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Les minorités francophones
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L'idéologie orangiste |
Au lendemain de la création de la Confédération canadienne (1867), les francophones de plusieurs provinces anglaises assistèrent, impuissants, à l'adoption de plusieurs lois et réglementations antifrançaises et anticatholiques au Canada anglais, notamment en qui ce qui a trait aux écoles confessionnelles à l'extérieur du Québec.
1. Le mouvement orangiste au Canada
Cette
attitude antifrançaise et anticatholique
puisait
sa source, entre autres, au fait que beaucoup de loyalistes, qui sont venus
s'installer au Canada, étaient des «orangistes»
convaincus. Les orangistes
préconisaient une doctrine anticatholique et antifrançaise, inspirée par la
reconquête en 1690 de l'Angleterre par le prince protestant Guillaume III
d'Orange (1650-1702)
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en anglais "William III of Orange". Celui-ci mena une lutte sans merci
contre les
ambitions françaises en Flandre et devint ainsi le plus grand ennemi du roi
Louis XIV.
En 1830, le journaliste et politicien Ogle Robert Gowan (1803-1876) fonda à Brockville en Ontario la "Loyal Orange Association of Canada" («Association loyale d'Orange du Canada»), une société protestante affiliée au mouvement orangiste mondial originaire de l'Irlande du Nord. Le nombre des loges orangistes augmenta rapidement dans la plupart des colonies britanniques, notamment au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l'Île-du-Prince-Édouard, dans l'Ouest canadien, même au Québec (23 000 membres chez les seuls anglo-protestants répartis dans quelque 45 loges, surtout dans l'Outaouais, les Cantons de l'Est et à Montréal). |
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, un Canadien anglais sur trois était membre de cette organisation prônant la suprématie anglo-saxonne blanche, équivalant aux WASP des États-Unis ("White Anglo-Saxon Protestants").
À partir de 1920, le mouvement orangiste perdit de l'ampleur,
mais il y avait encore près de 100 000 membres qui
garantissaient la pérennité des quelque 2000 loges présentes au
Canada. En 1972, on dénombrait le même nombre de membres dans
tout le Canada. Il y eut plusieurs premiers ministres
provinciaux orangistes dans la plupart des provinces (Ontario,
Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, etc.).
Le mouvement orangiste fut très important au Canada; il a exercé une influence considérable sur la vie sociale et politique canadienne à un point tel qu’il s'est retrouvé impliqué au cœur des conflits linguistiques et religieux qui ont bouleversé l'histoire du Canada. Le mouvement orangiste donna naissance à un groupe encore plus intolérant et raciste, le Ku Klux Klan canadien, qui connut ses racines les plus profondes dans les petites villes de la Saskatchewan en raison du «péril jaune», mais aussi à cause des Noirs, des juifs et des catholiques. Au cours de la décennie 1920, le Ku Klux Klan du Canada se voulait non seulement un mouvement d'intolérance, mais à la fois une réplique populiste de la guerre de 1914-1918 et une opinion dominante de l'époque, qui voulait conserver un Canada britannique (cf. Keeping Canada British, de James M. Pitsuba, University of British Columbia Press, 2013, 308 p. |
2. Les luttes scolaires
Pendant
des décennies, le Canada fut victime des luttes scolaires et religieuses. Ces
nombreuses luttes scolaires de la part des minorités francophones au Canada
anglais ont eu de nombreuses conséquences. Malgré l'anglicisation d'une partie croissante de
leur effectif, ces communautés minoritaires organisèrent durant des décennies
la lutte pour leur survivance.
L'Église de Rome fut souvent appelée à arbitrer ces conflits, mais elle s'est généralement rangée du côté des évêques irlandais qui considéraient que la pratique du catholicisme hors du Québec passait par l'usage de la langue anglaise. L'Église de Rome, pour qui tout nationalisme paraissait suspect, s'est toujours montrée conciliante à l'égard des assimilateurs anglo-canadiens. En 1910, l'un des plus prestigieux invités au Congrès eucharistique à l'église Notre-Dame de Montréal, l'archevêque catholique de Westminster (Londres), Mgr Francis Alphonsus Bourne (1861-1935), entreprit lors de la séance de clôture e faire un vibrant plaidoyer en faveur de la langue anglaise. À la stupeur générale, l'archevêque anglais affirma que l'anglais devait être le seul véhicule de la foi catholique à l'extérieur de la province de Québec. |
Déjà, en 1864, la Nouvelle-Écosse avait adopté une loi sur les écoles publiques, l'Education Act, dite loi Tupper, qui faisait de l'anglais la seule langue d'enseignement. En effet, la loi instaurait un enseignement unilingue anglais et non confessionnel, tout en supprimant toute subvention aux écoles catholiques et francophones. Pour les Acadiens, cette loi équivalait à leur assimilation culturelle, religieuse et linguistique. Ce fut une période sombre pour l'évolution de la culture française dans cette province. Durant presque un siècle, la plupart des enfants francophones durent fréquenter l'école anglaise. Dans les districts ruraux, très peu d'élèves terminèrent leur école primaire. Dans les villes, seule une minorité d'élèves réussit à terminer leur secondaire. Mais tous les manuels demeurèrent en anglais, de même que les examens provinciaux. Quant aux enseignants, ils furent tous formés au Teachers College de Truro.
En mai 1871, le gouvernement provincial du premier ministre George Edwin King décida de faire disparaître les «écoles de paroisse» où l'on enseignait le français et la religion catholique. Il fit adopter la Common School Act ("Loi sur l'école commune"), qui spécifiait que l'école publique était dorénavant «neutre» ("neutral"). Dans ces écoles, il fut interdit aux enseignants d'enseigner le catéchisme et de porter des symboles religieux distinctifs, ce qui empêchait les communautés religieuses de fournir du personnel qualifié. Les parents francophones furent tenus de payer une double taxe scolaire pour envoyer leurs enfants dans des écoles privées ou accepter, à l'encontre des recommandations de leur clergé, de les acheminer dans les écoles publiques gratuites en anglais. Cette mesure discriminatoire souleva même une émeute dans la petite ville de Caraquet. Les élites acadiennes en appelèrent aux tribunaux et au Parlement fédéral pour désavouer cette loi, mais ce fut sans succès.
Dès 1873, les autorités provinciales pratiquèrent une politique d'assimilation qui eut pour effet de mener les Acadiens à la quasi-disparition des acquis, notamment en matière scolaire: les écoles française furent interdites. Des historiens soutiennent qu'en 1876 la province de l'Île-du-Prince-Édouard aurait adopté une Official Language Act («Loi sur la langue officielle»). Celle-ci aurait fait de l'anglais la seule langue des registres, de la publication des journaux et lois de la Législature, ainsi que dans les tribunaux. Mais les lois adoptées avant 1862 furent refondues sous le titre "The Acts of the General Assembly of Prince Edward Island from the establishment of the Legislature in the thirteeth year of Reign of His Majesty the King George the Third, A.D. 1773". Cette refonte ne reprenait ni tous les titres des lois adoptées au cours de cette période, ni l'intégralité de leur texte. Il paraît donc impossible de vérifier l'existence de nombreuses lois autrement que par leur seul titre. Plusieurs lois scolaires, restrictives pour le français, auraient existé: 1830, 1834, 1837, 1841, 1847, 1861, 1880. Cependant, les registres provinciaux ne contiennent plus les textes des lois.
Quant à la province de
l'Ontario, elle se
rendit célèbre par son Règlement 17 qui
interdisait l'enseignement en français au-delà des deux premières années du niveau primaire dans les
écoles de la province. Les élites canadiennes-française se mobilisèrent pour
faire respecter l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais cette
disposition constitutionnelle se révéla inefficace pour la protection des droit des minorités francophones,
du fait qu'une disposition semblait trop exposée aux pressions politiques de la
majorité anglophone.
Par ailleurs, l'interprétation qu'en fit en 1916 le comité judiciaire du Conseil privé de Londres apparaît aujourd'hui restrictif: «Les droits linguistiques ne jouissent d'aucune protection au plan constitutionnel, à l'exception de l'usage du français devant les tribunaux et aux parlements d'Ottawa et de Québec.» |
Plus récemment, il y eut la bataille contre la fermeture de l’hôpital Montfort en 1997, la problématique soulevée en 1999 par la fusion d’Ottawa avec les 10 municipalités voisines, sans oublier le retour des politiques rétrogrades (2018-2019) avec l'abolition des ministères favorables aux francophones, le retrait de la province dans l'Organisation internationale de la Francophonie, les modifications de la Loi sur les services en français pour transférer les pouvoirs du commissaire aux services en français à l’ombudsman de l'Ontario, le blocage pour l'Université de l’Ontario français, le transport scolaire d’élèves en immersion française, etc.
En 2018, après moult combats pour la survie du français dans cette province, il fallait encore reprendre le bâton du pèlerin, non pas pour conserver des droits linguistiques acquis, mais pour les regagner après les avoir perdus à nouveau: abolition du ministère des Affaires francophones, non-participation de l'Ontario à la Francophonie, transfert du Commissariat aux services en français au Bureau de l’ombudsman, suppression de l'Université de l’Ontario français, etc. Le motif réel dans toutes ces décisions, c'est de satisfaire l'électorat anglophone orangiste et anti-francophone. Ces économies sur le dos de la minorité francophone peuvent rapporter gros pour conserver une base électorale qui a poussé le Parti progressiste-conservateur au pouvoir. Il faut croire que ces mesures anti-francaises ne se termineront jamais.
La loi de 1870 créant la
province du Manitoba,
c'est-à-dire la Loi
sur le Manitoba,
accordait une protection aux écoles séparées francophones (article 22) et établissait le bilinguisme officiel au sein du Parlement (article 23),
tout comme pour le Québec. Cependant, tout bascula en 1890 avec l'adoption de
la fameuse Official Language Act (ou
Loi sur la langue officielle),
qui fit de l'anglais la seule langue des registres, des procès-verbaux et des
lois du gouvernement manitobain. L'anglais devenait aussi la seule langue
permise dans toutes les activités judiciaires.
Dans la province du Manitoba, Wilfrid Laurier, fraîchement élu premier ministre du Canada en 1896, avait refusé de désavouer la loi provinciale. Le compromis dit Laurier-Greenway ne rétablit pas le système des écoles séparées, mais permit à nouveau l'enseignement religieux, selon certaines normes, dans les écoles publiques. |
Toutefois, un règlement sur les écoles, appelé le «compromis Laurier-Greenway», comprenait une disposition permettant l'enseignement d'une autre langue que l'anglais dans les «écoles bilingues», là où 10 élèves ou plus parlaient cette langue. Il s'agissait de consacrer une demi-heure par jour à l'enseignement de la religion en français. Ce compromis fut de courte durée, car de nouveaux règlements annulèrent cette disposition en 1896 et firent de l'anglais la seule langue d'enseignement dans toutes les écoles publiques du Manitoba.
- La Saskatchewan et l'Alberta
En 1905, lors de la création des provinces de la Saskatchewan et de l'Alberta formées à même les Territoires du Nord-Ouest, aucune garantie constitutionnelle ne fut accordée aux minorités franco-catholiques de ces nouvelles provinces, alors que le gouvernement fédéral ne manifestait pas de volonté pour protéger ces droits, pas plus qu'il ne l'avait fait lors des conflits scolaires au Nouveau-Brunswick et au Manitoba. La loi scolaire de l'Alberta, l'Alberta School Act adoptée en 1905, imposa l'anglais comme seule langue d'enseignement, tout en autorisant un certain usage du français dans les classes primaires. En Saskatchewan, la School Act de 1909 fit de l'anglais la seule langue d'enseignement, mais permit usage limité du français dans les classes primaires. En 1927, le Ku Ku Klan de cette province mena une campagne contre l’enseignement en français, le port de l’habit religieux et la présence de crucifix dans les écoles.
En 1929, une troisième loi de la Saskatchewan abolissait encore le français dans les écoles; cette loi reprenait et explicitait celle de 1918. En 1931, une modification à la Loi scolaire imposait l'anglais comme unique langue d'enseignement dans les écoles publiques de la province. Le français étant interdit durant les heures normales de classes, mais il était permis d'offrir des cours de français après la classe. Malgré la pénurie d'enseignants,
le gouvernement interdit l'embauche d’enseignants formés au Québec et détenant un brevet d'enseignement obtenu dans cette province; il rendit illégal tout brevet d’enseignement non obtenu en Saskatchewan.- Les Territoires du Nord-Ouest
Un autre recul du français a pu être observé dans le cas des Territoires du Nord-Ouest, annexés au Canada en 1869. Par la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest de1877, la Constitution de ces territoires garantissait le bilinguisme à l'Assemblée législative et dans les tribunaux. Toutefois, le 22 janvier 1890, le député conservateur D'Alton McCarthy présenta un projet de loi à la Chambre des communes pour modifier la Loi sur les Territoires du Nord-Ouest et abolir le caractère bilingue de ce territoire canadienne. Il précisait ainsi son objectif: «Mon seul désir est de travailler au bien général et l'on verra, je crois, que notre intérêt le plus véritable est de travailler à établir dans ce pays l'unité de race avec l'unité de la vie nationale et l'unité de langage.» Une ordonnance de 1892 fit de l'anglais la seule langue possible dans les écoles et les tribunaux. Le Conseil des Territoires du Nord-Ouest abolit ensuite les écoles séparées, c'est-à-dire catholiques et françaises.
3. L'identité canadienne-française & québécoise
En même temps, les Canadiens de langue française durent modifier les paramètres de leur identité. Au lieu de rester confinée au Québec, cette identité canadienne-française s'est étendue à toutes les communautés francophones du Canada. Ce faisant, l'identité francophone pan-canadienne heurta beaucoup d'anglophones peu enclins à encourager l'usage du français hors Québec. Le nationalisme franco-canadien et, par le fait même, la survivance du français au Canada se développèrent chez toutes les élites francophones, y compris au Québec. La thèse du «pacte des deux peuples fondateurs» fut reprise par l'abbé Lionel Groulx (1878-1967) et invoquée par plusieurs autres nationalistes au Québec. En réalité, ce fut une période qui marqua le recul constant de la situation du français dans des secteurs importants de la vie politique, sociale et économique.
Les Canadiens français mettront du temps à comprendre que, s'ils avaient subi depuis 1867 toute une série de restrictions de leurs droits scolaires, c'était beaucoup plus parce qu'ils étaient «francophones» que parce qu'ils étaient «catholiques»; de leur côté, les catholiques anglophones du Québec n'ont jamais connu ce genre de problème. Néanmoins, cette vision du «Canada français catholique» ne maintiendra jusqu'à la Révolution tranquille du Québec, alors que le nationalisme québécois eut pour effet de marquer une rupture idéologique entre le Québec et les minorités francophones du reste du Canada. Le lien de solidarité s'est brisé entre ces minorités francophones et la majorité francophone du Québec. Les Québécois ont, en quelque sorte, laissé tomber les francophones hors Québec considérés comme définitivement «perdus», ce qui n'est pas le cas. En même temps, les francophones du Québec ont cessé de revendiquer leur identité «canadienne-française» pour l'identité «québécoise». Dorénavant, les Canadiens français allaient désigner les «francophones hors Québec».
Puis les politiques rétrogrades du gouvernement ontarien de Doug Ford en 2018-2019 contre les Franco-Ontariens ravivèrent la flamme francophile des Québécois à l'égard des Canadiens français hors Québec.
4. L'assimilation des Franco-Canadiens
L’assimilation des francophones progresse à un rythme affolant au Canada. Ceux-ci représentaient 30 % de la population canadienne en 1951; en 2018, ils ne représentaient plus que 20 %. Les taux d’assimilation sont de 44,7 % en Ontario, de 57 % au Manitoba, de 75,4 % en Saskatchewan, de 70,7 % en Alberta, de 74,1 % en Colombie-Britannique, de 11,9 % au Nouveau-Brunswick, de 53,8 % à l’Île-du-Prince-Édouard, de 50,3 % en Nouvelle-Écosse et de 68,4 % à Terre-Neuve. Ainsi, le fait que le Nouveau-Brunswick soit devenu officiellement bilingue en 1969 n’a pas changé la situation, pas plus que l’adoption de la Loi sur les langues officielles la même année. Si l'on exclut les régions très francophones comme la péninsule acadienne ou le nord-ouest du Nouveau-Brunswick, nous constatons que dans les milieux urbains comme Moncton, Fredericton et Saint-Jean, l'attrait envers l'anglais, l'assimilation, est probablement beaucoup plus prononcée. Or, le déclin d'une langue favorise les effets d'entraînement. Si les francophones sont de moins en moins nombreux dans une localité donnée, ils ont moins de locuteurs francophones avec qui communiquer et moins de citoyens qui leur offrent des services en français. La demande envers les gouvernements pour offrir des écoles, des soins de santé et d'autres services en français se trouve ainsi réduite.
Voilà, en résumé, l'histoire des droits linguistiques au Canada; elle explique les luttes séculaires des francophones qui ont dû se défendre pour conserver leur identité en Amérique du Nord. S'il est vrai que le passé est garant de l'avenir, il amorce une esquisse du Canada à venir en matière de protection linguistique.