosevic avertit ainsi les peuples de Yougoslavie:
En ce qui concerne le peuple serbe, il désire vivre dans un seul État. C’est pourquoi toute division en plusieurs États, qui séparerait les différentes parties du peuple serbe en le plaçant dans le cadre d’États souverains différents, ne peut de notre point de vue être acceptée, c’est-à-dire, et je serai encore plus précis, ne peut même pas être envisagée. |
Devant la réaction violente des Albanais du Kosovo, Belgrade dut ensuite décréter l’état d’urgence. Pendant que les attentats meurtriers de l’Armée de libération du Kosovo (ALK) se multipliaient dans la province sécessionniste, l’armée fédérale intervint en Slovénie (juin 1991), puis en Croatie (novembre 1991) où la guerre avait pris de l’ampleur. En 1992, les républiques de Slovénie, de Croatie, de Bosnie-Herzégovine et de Macédoine firent sécession. Ces républiques avaient préféré devenir indépendantes plutôt que de se retrouver dans une Yougoslavie dominée par le nationalisme serbe devenu un effet de repoussoir. La Yougoslavie de Tito était officiellement dissoute en janvier 1992.
La nouvelle République fédérale de Yougoslavie fut formée en avril 1992, lorsque la sécession de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine, ainsi que la reconnaissance internationale et l'admission à l'ONU des trois premières (juin 1991- avril 1992) eurent consacré le démantèlement de l’ex-République fédérative de Yougoslavie. La nouvelle Yougoslavie déclara être le seul successeur légal de l'ancienne RSF de Yougoslavie, mais devant l’importance de la dette extérieure — 20 milliards de dollars US — elle se ravisa et accepta que d’autres anciennes républiques réclament aussi ce titre afin de l’aider à financer cette dette, ce qui supposait également le partage des avoirs. Encore aujourd’hui, cette question des responsabilités financières n’a pas encore été régularisée.
7.1 Le régime autoritaire de Slobodan Milosevic
La troisième Yougoslavie nationaliste de Milosevic fut composée de deux républiques: la république de Serbie et la république du Monténégro. En tant que fédération, cette Yougoslavie connaissait deux niveaux de pouvoir partagé par les républiques et le gouvernement fédéral. Chacune des républiques fédérées, soit la Serbie et le Monténégro, disposait de son président (élu au suffrage universel), de son gouvernement et de son parlement. L’article 6 de la Constitution de 1992
de la République fédérale de Yougoslavie précisait même qu’«une république membre est souveraine dans les matières qui ne sont pas sous la juridiction de la présente Constitution de la République fédérale de Yougoslavie».
Pour ce qui est de la fédération, elle comprenait une assemblée bicamérale composée de la Chambre des républiques (108 sièges pour la Serbie et 30 pour le Monténégro), le plus important organe législatif, et de la Chambre des citoyens (20 députés par république). Ses membres élisaient le président de la fédération. |
La Yougoslavie des années 1990 fut dominée par Slobodan Milosevic. Cet ancien banquier de Belgrade avait été élu chef du Parti communiste de Serbie en 1986, puis président de la république de Serbie de 1989 à 1997 et enfin président de la fédération yougoslave en 1997 à 2000. La forte personnalité de Milosevic fit en sorte que celui-ci domina entièrement la politique yougoslave, alors qu’il était président de la Serbie et reléguait tous les présidents de la fédération au rang de simple figurant.
La Constitution de 1992 laissait moins de place aux langues minoritaires. L'article 15 accorde ainsi une primauté à la langue serbe et à l'alphabet cyrillique, la variété ékavienne (Serbie) et la variété iékavienne (Monténégro), étant d'usage officiel:
Article 15 1) En République fédérale de Yougoslavie, la langue serbe dans sa prononciation ékavienne et iékavienne, et l’alphabet cyrillique sont d’usage officiel, ainsi que l’alphabet latin qui est d’usage officiel, conformément à la Constitution et à la loi. 2) Dans les territoires de la République fédérale de Yougoslavie où vivent des minorités nationales, leurs langues et leurs alphabets sont d'usage officiel, conformément à la loi.
Article 46 |
Si les membres des minorités nationales avaient le droit à leur propre langue, c'était en fonction de la législation existante qui limitait ces droits. À la suite des proclamations d'indépendance en 1991 et 1992, le président Slobodan Milosevic déploya l'armée fédérale afin d'épauler les minorités serbes. Des conflits sanglants éclatèrent, attirant à la nouvelle République fédérale de Yougoslavie la réprobation de la communauté internationale. De fait, la présidence serbe de Milosevic dut faire face à trois crises majeures: la violence institutionnalisée au Kosovo depuis 1989 (alors que Milosevic avait aboli le statut d’autonomie de la province), la guerre civile de 1992 en Bosnie-Herzégovine entre Croates, Serbes et Bosniaques, et la guerre du Kosovo en mars 1999.
- La politique linguistique au Kosovo
Entre 1990 et 1995, près de 500 lois, décrets, ordonnances et règlements portant sur la recolonisation du Kosovo furent adoptés par le gouvernement contrôlé par les Serbes. Le programme yougoslave prévoyait le repeuplement de la province par les Serbes à grand renfort de primes, de salaires préférentiels, de facilités d’accession à la propriété, etc. Le gouvernement considérait la recolonisation du Kosovo et l’expulsion des Albanais comme une nécessité d’intérêt national dans le but de faire de la province une terre serbe.
À partir de 1989, la langue albanaise n’a bénéficié d’aucun statut au Kosovo, même si les Albanais représentaient officiellement 82 % de la population locale. Plus de 40 000 Albanais occupant une fonction administrative furent congédiés par le gouvernement serbe, et ce, sur la seule base de leur appartenance ethnique. Partout, dans les cours de justice, les prisons, les commissariats de police, les hôpitaux, les dispensaires, etc., le personnel albanais fut remplacé par du personnel serbe.
Tout le système d'éducation du Kosovo tomba sous la juridiction exclusive du ministère serbe de l’Éducation. Tous les bâtiments scolaires devinrent la propriété de la république de Serbie et tout le personnel employé par les écoles et l’université, les enseignants, tout comme le personnel administratif, acquit le statut de fonctionnaire de l’État serbe payé par le ministère de l’Éducation. En 1993, le ministère de l’Éducation serbe imposa un programme identique à tous les établissements d’enseignement de la république, qu’ils soient en Serbie ou au Kosovo. Or, il n’y avait jamais eu de programme uniforme auparavant. Pour finir, le gouvernement serbe ferma toutes les écoles primaires et secondaires albanaises, toutes les institutions culturelles et scientifiques albanaises, ainsi que la section albanaise de l’université de Pristina. Il licencia aussi plus de 1000 professeurs et assistants albanais enseignant à l’université de Pristina. Enfin, le gouvernement a aussi aboli l'Académie des sciences et des arts du Kosovo, l’Institut d’histoire du Kosovo, l'Institut d'études albanaises, l’Administration albanaise pour la publication des manuels scolaires, etc.
Du côté des médias, presque tous les journalistes albanais œuvrant dans les stations de radio et de télévision furent congédiés (plus de 1500 personnes) et remplacés par des Serbes. Les journalistes albanais qui pratiquaient encore leur profession furent constamment intimidés et harcelés par les forces policières, quand ils ne furent pas arbitrairement emprisonnés et torturés. Les bulletins d’informations provinrent des services de traduction du gouvernement serbe: il s’agissait d’émissions serbes traduites.
- Le népotisme
C’est Slobodan Milosevic qui, en tant que président de la Serbie, appuya ses «frères» serbes de Bosnie-Herzégovine et voulut proposer en 1994 un plan de partage du pays avec la Croatie, mais c’est lui qui, en raison de l’intervention des États-Unis et de l’Union européenne, signa les accords de paix de Dayton en 1995. On sait que les accords de Dayton prévoyaient le retrait des forces serbes de la Bosnie-Herzégovine, l’indépendance politique du pays et la levée des sanctions internationales contre la République fédérale de Yougoslavie (qui s’était un peu trop impliquée dans le conflit bosniaque). Jusqu’en 1997, la fédération fut, dans les faits, dominée par le président de la Serbie, Slobodan Milosevic, lequel faisait élire l’un de ses proches à la présidence de la fédération et n’hésitait pas à provoquer sa chute en cas de désaccord. L’effacement du président fédéral devint tel que Slobodan Milosevic, en tant que président de la république de Serbie, fut le seul signataire des accords de Dayton (sur la Bosnie-Herzégovine), alors que la politique étrangère était, de par la Constitution, du ressort du président fédéral. |
En juillet 1997, ne pouvant constitutionnellement briguer un troisième mandat présidentiel en Serbie, Slobodan Milosevic se fit élire président de la Yougoslavie par le Parlement fédéral. Toutefois, les pouvoirs du président fédéral étant singulièrement réduits, plusieurs observateurs voyaient mal le dirigeant serbe se contenter d'inaugurer les chrysanthèmes... C'est pourquoi Slobodan Milosevic aurait souhaité obtenir un accroissement des compétences présidentielles et être élu non par les deux Chambres du Parlement fédéral, mais au suffrage universel. Or, le Monténégro s’est toujours opposé à modifier la Constitution fédérale de peur d’être de plus en plus dominé par la Serbie et, pendant dix ans, par le président Slobodan Milosevic.
Le président Milosevic avait promis aux Serbes de «corriger» les injustices qui leur avaient été infligées au cours de l'histoire. Pour le peuple serbe, c'était là un discours neuf et prometteur. Prenant en compte cet acquis, Milosevic gouverna sur la base de trois éléments caractéristiques: l'ethnocentrisme serbe, par rapport aux autres peuples yougoslaves; l'unitarisme, par rapport aux minorités nationales en Serbie; l'autoritarisme dans l'exercice du pouvoir. Le dénominateur commun était le populisme. De plus, les observateurs politiques et les érudits ont souvent décrit le règne de Slobodan Milosevic non seulement comme autoritaire ou autocratique, mais également kleptocratique. On estime que Milosevic, avec ses associés, aurait détourné un milliard de dollars des coffres de l'État. Toutefois, la recherche d'autres sources suggère que le montant d'argent détourné serait de cinq à onze milliards de dollars.
- Les droits linguistiques à géométrie variable
Bien que la législation serbe puisse prévoir la possibilité d’employer les langues des minorités nationales, elle laissait aux administrations locales et aux édiles municipaux le soin de fixer les conditions d’application des lois à portée linguistique. Ainsi, ce n'est pas l'État qui devait décider du statut des langues, mais la municipalité ou, selon le cas, la région autonome. Voici l'article 11 de la Loi sur l’emploi officiel des langues et des alphabets (version de 1991) sur cette question:
Члан 11.
1) Општине у којима живе припадници народности утврђују кад су и језици народности у службеној употреби на њиховој територији. |
Article 11
1)
Les municipalités dans lesquelles habitent des membres des minorités nationales déterminent les situations où les langues des nationalités sont d'usage officiel sur leur territoire. 3) Les langues des minorités nationales officiellement en usage dans la région autonome sont fixées par son statut. |
Par exemple, en Voïvodine, là où le multilinguisme était le plus apparent dans toute la Serbie, le hongrois était, en plus du serbe, la langue officielle dans 31 municipalités, le slovaque dans 12, le roumain dans 10, le ruthène dans six et le tchèque dans une seule. On trouvait également des écoles hongroises dans 29 municipalités, des écoles slovaques dans 12, des écoles roumaines dans 10 et des écoles ruthènes dans trois municipalités. Au secondaire, l'enseignement dans ces langues était dispensé dans 12 écoles publiques et une vingtaine d'écoles professionnelles. Néanmoins, le droit à recevoir son instruction dans sa langue maternelle était limité par la contrainte d'un seuil minimal (généralement 15), mais ce seuil n'a cessé de s'élever sous le régime de Milosevic. C'est pourquoi on peut parler de dégradation des droits des minorités dans toute la Serbie.
Pour le reste, le serbe prenait toute la place. L'Assemblée provinciale, tant au Kosovo qu'en Voïvodine, n'avait plus aucun pouvoir législatif réel et pouvait seulement faire des suggestions et des recommandations sur des questions provinciales au Parlement de la Serbie. Les parlements provinciaux étaient obligés d'employer le serbe, même si un service d'interprétation simultanée était disponible pour ceux qui ne parlaient pas le serbe. Avec la suppression des autonomies provinciales, le système qui prévalait sous Tito et qui exigeait la représentation proportionnelle des minorités dans les emplois publics de l'administration et la police a été abandonné. En conséquence, il y a eu une baisse considérable du nombre de Hongrois, de Croates, de Ruthènes, etc., dans le secteur public, particulièrement dans les tribunaux et la police. Par exemple, en Voïvodine, le nombre des juges hongrois est passé de 32 à seulement trois. De plus, les membres des minorités n'exigeaient que très peu des procès dans leur langue de peur d'en subir des conséquences négatives. Comme tous les procès devaient obligatoirement être traduits en serbe, le bilinguisme a fini par disparaître, et ce, malgré les prescriptions constitutionnelles.
Non seulement la portée des textes juridiques dans la pratique était-elle limitée, mais le gouvernement serbe appliquait des distinctions qu’on pourrait certainement juger comme «discriminatoires» en matière de protection linguistique. En effet, les minorités étaient partagées en quatre groupes dont, dans les faits, seul le premier – les «nationalités» – en retirait des droits particuliers:
1) Les minorités qui bénéficiaient du statut de nationalité en ex-Yougoslavie et qui l’avait conservé depuis: les Albanais de Serbie, les Hongrois, les Roumains, les Bulgares, les Slovaques, les Ruthènes et les Turcs; ce statut ne prévalait, dans les faits, que dans la province de la Voïvodine.
2) Les minorités appelées nouvelles minorités: les Croates, les Musulmans (Bosniaques) et les Macédoniens; ce statut n’a jamais été défini ni appliqué.
3) Les minorités définies auparavant et encore sous Milosevic comme des ethnies: les Tsiganes, les Valaques et les Juifs; ce statut n'accordait que peu de droits.
4) Les minorités appelées Yougoslaves, celles issues de mariages mixtes et se définissant comme «yougoslaves»; ce statut ne conférait aucun droit linguistique puisque les «Yougoslaves» étaient considérés comme des Serbes.
En principe, les «nationalités» jouissaient des mêmes droits que les Serbes et il devait en être ainsi des «nouvelles minorités» dont le statut n’a jamais été régularisé, ce qui était évidemment délibéré. Quant aux «ethnies», elles bénéficiaient de droits moindres que les «nationalités». Ces distinctions n'étaient pas clairement définies dans la Constitution, mais elles étaient prévues dans la Loi sur la nationalité de juin 1996. Les dispositions de la loi permettaient au ministère de l’Intérieur yougoslave et aux fonctionnaires serbes d’accorder la nationalité à leur discrétion et, par le fait même, d’accorder les droits en fonction de ce qu’ils comprenaient de la loi. C’était l’un des aspects du problème, car il était facile d’interpréter différemment les notions de minorité et d’ethnie.
- Le «satanisation» des peuples non serbes
Pendant tout ce temps, diverses mesures furent prises par la Serbie à l'encontre des nationalistes albanais du Kosovo: vagues d'arrestations de nationalistes présumés, répression à l’égard des civils, persécutions similaires perpétrées à l'encontre d'autres minorités, en particulier les Hongrois de Voïvodine et les Bosniaques de la région du Sandjak (près de la frontière du Monténégro). Des milliers de Bosniaques serbes se réfugièrent en Serbie pendant que des milliers d’Albanais, de Hongrois et de Bosniaques fuirent le Kosovo, la Voïvodine et le Sandjak. En 1998 débuta la guerre au Kosovo entre Kosovars et Serbes. La communauté internationale voulut imposer un plan de paix à Rambouillet (février 1999) et à Paris (mars), mais le président yougoslave (Slobodan Milosevic) le refusa, car il ne pouvait accepter une force d’interposition internationale au Kosovo. Ce fut la guerre avec les forces de l’OTAN, suivie des représailles serbes contre les Kosovars qui subirent l’expulsion et l’épuration ethnique (du 24 mars au 9 juin 1999).
Ce qu’on a appelé la «crise yougoslave» a permis aux Serbes de «sataniser» les Croates, les Albanais et les Bosniaques musulmans, qui rompaient l’homogénéité de la Grande Serbie, au profit de la résurgence du nationalisme serbe, tant en Serbie qu’en Bosnie-Herzégovine. Pour la communauté internationale, Slobodan Milosevic était devenu le «nouvel Hitler des Balkans». Quant aux Serbes, ils semblaient en vouloir à tout le monde et se croyaient victimes d’une coalition rassemblant l’Italie et l’Autriche catholiques, l’Allemagne protestante, la Hongrie catholico-protestante et la Turquie musulmane, coalition soutenue par les États-Unis. C’est la politique du complot international: un contre tous, tous contre la Serbie. C’est ce qui a fait dire à de nombreux observateurs que la Serbie vivait dans «la paranoïa du complot» dans laquelle l’Étranger était toujours responsable de tous les malheurs des Serbes.
Enfin, la société serbe avait développé à cette époque un nationalisme assez radical qui consistait à promouvoir l’image d’un État-nation «ethniquement pur». Or, tout ce qui pouvait gêner l’«unité nationale», essentiellement serbe, était par conséquent difficilement acceptable, pour ne pas dire suspect. C’est pourquoi toute minorité nationale, ethnique, linguistique ou religieuse qui, par surcroît, réclamait son «droit à la différence» devenait d'autant plus irrecevable aux yeux des Serbes. C’est un peu comme si toutes les minorités nationales apparaissaient comme des «traîtres virtuels».
7.2 La guerre du Kosovo
Les habitants du Kosovo (КОСОВО en serbe) se sont soulevés en 1996 contre le gouvernement de Slobodan Milosevic à la suite de l'abolition progressive de l'autonomie du Kosovo. La Serbie a lors modifié sa constitution de telle sorte qu'elle a pu exercer un contrôle direct sur la province. Frustrés devant l'absence d'intervention de l'Occident et par l'inefficacité de la politique de résistance albanaise passive appliquée par la Ligue démocratique du Kosovo dirigée par Ibrahim Rugova, certains Albanais se tournèrent vers la violence comme moyen de contester le régime serbe. Ce fut la création de l'Armée de libération du Kosovo (en albanais: Ushtria Çlirimtare e Kosovës ou UCK).
L'UCK amorça une campagne de terrorisme en assassinant des dirigeants, des policiers et des gardes-frontières serbes. Les Serbes ripostèrent en prenant de sévères mesures policières et militaires. Le point décisif survint en mars 1997, lorsque le gouvernement de l'Albanie s'est effondré à la suite d'opérations financières pyramidales ratées. Des arsenaux furent pillés et ces armes se sont invariablement dirigées en grand nombre vers le Kosovo, où l'UCK livrait aux autorités serbes une véritable guerre d'indépendance. Les forces serbes expulsèrent 862 979 Albanais du Kosovo vers la Macédoine et l'Albanie, pendant que plusieurs centaines de milliers de Kosovars furent déplacés à l'intérieur de leur propre pays. Au total, plus de 80 % de toute la population du Kosovo, soit 90 % des Albanais du Kosovo, furent chassés de leurs foyers. L'échec des négociations et l'éventuelle catastrophe humanitaire poussèrent l'OTAN à intervenir en effectuant une campagne aérienne de bombardement appelée opération "Allied Force". |
Le 10 juin 1999, les frappes s'arrêtèrent et les forces serbes commencèrent à se retirer du Kosovo, alors investi par la force internationale mandatée par les Nations unies, la KFOR (selon le nom en anglais Kosovo Force) ou КФОР (en serbe: Сил Косово pour Sil Kosovo) et placé depuis sous l'administration de la Mission intérimaire des Nations unies au Kosovo.
La guerre du Kosovo de 1999 exacerba encore les antagonismes ethniques et le complexe du complot international (l’OTAN) contre la Serbie. D’un côté, les Serbes en profitèrent pour tenter de recoloniser le Kosovo en expulsant et en massacrant les Albanais au nom de l’intérêt national. En même temps, les massacres du Kosovo convainquirent les Albanais qu’ils ne pouvaient plus faire partie de la Yougoslavie, leur province étant devenue «le pays de la serbitude». Enfin, la communauté internationale, soutenue par les États-Unis, fit tout pour déclencher la guerre contre la Yougoslavie afin de bâtir le nouvel ordre mondial dont rêvaient les Américains, ce qui laisse croire que la protection des populations civiles kosovares n’a jamais constitué le véritable objectif de cette guerre.
Finalement, Milosevic aura souvent entraîné le peuple serbe dans des combats perdus — comme l’abandon des Serbes de Croatie en juillet 1995 et le lâchage des Serbes de Bosnie en décembre 1995 —, provoquant des crises de plus en plus graves pour resserrer les rangs derrière lui et assurer ainsi son pouvoir. En moins de dix ans, Slobodan Milosevic mena quatre guerres meurtrières en ex-Yougoslavie, entraîné environ 200 000 morts et fit déplacer plus de cinq millions de personnes. Exception faite de la Russie demeurée une fidèle alliée, la Yougoslavie s’est mis à dos la communauté internationale, incarnée surtout par les États-Unis. Après une décennie de conflits incessants, la Yougoslavie s’est retrouvée épuisée, moralement et économiquement, et asphyxiée par des années de sanctions punitives. Et la guerre du Kosovo fit reculer l’économie de la Yougoslavie au stade où elle était au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les Serbes durent faire les frais de la politique de la Grande Serbie, car elle réduisit la fédération yougoslave à sa plus simple expression: la Serbie menacée d'être amputée du Kosovo et le Monténégro marchant vers l'indépendance.
Le régime de Milosevic de 1992 à 2000 allait être connu comme la «décennie des ténèbres», lorsque l'idée de minorité et des droits fondamentaux étaient à sa plus simple expression, voire inexistante, dans certaines circonstances. Dans les années 1990, la perception de «l'autre» fut interprétée quotidiennement comme une menace pour l'identité nationale serbe.
7.3 La chute de Milosevic
Puis, le 24 septembre 2000, l’histoire tourmentée de la Yougoslavie changea du tout au tout lors des élections présidentielles. Le trucage de l'élection ne trompa personne: la commission électorale aux ordres du pouvoir dut même reconnaître au parti de l’opposition près de 49 % des voix, contre 38 % au président sortant (Milosevic). Par la suite, le rapport de forces s'inversa, le mouvement de contestation s'étant installé partout en Serbie. En septembre 2000, Slobodan Milosevic fut battu à l’élection présidentielle fédérale par Vojislav Koštunica; le 5 octobre suivant, le régime de Milosevic prit fin.
Le nouveau président de la Fédération yougoslave, Vojislav Koštunica, avait du pain sur la planche: n'était-ce que le Kosovo, c'était déjà beaucoup, mais il y avait aussi le Monténégro, un pays en ruines, une économie anéantie, etc., sans compter le rétablissement des droits des minorités en Serbie.
- La Cour pénale internationale
En mai 1999, celui que certains ont surnommé «le boucher des Balkans» (Slobodan Milosevic) avait été inculpé par la Cour pénale internationale de La Haye pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. Dans son pays, ce sont plutôt des accusations d'abus de pouvoir et de malversations qui avaient mené à son arrestation pour «abus de pouvoir», le 1er avril 2001, soit moins de six mois après la fin de son règne, les autorités yougoslaves ayant indiqué n'avoir aucune intention de l'extrader vers La Haye. Devant les pressions des bailleurs de fonds internationaux, le gouvernement yougoslave a fini par céder. Le 28 juin 2001, l'ancien président de la Yougoslavie fut remis à la Cour pénale internationale de La Haye.
Le 11 mars 2006, Slobodan Milosevic décéda d'un infarctus du myocarde, alors qu'il était en détention à la Cour pénale internationale de La Haye où son procès pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre, venait d'entrer dans sa cinquième année. Avec son décès s'est éteinte également l'action judiciaire entamée contre Milosevic, le 12 février 2002. Premier chef d'État inculpé de génocide, l'ancien homme fort de Belgrade ne connaîtra jamais le verdict du Tribunal pénal international. Du point de vue technique, il est mort «innocent». |
- La fin de la Yougoslavie
Les autorités serbes refusèrent tout hommage officiel à l'ancien chef de l'État. Pendant dix ans, les médias occidentaux réussirent à faire passer le régime de Slobodan Milosevic pour une monstrueuse dictature nationaliste qui aurait entrepris de démembrer la Yougoslavie, alors que le régime a quand même été jadis l'un des plus démocratiques de l'Europe. Mais les conséquences de la disparition de la Yougoslavie allaient entraîner une nouvelle Serbie aux prises avec une structure ethnique issue de l'émergence de différentes nationalités et à la suite du pouvoir accru de l'idéologie du nationalisme.
Si certains de ces groupes minoritaires allaient s'intégrer progressivement dans la société, d'autres allaient rester marginalisés. C'est ainsi que, dans l'histoire des Balkans, le concept de minorité s'est modifié. Par exemple, Tito refusait de distinguer la minorité en raison de son idéologie socialiste affirmant qu'elles étaient toutes égales, que les minorités sur le territoire de la Yougoslavie jouissaient d'un large éventail de droits culturels, religieux et linguistiques, et dans certains cas, même plus larges que ce qui est aujourd'hui garantis par la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Mais la situation changea lorsque l'Europe entama le processus de redéfinition des frontières étatiques, selon des critères ethniques et qu'émargea le thème de la minorité. L'Union européenne et la communauté internationale jouèrent alors un rôle important en faisant pression sur le régime de l'époque.
À partir du 14 février 2003, la Yougoslavie porta le nom officiel de Communauté d'États de Serbie-et-Monténégro (Drzavna zajednica Srbija i Crna). On peut consulter le texte préalable de l'accord d'Union du 14 mars 2002 en cliquant ICI. 8.1 Une confédération relâchée La Serbie-et-Monténégro fut reconnue comme un État avec deux républiques constitutives au plan juridique. Le nouveau pays conservait son statut d'État unique. Il assumait tous les droits et responsabilités hérités des traités et des accords conclus dans le passé par la Yougoslavie. Les deux républiques de Serbie et du Monténégro furent représentées à égalité selon un système de rotation dans les institutions internationales (Nations unies, OSCE, Union européenne et Conseil de l'Europe). Dans les institutions financières, des modalités spécifiques furent définies. Outre les symboles propres à la Serbie et au Monténégro, la nouvelle union possédait son propre drapeau, son hymne et son blason. La capitale de la république de Serbie, Belgrade, était la capitale administrative de l'Union. Cette nouvelle Union eut une durée de vie limitée, car l’accord permettait à chacune des deux républiques d’organiser un référendum sur l’indépendance trois ans après la conclusion de l’Union. Une république qui quitterait la Communauté d'États perdrait ses droits sur les biens communs et devrait se faire reconnaître comme nouvel État auprès des organisations internationales. |
L'État de Serbie-et-Monténégro constituait une «confédération» très relâchée. Ainsi, cet État n’avait pas de budget commun, lequel était financé par les budgets des deux républiques, l’essentiel de l’addition étant pris en charge par la Serbie. En fait, la Serbie était 16 fois plus grande que le Monténégro, mais assumait 90 % du budget de l’Union. Les lois économiques et le système de douane ne furent pas harmonisés, de telle sorte que les deux États pouvaient avoir des monnaies et des douanes distinctes, ainsi que deux marchés intérieurs séparés. Quant aux propriétés des Forces armées yougoslaves, elles furent divisées entre les deux républiques, mais la force militaire commune était gérée par un conseil de défense et un ministère commun.
La Serbie s'est retrouvée dans une situation désagréable et sous pression. Par conséquent, la Loi sur la protection des droits et libertés des minorités nationales fut adoptée en 2002 par le Parlement de Serbie-et-du-Monténégro. En même temps, la Serbie voulut montrer sa volonté de prendre des mesures pour améliorer ses droits de l'homme et le sort de ses minorités. Cependant, même avec la volonté de changer une situation conflictuelle en si peu de temps, il demeurait illusoire de croire que la réconciliation entre les principales communautés ethniques, entre autres, les Serbes, les Albanais, les Bosniaques et les Croates, était chose faite.
8.2 L'absence d'une langue officielle
La Communauté d'États de Serbie-et-Monténégro se dota en 2004 d'une nouvelle constitution, mais elle ne contenait aucune disposition concernant l'emploi d'une langue officielle. On sait que, par tradition, la langue officielle est le serbe dans sa variante ékavienne. L'article 13 proclamait le principe de l'égalité devant la loi:
Article 13
Les citoyens sont égaux dans leurs droits et obligations, et ils jouissent d'une protection égale devant l'État et les autres autorités, sans tenir compte de leur race, leur sexe, leur origine, leur langue, leur nationalité, leur religion, leur opinion politique ou autre, de leur niveau d'instruction, de leur origine sociale, de leur statut de propriété ou de tout autre attribut personnel . |
L'article 32 de l'accord d'Union traitait de l'éducation, celle-ci étant accessible à tous dans des conditions égales et l'enseignement primaire, obligatoire, alors que tout le système public était gratuit pour les citoyens:
Article 32
1) L'instruction est accessible à quiconque dans des conditions égales. 2) L'éducation primaire est obligatoire. 3) L'éducation régulière financée à même les fonds publics est gratuite pour tous les citoyens. 4) Les membres des autres nations et les membres des minorités nationales ont le droit de recevoir leur instruction dans leur langue maternelle, conformément à la loi. |
L'article 49 de l'accord d'Union garantissait à tout citoyen la liberté d'exprimer son appartenance et sa culture nationales, ainsi que la liberté d'employer sa langue et son alphabet:
Article 49
1) Il est garanti à tout citoyen la liberté d'exprimer son appartenance et sa culture nationales, ainsi que la liberté d'employer sa langue et son alphabet. 2) Il n'est pas obligatoire pour un citoyen de déclarer son appartenance nationale. |
Toutefois, le Monténégro s'est déclaré indépendant le 3 juin 2006, ce qui mettait fin à l'union entre la Serbie et le Monténégro, ainsi qu'à l'accord de 2002.
La Serbie n'en était pas pour autant au bout de ses peines. Après avoir perdu le Monténégro, le Kosovo allait proclamer son indépendance le 17 février 2007. En effet, le 21 mai 2006, lors d'un référendum, les électeurs du Monténégro privilégièrent le OUI dans une proportion de 55 %, ce qui marquait la dernière étape du démantèlement de la Yougoslavie. Depuis, la Serbie et le Monténégro sont alors devenus deux États souverains indépendants.
9.1 L'indépendance du Kosovo (2008)
Peu de temps après, le Kosovo entamait des négociations avec la Serbie afin de trouver une solution à la situation de son statut de «province» de la Serbie. Le Kosovo ne pouvait être maintenu éternellement sous occupation militaire, même s’il s’agissait d’une force internationale. Avec le recul, il est plus facile d'affirmer maintenant qu’il aurait été préférable que l'ex-président Slobodan Milosevic n’eût jamais aboli, en mars 1989, le statut d’autonomie du Kosovo. Dix ans de répression et d’abolition des droits pour obtenir une autonomie que les Kosovars avaient déjà en 1989, et ce, au prix de souffrances et d’un nettoyage ethnique sans précédent! Le coût est dramatique quand on sait qu’il a fallu repartir à zéro!
Les négociations qui eurent lieu entre le Kosovo et la Serbie en 2007 ne sont jamais parvenues à une solution. Ce fut l'impasse totale: la Serbie n'accordait qu'une grande autonomie, le Kosovo voulait l'indépendance. L'histoire récente de cette région, qui baigne dans le sang, a fait en sorte qu'il est devenu impossible que les deux peuples, les Serbes et les Albanais, puissent vivre ensemble.
Le Kosovo déclara unilatéralement son indépendance le 17 février 2007. Au lendemain de cette déclaration, le Conseil de sécurité de l'ONU exprima son désaccord sur la question du Kosovo, les pays occidentaux reconnaissant la proclamation d'indépendance, alors que la Russie demandait à l'ONU de la déclarer «nulle et non avenue». Cependant, aucun pays ne soutint la demande de la Russie d'annuler la proclamation d'indépendance du Kosovo. Sept pays (Allemagne, Belgique, Croatie, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Italie) rédigèrent une déclaration commune dans laquelle ils réaffirmaient que «l'indépendance internationalement supervisée (du Kosovo) est la seule solution viable pour apporter stabilité et sécurité». Comme on pouvait s'y attendre, six autres pays aux prises avec des minorités importantes — Chypre, Slovaquie, Espagne, Bulgarie, Grèce, Chine et Roumanie — exprimèrent leur opposition à l'indépendance du Kosovo: ils craignaient de créer un précédent pour les «séparatismes» à travers le monde.
De son côté, il était difficile pour la Serbie de reconnaître l'indépendance du Kosovo, alors que les Serbes qui habitaient ce territoire étaient tentés de déclarer leur autonomie au sein du Kosovo, sans proclamer déclarer leur indépendance de peur de devoir reconnaître celle du Kosovo. On pouvait s'attendre également à ce que la Russie, grâce à son droit de veto, empêche encore longtemps le Kosovo de devenir membre de l'ONU. Quant aux Serbes de Serbie, ils eurent l'impression qu'on venait de leur donner un coup de marteau sur la tête. Ils croyaient que la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo et l'intégrité territoriale étaient garanties par la Constitution serbe, la Charte des Nations unies, la résolution 1244 du Conseil de sécurité et la législation internationale. Les Serbes semblaient avoir oublié que ce sont bien eux qui ont exercé, durant dix ans, une sanglante répression sur le Kosovo; ils semblaient aussi avoir oublié la campagne de nettoyage ethnique sous le président Milosevic. Le premier ministre serbe, Vojislav Kostunica, a alors affirmé que la Serbie désirait intégrer l'Union européenne, mais uniquement avec le Kosovo en tant que sa partie intégrante: «Seule une Serbie avec le Kosovo comme province peut devenir membre de l'UE. Nous voulons intégrer l'UE, mais l'UE doit également dire si elle veut avoir en son sein une Serbie entière et non mutilée.» |
Parallèlement, la Serbie lança une offensive diplomatique pour empêcher la reconnaissance du nouvel État kosovar par les organisations internationales. Cependant, en menant une campagne de nettoyage ethnique contre la majorité albanaise du Kosovo, la Serbie avait sacrifié sa souveraineté sur ce territoire. Cette politique fut si brutale qu'elle a rendu illusoire tout retour du Kosovo sous souveraineté serbe. C'est ce qu'avait constaté en 2007 l'envoyé spécial de l'ONU pour le Kosovo, Martii Ahtisaari: «Belgrade ne pourrait rétablir son pouvoir sans provoquer une violente opposition. L'autonomie du Kosovo à l'intérieur des frontières de la Serbie est tout simplement intenable.» M. Ahtisaari s'est empressé de souligner que la situation du Kosovo ne saurait faire jurisprudence: «Le Kosovo est un cas inédit qui appelle une solution inédite.» La Serbie a définitivement perdu le Kosovo et 10 887 km² de territoire, ce qui correspond maintenant à une superficie de 77 474 km².
9.2 La Serbie actuelle sans le Kosovo
Le 19 décembre 2009, la Serbie présentait sa demande d'adhésion à l'Union européenne. En décembre 2011, le Conseil était invité à prendre une décision sur l'octroi à la Serbie du «statut de candidat», une décision qui devait être confirmée par le Conseil européen en mars 2012. La Serbie reçoit actuellement 2,9 milliards d'euros d'aide au développement jusqu'en 2020 comme aide à la préadhésion , un mécanisme de financement pour les pays candidats à l'Union européenne. C'est l'un des cinq pays candidats actuels à l'UE, avec l'Albanie, le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Turquie.
- L'adhésion à l'Union européenne
Cependant, pour adhérer à l'Union européenne, la Serbie devait modifier ses lois et aligner sa constitution sur les normes européennes en ce qui concerne le système judiciaire, notamment l’indépendance de l’appareil judiciaire, la lutte contre la corruption, la liberté des médias, le traitement national des dossiers de crimes de guerre et la lutte contre le crime organisé, etc. À l’heure actuelle, l’ampleur de l’ingérence politique demeure encore préoccupante.
Au plan administratif, la Serbie semble peu préparée pour ce qui a trait à la réforme de son administration publique. Certes, des progrès ont été enregistrés au moyen de l'adoption de plusieurs nouvelles lois. Le poids des influences politiques dans les nominations aux postes à hautes responsabilités demeure un sujet de profonde préoccupation, en particulier en ce qui concerne le nombre excessif de fonctions exercées par intérim. La capacité de la Serbie à attirer et à conserver du personnel qualifié dans les services de l’administration qui traitent des questions liées à l’UE est essentielle. Cependant, il reste aussi à mettre en œuvre la législation et les politiques de protection des minorités. Quant à la liberté d'expression, la Serbie a atteint un certain degré de préparation en la matière, mais n’a pas encore réalisé de progrès significatif dans ce domaine. |
De fait, l'adhésion de la Serbie à l'Union européenne s'avère difficile dans la mesure où l'État serbe devrait aligner sur la politique étrangère de l'Union. Cela voudrait signifier une pression énorme pour inciter la Serbie à imposer des sanctions contre la Russie, ce que les autorités serbes refusent. Pour atténuer cette pression, la Serbie insiste sur le renforcement de la coopération avec l'Union européenne dans d'autres domaines, par exemple, dans le cadre de missions militaires et civiles conjointes dans le monde et sur son adhésion aux structures militaires de l'UE.
Pendant ce temps, les enfants serbes ont commencé à lire dans leurs manuels de classe que la Serbie existe et qu'elle peut être représentée sans le Kosovo. Évidemment, des médias ont élevé la voix contre ce phénomène jugé proprement scandaleux, tandis que d'autres se taisent pour ne pas faire de vague. En Serbie, le fait de présenter le Kosovo comme un pays indépendant constitue une trahison et soulève chez plusieurs une forte indignation. Dans ces conditions, il est évident que le processus d'intégration européenne, s'il n'est pas complètement suspendu et arrêté, reste extrêmement lent. Ce processus ressemblerait à une voiture qui roulait à une vitesse constante, parfois un peu plus rapide, parfois un peu plus lente, mais c'est comme si, à un moment donné, quelqu'un avait arrêté le moteur avec comme résultat que la voiture ralentit lentement et finit par s'arrêter. De façon manifeste, le gouvernement serbe n'est pas prêt à faire de nouvelles concessions, sans y perdre au change.
- Les conditions préalables
En fait, la Serbie souhaite probablement une intégration plus profonde avec l'Union européenne, mais elle veut conserver sa propre politique nationale, de sorte qu'une variante de la politique serbe par rapport à la politique européenne serait acceptable. De plus, la Serbie ne peut pas entrer dans l'Union européenne sans rejoindre l' OTAN; elle ne peut le faire sans reconnaître le Kosovo et sans harmoniser sa politique étrangère avec l'Union européenne, ce qui est également inacceptable pour les Serbes, puisque la Serbie ne peut pas se permettre de perdre le soutien de la Russie et des autres alliés de la Russie en Eurasie.
La Serbie a posé un certain nombre de conditions préalables à la normalisation des relations avec le Kosovo, notamment la création d'une association de municipalités à prédominance serbe et un statut spécial pour les églises et les monastères chrétiens orthodoxes médiévaux serbes. En juin 2020, le président serbe, Aleksandar Vučić, a déclaré qu'il rejetterait l'adhésion à l'Union européenne si Belgrade ne recevait pas de concessions en échange de la reconnaissance du Kosovo et de l'abandon des tentatives pour l'empêcher de rejoindre les Nations unies. Autrement dit, la Serbie doit bénéficier de concessions en retour de son adhésion à l'UE.
L'adhésion de la Serbie à l'UE pour 2025 semble irréaliste, compte tenu de la lenteur des progrès, mais elle n'est pas impossible, bien que pour le moment ni Belgrade ni Bruxelles ne font de véritables efforts en ce sens. Les négociations d'adhésion se poursuivent néanmoins. La Serbie devrait achever ses négociations d'ici la fin de 2024, ce qui lui permettrait de rejoindre l'Union d'ici 2026. Outre la Serbie, c'est une date potentielle pour l'adhésion du Monténégro.
La région dans laquelle vivent les Serbes pourrait être définie avec une plus grande précision aujourd'hui comme un protectorat américain qui aspire à rejoindre l'Union européenne. Celle-ci demeure la plus grande donatrice de la république de Serbie. Depuis 2001, l'UE a fourni plus de trois milliards d'euros de subventions pour soutenir les réformes par le biais de plusieurs instruments et fonds différents. Cependant, les États-Unis et l'Union européenne perdent progressivement des positions géopolitiques; ils ont de moins en moins de pouvoir pour maintenir une influence décisive dans la région. Par contre, les ambitions de certains anciens conquérants des Balkans ne cessent de croître, comme la Russie et la Turquie.
1) Situation générale | 2) Données historiques | 3) Politique linguistique du serbe |
4) Politique linguistique à l'égard des minorités nationales |
5) Province autonome de Voïvodine | 6) Bibliographie
|