(IXe - XIIIe siècle) |
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Les caractéristiques principales du régime féodal furent le morcellement et la fidélité. Afin de s'assurer la fidélité de ses vassaux, un suzerain (seigneur) accordait à chacun d'eux un fief (une terre) qui leur servait de moyen de subsistance; en retour, les vassaux s'engageaient à défendre leur seigneur en cas d'attaque extérieure. Quelles furent les conséquences politiques de ce système? Le morcellement du pays et la constitution de grands fiefs, eux-mêmes divisés en une multitude de petits fiefs; les guerres entre seigneurs étaient très fréquentes parce qu'elles permettaient aux vainqueurs d'agrandir leur fief. Chacun vivait par ailleurs relativement indépendant dans son fief, sans contact avec l'extérieur. Dans un tel système, la monarchie demeurait à peu près sans pouvoir.
On situe la naissance du français vers le IXe siècle, alors qu'il faut attendre le Xe ou le XIe siècle pour l'italien, l'espagnol ou l'occitan.
Mais ce
français naissant n'occupait encore au IXe siècle qu'une base
territoriale extrêmement réduite et n'était parlé que dans les régions
d'Orléans, de Paris et de Senlis (voir
les zones en rouge sur la carte)
par les couches supérieures de la population. Le peuple parlait,
dans
le Nord, diverses variétés d'oïl: le françois dans la région de
l'Île-de-France, mais ailleurs c'était le picard, l'artois, le wallon, le normand
ou l'anglo-normand, l'orléanais, le champenois, etc. Il faut
mentionner aussi le breton dans le Nord-Ouest. Les rois de France, pour
leur part, parlaient encore le francique (une langue germanique) tout en
utilisant le latin comme langue seconde pour l'écrit.
À cette époque, les gens du peuple étaient tous unilingues et parlaient l'un ou l'autre des nombreux dialectes alors en usage en France. Seuls les «lettrés» écrivaient en «latin d'Église» appelé alors le «latin des lettrés», aujourd'hui «latin ecclésiastique», et communiquaient entre eux par cette langue. Dans le Sud, la situation était toute différente dans la mesure où cette partie méridionale du royaume, qui correspondait par surcroît à la Gaule la plus profondément latinisée, avait été longtemps soumise à la domination wisigothe plutôt qu'aux Francs. Les variétés d'oc, plus proches du latin, étaient donc florissantes (provençal, languedocien, gascon, limousin, etc.), surtout que l'influence linguistique wisigothe avait été quasiment nulle, sauf dans la toponymie. |
Dès le Xe siècle, le catalan se différencia de l'occitan par des traits particuliers; en même temps, le basque était parlé dans les hautes vallées des Pyrénées. Quant aux langues franco-provençales (voir le texte de Manuel Meune à ce sujet) du Centre-Est, elles correspondaient plus ou moins à des anciennes possessions des Burgondes, puis de l'empereur du Saint Empire romain germanique. Bref, à l'aube du Xe siècle, l'aire des grands changements distinguant les aires d'oïl, d'oc et franco-provençale étaient terminées, mais non la fragmentation dialectale de chacune de ces aires, qui ne faisait que commencer. Soulignons qu'on employait au singulier «langue d'oïl» ou «langue d'oc» pour désigner les langues du Nord et du Sud, car les gens de l'époque considéraient qu'il s'agissait davantage de variétés linguistiques mutuellement compréhensibles que de langues distinctes.
1.1 L'avènement des Capétiens
En mai 987, Louis V, le roi carolingien de la Francie occidentale
était décédé subitement dans un accident de chasse en
ne laissant aucun héritier direct. Le 1er
juin, les grands seigneurs du royaume se réunirent à Senlis pour
élire un successeur au trône de la Francie occidentale. L'aristocratie franque élit
Hugues Ier
qui fut sacré quelques jours plus tard, le dimanche 3 juillet 987, dans
la cathédrale de Noyon. Il fut surnommé aussitôt le «roi à chape» en
raison de son titre d'abbé laïc qu'il détenait dans les nombreuses
«chapes» ecclésiastiques — la chape (la «capa»
ou cape) étant le
manteau à capuchon que portaient les abbés —, d'où le terme Capet. Avant d'être couronné «roi des Francs» (rex Francorum), Hugues Ier était un puissant seigneur respecté; il était comte de Paris, comte d'Orléans, duc des Francs et marquis de Neustrie (nord-ouest de la France sans la Bretagne), et possédait de nombreuses seigneuries laïques et abbayes (Saint-Martin-de-Tours, Marmoutier, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Denis). |
Ses alliances familiales avaient favorisé son élection comme «roi des Francs» par l'aristocratie: il était frère d’Othon (duc de Bourgogne), beau-frère de Richard (duc de Normandie), et gendre de Guillaume III Tête d’Étoupe (duc d’Aquitaine), depuis son mariage en 970 avec la princesse Adélaïde, la fille de Guillaume III.
C'est avec l'avènement de Hugues Capet (en 987) que le premier roi de France (encore désigné comme le «roi des Francs») en vint à parler comme langue maternelle la langue romane vernaculaire (plutôt que le germanique), ce qui sera appelé plus tard comme étant le françois ou françoys (prononcé [franswè]).
Dans le système féodal de l'époque, la France était dirigée par une vingtaine de seigneurs territoriaux, descendants de fonctionnaires ou de guerriers carolingiens, qui détenaient des pouvoirs considérables parfois supérieurs à ceux du roi, comme ce fut le cas, par exemple dans le Nord, avec les comtes de Flandre et les ducs de Normandie, à l'est avec les ducs de Bourgogne et, au sud, avec les ducs d'Aquitaine. En raison des invasions étrangères, ces seigneurs avaient obtenu du roi de vastes territoires en échange de leurs services. La légitimité de Hugues Capet état alors relativement fragile. Par exemple, lorsqu'il s'opposa à son vassal Adalbert de Périgord qui refusait de lever le siège de Tours, le roi lui lui demanda : «Qui t'as fait comte?» Et le vassal de lui répondre: «Qui t'as fait roi?»
Hugues Ier sera le fondateur de la dynastie des Capétiens et s'appuiera sur des règles d'hérédité, de primogéniture (priorité de naissance) et d'indivisibilité des terres domaniales. C'est donc Hugues Capet qui remplaça la monarchie élective en vigueur sous les derniers Carolingiens en une monarchie héréditaire. D'ailleurs, Hugues Capet avait fait élire et sacrer son fils aîné Robert quelques mois après sa propre élection, soit le 25 décembre 987. La dynastie des Capétiens réussit à renforcer ainsi l'autorité royale et entreprit la tâche d'agrandir ses domaines. Contrairement aux rois précédents qui transportaient leur capitale d'une ville à l'autre, les Capétiens se fixèrent à Paris.
1.2 Le premier «roi de France»
Ce n'est qu'en 1119 que le roi Louis VI le Gros (qui régna de 1108 à 1137), un descendant de Hugues Capet, se proclama, dans une lettre au pape Calixte II «roi de France» (rex Franciai), plus précisément «roi de la France», non plus des Francs, et «fils particulier de l’Église romaine». C'est le premier texte où il est fait référence au mot France. D'où le mot français (et «françois» ou «françoys»). En réalité, c'est le mot françois ou françoys (prononcé [franswè]) qui était attesté à l'époque, le mot francien ayant été créé en 1889 par le philologue Gaston Paris pour faire référence au «français de l'Île-de-France» du XIIIe siècle, par opposition au picard, au normand, au bourguignon, au poitevin, etc. Mais il faut aussi considérer qu'au début du XIIIe siècle le terme françois ou françoys désignait autant la langue du roi que le parler de l'Île-de-France ou même toute autre variété d'oïl (picard, champenois, normand, etc.). Autrement dit, la notion de «françoys» recouvrait une réalité linguistique encore assez floue. Les mots France, Franc et françoys étaient souvent utilisés de façon interchangeable, que ce soit pour désigner le pays, le pouvoir ou la langue du pouvoir.
Dans
les conditions féodales, les divergences
qui existaient déjà entre les parlers locaux se développèrent
et s'affermirent. Chaque village ou chaque ville eut son parler distinct: la
langue évolua partout librement, sans contrainte. Ce que nous appelons
aujourd'hui l'ancien français correspondait à un
certain nombre de variétés linguistiques essentiellement
orales, hétérogènes géographiquement, non normalisées
et non codifiées. Les dialectes se multipliaient et se divisaient en
trois grands ensembles assez nettement individualisés, comme on les retrouve
encore aujourd'hui (voir la carte de
la France dialectale): les langues
d'oïl au nord, les langues d'oc au sud, le
franco-provençal
en Franche-Comté, en Savoie, au Val-d'Aoste (Italie) et dans l'actuelle Suisse romande. L'une des premières attestations de l'expression langue
d'oc est attribuée à l'écrivain florentin Dante Alighieri (1265-1321).
Dans son De Vulgari Eloquentia («De l'éloquence vulgaire») rédigé
vers 1305 en latin, celui-ci
classait les trois langues romanes qu'il connaissait d'après la façon de dire oui dans chacune
d'elles (par exemple, oïl, oc, si), d'où la distinction
«langue d'oc» (< lat. hoc) au sud et «langue d'oïl» (< lat. hoc ille)
au nord, pour ensuite désigner les parlers italiens (sì < lat. sic). Le
célèbre Florentin
distinguait dans leur façon de dire «oui» les trois grandes branches des
langues romanes (issues du latin) connues: «Nam alii Oc; alii Oil, alii Sì, affirmando loquuntur, ut puta Yispani, Franci et Latini», ce qui signifie
«les uns disent oc, les autres oïl, et les autres si,
pour affirmer, par exemple, comme les Espagnols, les Français et les
Latins».
On peut consulter aussi le texte «Les
domaines d'oc, si et oïl, selon Dante» de MM. J. Lafitte et G. Pépin,
en cliquant ICI, s.v.p.
Bien que le français («françoys») ne soit pas encore une langue officielle
(c'était le latin à l'écrit), il était néanmoins utilisé comme langue véhiculaire
par
les couches supérieures de
la société et dans l'armée royale qui, lors des croisades, le porta en Italie, en Espagne, à Chypre, en Syrie et à Jérusalem.
La propagation de cette variété linguistique se trouva favorisée par la grande mobilité des
Français: les guerres continuelles obligeaient des transferts soudains de
domicile, qui correspondaient à un véritable nomadisme pour les soldats, les
travailleurs manuels, les serfs émancipés, sans oublier les malfaiteurs et les
gueux que la misère générale multipliait. De leur côté, les écrivains, ceux qui
n'écrivaient plus en latin, cessèrent en même temps d'écrire en champenois, en picard ou en normand
pour privilégier le «françoys».
Cette langue «françoise» du Moyen Âge ne paraît pas comme du
«vrai français» pour les
francophones du
XXIe siècle. Il faut passer par la traduction,
tellement cette langue, dont il n'existe que des témoignages écrits
nécessairement déformés par rapport à la langue parlée, demeure différente de celle de notre époque.
Les étudiants anglophones des universités ont moins de difficultés à comprendre
cet ancien français que les francophones eux-mêmes, la langue anglaise étant
bien imprégnée de cette langue! Voici un texte d'ancien français
rédigé vers 1040 et
extrait de La
vie de saint Alexis. Dans ce document, Alexis renonce à sa femme, à
sa famille et à la «vie dans le monde» pour vivre pauvre et chaste. C'est l'un des premiers textes écrits en ancien français qui nous soit
parvenu. Il s'agit ici d'un petit extrait d'un poème de 125 strophes. Ce n'est donc
pas une transcription fidèle de la langue parlée du
XIe siècle,
même s'il faut savoir que la graphie était relativement phonétique et qu'on
prononçait toutes les lettres:
Ancien français 1. bons fut li secles al tens ancïenur
Français contemporain 1. Le monde fut bon au temps passé, Pour un francophone contemporain, il ne s'agit pas d'un texte
français, mais plutôt d'un texte qui ressemble au latin. Pourtant, ce n'est plus
du latin, mais du français, un français très ancien dont les usages sont perdus depuis fort
longtemps.
1.3 L'expansion du français en
Angleterre Au cours du
- L'assimilation des
Vikings Les Vikings de Normandie, comme cela
avait été le cas avec les Francs, perdirent graduellement leur langue
scandinave, le vieux norrois apparenté au
danois. Dans leur duché, désormais libérés de la nécessité de piller pour
survivre, les Vikings devinrent sédentaires et fondèrent des familles avec les
femmes du pays. Celles-ci parlaient ce qu'on appellera plus tard le normand,
une langue romane qu'elles ont apprise naturellement à leurs enfants. On estime que le langue des Vikings,
encore vivante à Bayeux au milieu du
Moins d'un siècle après leur
installation en Normandie, ces anciens Vikings, devenus des Normands, prirent de
l'expansion et partirent chercher fortune par petits groupes en Espagne en
combattant les Maures aux côtés des rois chrétiens du Nord (1034-1064), ainsi
qu'en Méditerranée, en Italie du Sud et en Sicile, jusqu’à Byzance, en Asie
mineure et en «Terre Sainte» lors des croisades. Partout, les Normands
répandirent le français hors de France.
- Les prétentions à la couronne anglaise
De plus, le duc de Normandie devint plus puissant que le roi de
France avec la conquête de l'Angleterre. Rappelons que les Normands étaient
depuis longtemps en contact avec l'Angleterre; ils occupaient la plupart des
ports importants face à l’Angleterre à travers la Manche. Cette proximité
entraîna des liens encore plus étroits lors du mariage en 1002 de la fille
du duc Richard II de Normandie, Emma, au roi Ethelred II d'Angleterre. À la mort d'Édouard d'Angleterre en 1066, son cousin,
le duc de Normandie appelé alors Guillaume le Bâtard — il était le fils
illégitime du duc de Normandie, Robert le Magnifique, et d'Arlette, fille d'un
artisan préparant des peaux — décida de faire valoir ses
droits sur le trône d'Angleterre.
C'est par sa
parenté avec la reine Emma (décédée en 1052) que
Guillaume, son petit-neveu, prétendait à la couronne anglaise. Selon
les anciennes coutumes scandinaves, les mariages dits en normand à la
danesche manere («à la danoise») désignaient la bigamie pratiquée par les
Vikings implantés en Normandie et, malgré leur conversion officielle au
christianisme, certains Normands avaient plusieurs femmes. Or, les enfants nés
d'une frilla, la seconde épouse, étaient considérés comme parfaitement
légitimes par les Normands, mais non par l'Église. Autrement dit, Guillaume
n'était «bâtard» qu'aux yeux de l'Église, car il était légalement le
successeur de son père, Robert le Magnifique (v. 1010-1035).
- La bataille de Hastings (14 octobre 1066)
Avec une armée
de 6000 à 7000 hommes, quelque 1400 navires (400 pour les hommes et 1000 pour
les chevaux) et... la bénédiction du pape, Guillaume II de Normandie débarqua dans le Sussex, le 29 septembre, puis se
déplaça autour de Hastings où devait avoir lieu la confrontation avec le roi
Harold II. Mais les soldats de Harold, épuisés, venaient de parcourir 350 km à
pied en moins de trois semaines, après avoir défait la dernière invasion
viking à Stamford Bridge, au centre de l'Angleterre, le 25 septembre 1066. Le 14 octobre, lors de la bataille de Hastings,
qui ne dura qu'une journée, Guillaume réussit à battre Harold II, lequel fut même tué.
- Les nouveaux maîtres et la
langue Le duc Guillaume II de Normandie,
appelé en Angleterre «William the Bastard» (Guillaume
le Bâtard), devint ainsi «William the
Conqueror» (Guillaume le Conquérant).
Le jour de Noël, il fut couronné roi en l'abbaye de Westminster sous le nom de
Guillaume Le nouveau roi s'imposa progressivement comme
maître de l'Angleterre durant les années qui suivirent. Il évinça la noblesse
anglo-saxonne qui ne l'avait pas appuyé et favorisa ses barons normands et
élimina aussi les prélats et les dignitaires ecclésiastiques anglo-saxons en
confiant les archevêchés à des dignitaires normands. On estime à environ 20
000 le nombre de Normands qui se fixèrent en Angleterre à la suite du
Conquérant. Par la suite, Guillaume I Après vingt ans de
règne, l'aristocratie anglo-saxonne était complètement disparue pour laisser
la place à une élite normande, tandis qu'il n'existait plus un seul Anglais
à la tête d'un évêché ou d'une abbaye. La langue anglaise prit du recul au
profit du franco-normand. Guillaume
2. quer feit iert e justise et amur,
3. si ert creance, dunt ore n'i at nul prut;
4. tut est müez, perdut ad sa colur:
5. ja mais n'iert tel cum fut as anceisurs.
6. al tens Nöé et al tens Abraham
7. et al David, qui Deus par amat tant,
8. bons fut li secles, ja mais n'ert si vailant;
9. velz est e frailes, tut s'en vat remanant:
10. si'st ampairet, tut bien vait remanant
11. puis icel tens que Deus nus vint salver
12. nostra anceisur ourent cristïentet,
13. si fut un sire de Rome la citet:
14. rices hom fud, de grant nobilitet;
15. pur hoc vus di, d'un son filz voil parler.
16. Eufemïen -- si out annum li pedre --
17. cons fut de Rome, des melz ki dunc ieret;
18. sur tuz ses pers l'amat li emperere.
19. dunc prist muiler vailante et honurede,
20. des melz gentils de tuta la cuntretha
21. puis converserent ansemble longament,
22. n'ourent amfant peiset lur en forment
23. e deu apelent andui parfitement:
24. e Reis celeste, par ton cumandement
25. amfant nus done ki seit a tun talent.
2. Car il y avait foi et justice et amour,
3. Et il y avait crédit ce dont maintenant il n'y a plus beaucoup;
4. Tout a changé, a perdu sa couleur:
5. Jamais ce ne sera tel que c'était pour les ancêtres.
6. Au temps de Noé et au temps d'Abraham
7. Et à celui de David, lesquels Dieu aima tant.
8. Le monde fut bon, jamais il ne sera aussi vaillant;
9. Il est vieux et fragile, tout va en déclinant:
10. Tout est devenu pire, bien va en déclinant (?)
11. Depuis le temps où Dieu vint nous sauver
12. Nos ancêtres eurent le christianisme.
13. Il y avait un seigneur de Rome la cité:
14. Ce fut un homme puissant, de grande noblesse;
15. Pour ceci je vous en parle, je veux parler d'un de ses fils.
16. Eufemïen -- tel fut le nom du père --
17. Il fut comte de Rome, des meilleurs qui alors y étaient
18. L'empereur le préféra à tous ses pairs.
19. Il prit donc une femme de valeur et d'honneur,
20. Des meilleurs païens de toute la contrée.
21. Puis ils parlèrent ensemble longuement.
22. Qu'ils n'eurent pas d'enfant; cela leur causa beaucoup de peine.
23. Tous les deux ils en appellent à Dieu parfaitement
24. «Ô! Roi céleste, par ton commandement,
25. Donne-nous un enfant qui soit selon tes désirs.»
Le françois de France, pour sa part, acquit également un grand prestige dans toute l'Angleterre aristocratique. En effet, comme tous les juges et juristes étaient recrutés en France, le «françois» de France devint rapidement la langue de la loi et de la justice, sans compter que de nombreuses familles riches et/ou nobles envoyaient leurs enfants étudier dans les villes de France.
Le premier roi de la dynastie des
Plantagenêt, Henri II (1133-1189), du fait de son mariage avec Aliénor d'Aquitaine
en 1152, englobait, outre l'Irlande et l'Écosse, plus de la moitié
occidentale de la France. Bref, Henri II gouvernait un royaume allant de
l'Écosse aux Pyrénées: c'était la plus grande puissance potentielle de
l'Europe. Par la suite, Philippe Auguste (1180-1223) reprit aux fils d'Henri II,
Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, la majeure partie des
possessions françaises des Plantagenêt (Normandie,
Maine, Anjou, Touraine, Poitou, Aquitaine, Limousin et Bretagne).
À ce moment, toute la monarchie anglaise parlait français (le «françois»), et ce, d'autant plus que les rois anglais épousaient systématiquement des princesses françaises (toutes venues de France entre 1152 et 1445). Il faut dire aussi que certains rois anglais passaient plus de temps sur le continent qu'en Grande-Bretagne. Ainsi, Henri II d'Angleterre passa 21 ans sur le continent en 34 ans de règne. |
Lorsque, en 1259, Henri III d'Angleterre (1216-1272) renonça officiellement à la possession de la Normandie, la noblesse anglaise eut à choisir entre l'Angleterre et le Continent (France), ce qui contribua à marginaliser le franco-normand au profit, d'une part, du français parisien, d'autre part, de l'anglais.
1.4 La langue du roi de France
Au cours du XIIe siècle, on commença à utiliser
le «françois» à l'écrit, particulièrement dans
l'administration royale, qui l'employait parallèlement au latin. Sous Philippe
Auguste (1165-1223), le roi de France avait considérablement agrandi le
domaine royal: après l'acquisition de l'Artois, ce fut la Normandie, suivie de
la Touraine, de l'Anjou et du Poitou. C'est sous son règne que se développa
l'administration royale avec la nomination des baillis dans le nord du pays, des
sénéchaux dans le Sud.
Mais
c'est au XIIIe siècle qu'apparurent des œuvres littéraires
en «françois». À la fin de ce siècle, le «françois» s'écrivait
en Italie (en 1298, Marco Polo rédigea ses récits de voyages
en françois), en Angleterre (depuis la conquête de Guillaume
le Conquérant), en Allemagne et aux Pays-Bas. Évidemment,
le peuple ne connaissait rien de cette langue, même en Île-de-France
(région de Paris) où les dialectes locaux continuaient de
subsister.
Lorsque Louis IX
(dit «saint Louis») accéda au trône de France (1226-1270), l'usage du
«françois» de la Cour avait plusieurs longueurs d'avance sur les autres
parlers en usage, mais il n'était pas parlé partout en France. Au fur et à mesure que s'affermissait
le domaine royal et la centralisation du pouvoir, la langue du roi de France
gagnait du terrain, particulièrement sur les autres variétés d'oïl. Mais,
pour quelques siècles encore, le latin gardera ses prérogatives à
l'écrit et dans les écoles pendant que les «patois» resteront l'apanage
à l'oral des classes populaires dans presque toute la France.
De fait, après plusieurs victoires militaires royales, ce «françois» prit le pas sur les les autres langues d'oïl (orléanais, champenois, angevin, bourbonnais, gallo, picard, etc.) et s'infiltra dans les principales villes du Nord avant d'apparaître dans le Sud. À la fin de son règne, Louis IX était devenu le plus puissant monarque de toute l'Europe, ce qui allait assurer un prestige certain à sa langue, que l'on appelait encore le françois. |
À l'époque de l'ancien français
(ou françois),
les locuteurs semblent avoir pris conscience de la diversité linguistique des
parlers du nord de la France. Comme les parlers d'oïl différaient quelque peu,
ils étaient généralement perçus comme des variations locales d'une même langue
parce que de village en village chacun se comprenait. Thomas d'Aquin
(1225-1274), théologien de l'Église catholique, donne ce témoignage au sujet
de son expérience: «Dans une même langue [lingua], on trouve diverses
façons de parler, comme il apparaît en français, en picard et en bourguignon;
pourtant, il s'agit d'une même langue [loquela].» Cela ne signifie pas
cependant que la communication puisse s'établir aisément. De plus, les
jugements de valeur sur les «patois» des autres étaient fréquents. Dans le
Psautier de Metz (ou Psautier lorrain) rédigé vers 1365, l'auteur,
un moine bénédictin de Metz, semble déplorer que les différences de langage
puisse compromettre la compréhension mutuelle:
En français d'époque Et pour ceu que nulz ne tient en son parleir ne rigle certenne, mesure ne raison, est laingue romance si corrompue, qu'a poinne li uns entent l'aultre et a poinne puet on trouveir a jour d'ieu persone qui saiche escrire, anteir ne prononcieir en une meismes meniere, mais escript, ante et prononce li uns en une guise et li aultre en une aultre. |
En français d'aujourd'hui [Et parce que personne, en parlant, ne respecte ni règle certaine ni mesure ni raison, la langue romane est si corrompue que l'on se comprend à peine l'un l'autre et qu'il est difficile de trouver aujourd'hui quelqu'un qui sache écrire, converser et prononcer d'une même façon, mais chacun écrit, converse et prononce à sa manière.] |
Conon de Béthune (v. 1150-1220) est un trouvère
né en Artois et le fils d'un noble, Robert V de Béthune. Il a participé aux
croisades et a tenu à son époque un rôle politique important. Il doit surtout
sa renommée aux chansons courtoises qu'il a écrites. Lors d'un séjour à la
cour de France en 1180, il chanta ses œuvres devant Marie de Champagne et
Adèle de Champagne, la mère du roi Philippe Auguste. Le texte qui suit est
significatif à plus d'un titre, car Conon de Béthune oppose deux «patois», le
picard d'Artois et le «françois» de l'Île-de-France:
La roine n'a pas fait
ke cortoise, Ki me reprist, ele et ses fieux, li rois, Encor ne soit ma parole françoise; Ne child ne sont bien apris ne cortois, Si la puet on bien entendre en françois, S'il m'ont repris se j'ai dit mots d'Artois, Car je ne fui pas norris à Pontoise. |
[La reine ne s'est pas
montrée courtoise, lorsqu'ils m'ont fait des reproches, elle et le roi, son fils. Certes, mon langage n'est pas celui de France, mais on peut l'apprendre en bon français. Ils sont malappris et discourtois ceux qui ont blâmé mes mots d'Artois, car je n'ai pas été élevé à Pontoise.] |
Si le poète considère que ses «mots d'Artois»
constituent une variante légitime du français, le roi et la reine estiment que
l'emploi des picardismes est une façon de ne pas respecter le bon usage de la
Cour et qu'il faut adopter une langue plus proche de celle du roi, ce qu'on
appelle alors le «langage de France», c'est-à-dire la «langue de
l'Île-de-France». Déjà à cette époque, les parlers locaux sont perçus de façon
négative. Dans le Tournoi de Chauvency écrit en 1285, le poète
Jacques Bretel oppose le «bon françois» au «valois dépenaillé» (walois despannei):
Lors commença a fastroillier Et le bon fransoiz essillier, Et d'un walois tout despannei M'a dit: «Bien soiez vos venei, Sire Jaquemet, volontiers.» |
[Il commença alors à
baragouiner et à massacrer le bon français, dans un valois tout écorché il me dit: «Soyez le bienvenu, Monsieur Jacquemet, vraiment!»] |
Dans d'autres textes, on parle du «langage de
Paris». Ce ne sont là que quelques exemples, mais ils témoignent éloquemment
que le «françois» parlé à la Cour du roi et à Paris jouissait dans les milieux
aristocratiques d'un prestige supérieur aux autres parlers. Ainsi, la norme
linguistique choisie devient progressivement le «françois» de l'Île-de-France
qui se superposa aux autres langues, sans les supprimer. Mais il faut faire
attention, car la langue nationale qui commence à s'étendre au royaume de
France n'est pas le «langage de Paris», plus précisément le parler des
«vilains», c'est-à-dire celui des manants, des paysans et des roturiers, mais
c'était le «françois»
qui s'écrivait et qui était parlé à la cour de France, c'est-à-dire la variété
cultivée et socialement valorisée du «françois». Voici un témoignage intéressant à ce sujet;
il provient d'un poème biblique (1192) rédigé par un chanoine du nom de
Evrat,
de la collégiale Saint-Étienne de Troyes:
Tuit li languages sunt et
divers et estrange Fors que li languages franchois: C'est cil que deus entent anchois, K'il le fist et bel et legier, Sel puet l'en croistre et abregier Mielz que toz les altres languages. |
[Toutes les langues sont
différentes et étrangères si ce n'est la langue française; c'est celle que Dieu perçoit le mieux, car il l'a faite belle et légère, si bien que l'on peut l'amplifier ou l'abréger mieux que toutes les autres.] |
Selon ce point de vue, le «françois» est ni plus ni moins de nature divine! C'est la plus belle langue, après le latin, et après le grec et l'hébreu, les trois langues des Saintes Écritures. Mais ce français c'était également le «françois» de l'Administration royale, celui des baillis et des sénéchaux, qui devaient être gentilshommes de nom et d'armes, ainsi que de leurs agents (prévôts, vicomtes, maires, sergents, forestiers, etc.). Ce personnel administratif réparti dans toute la France exerçait au nom du roi tous les pouvoirs: ils rendaient la justice, percevaient les impôts, faisaient respecter la loi et l'ordre, recevaient les plaintes des citoyens, etc. Ces milliers de fonctionnaires — déjà 12 000 vers 1500 — étaient bilingues et pouvaient s'exprimer dans un «françois» assez normalisé. Près du tiers des commis de l'État se trouvait à Paris, que ce soit au Parlement, à la Chambre des comptes, à la Chancellerie, à la Cour du trésor, à la Cour des aides, etc. À la fin du Moyen Âge, on trouvait partout en France des gens pouvant se faire comprendre en «françois». Dans son Esclarcissement de la langue francoyse écrit en anglais (1530), John Palsgrave apporte ce témoignage: «Il n'y a pas non plus d'homme qui ait une charge publique, qu'il soit capitaine, ou qu'il occupe un poste d'indiciaire, ou bien qu'il soit prédicateur, qui ne parle le parfait françois, quel que soit son lieu de résidence.» D'ailleurs, dès 1499, une ordonnance royale exigeait que les sergents royaux sachent lire et écrire le «françois».
Tous ces gens écrivaient et produisaient en français des actes, procès-verbaux, comptes, inventaires, suppliques, pétitions, etc. C'est ainsi que la bureaucratisation a pu jouer un rôle primordial dans l'expansion de la «langue du roi». À partir du XIIe siècle, on s'est mis à écrire des chansons de geste, des chansons de trouvère, des fabliaux, des contes, des ouvrages historiques, des biographies de saints, des traductions de la Bible, etc., le tout en «françois du roi». Avec l'apparition de l'imprimerie dès 1470 en France, le français du roi était assuré de gagner la partie sur toute autre langue dans le royaume.
En même temps, les paysans qui constituaient quelque 90 % de la population, continuaient de pratiquer leur langue maternelle régionale. Parfois, des mots du «françois» pouvaient s'implanter dans leur vocabulaire, mais sans plus. Dans les écoles, on enseignait le latin, quitte à passer par le «françois» ou le patois pour expliquer la grammaire latine. Avec le temps, les écoles des villes se mirent à enseigner la langue françoise. À la fin du Moyen Âge, la majorité des citadins pouvait lire le «françois», sans nécessairement l'écrire. Dans les campagnes, l'analphabétisme régnait, mais beaucoup de paysans pouvaient lire en «françois» des textes simples comme des contrats de mariage, des testaments, des actes de vente, des créances, etc.
L'ancien français a transformé considérablement la langue romane au point de la rendre méconnaissable.
2.1 Le système phonétique
L'ancien français présentait un système phonétique de transition très complexe, qui ne devait pas durer. Il possédait de nombreux sons ignorés aussi bien du latin et du roman que du français moderne. Cet ancien français du
XIIe siècle se caractérise par la surabondance au plan phonétique. Il s'agit bien de surabondance plutôt que de richesse fonctionnelle, car si le nombre des voyelles et des consonnes demeure élevé, leur rendement phonologique s'avère faible.- La prononciation des consonnes
En finale de mot, la règle était de prononcer toutes les consonnes écrites. Cependant, les lettres n'avaient pas la même valeur qu'on leur donne actuellement. Ainsi, le -t final s'est prononcé [θ] (comme le th sourd de l'anglais) jusqu'à la fin du XIe siècle, dans des mots comme aimet, chantet et vertut; toutefois, ce [θ] constrictif est tombé en désuétude et il devait être rare dès le début du XIIe siècle. Contrairement à ce qui se passe en français moderne, tous les -s du pluriel se faisaient entendre. Par exemple, chevaliers et les omes (hommes) se prononçaient [tchëvaljèrs] et [lèzom-mës]. La lettre finale -z des mots tels amez (aimez), chantez, dolz (doux) avait la valeur de l'affriquée [ts]. Enfin, la lettre -l était mouillée (palatalisée) en [λ] en fin de mot: il = [iλ], soleil = [sòlèλ], peril = [periλ].
Rappelons que la période romane avait introduit la prononciation d'un [h] dit «aspiré» dans des mots d'origine francique comme honte, haine, hache, haïr, hêtre, héron. etc. Cette prononciation du [h] s'est atténuée au cours de l'ancien français, qui finira par ne plus écrire le h initial dans la graphie. Par exemple, le mot « homme» du français moderne s'écrivait ome (du latin hominem) en ancien français. Le h graphique a été réintroduit dans les siècles suivants soit par souci étymologique (p. ex. ome < lat. hominem > homme) soit pour interdire la liaison (p. ex. harnais, hutte, etc.).
L'un des traits caractéristiques de cet état de langue ancien résidait dans la présence des consonnes affriquées. Au nombre de quatre, elles correspondaient aux sons [ts], [dz], [tch] et [dj]comme dans djihad. Dans la graphie, elles étaient rendues respectivement par c (devant e et i) et -z en finale, par z à l'intérieur du mot, par ch, et par g (devant e et i) ou j (devant a, o, u). Le graphème ë correspond au son [e] neutre comme dans cheval ou chemin; en finale de mot, les e se prononçaient tous: cire, place, argile, d'où le [ë] dans le tableau ci-dessous.
Lettres | Son | Ancien français | Prononciation | Français moderne |
c + i c + e -z |
[ts]
|
cire place amez |
[tsirë] [platsë] [amèts] |
cire place aimez |
-z- |
[dz] |
treize raizon |
[treidzë] [raidzon-n] |
treize raison |
g + e g + i j + a |
[dj]
|
gesir argile jambe |
[djézir] [ardjilë]
[djam-mbë] |
gésir argile jambe |
ch- | [tch]
|
chief sache riche |
[tchièf] [satchë] [ritchë] |
chef sache riche |
Dans certains mots, les consonnes nasales [m] et [n], comme on les connaît en français contemporain, avaient déjà perdu leur articulation propre à la finale dans des mots comme pain, faim, pont, blanc, brun, etc. En fait, la consonne nasale était combinée avec la voyelle qui la précède et on ne la prononçait plus, et ce, même si elle était conservée dans la graphie: pain , bon, faim, etc.
En général, en ancien français, les consonnes nasales pouvaient garder leur articulation propre et n'étaient pas nasalisées avec la voyelle précédente (comme aujourd'hui): on prononçait distinctement la voyelle nasale ET la consonne nasale. Par exemple, on prononçait les mots bien, bon, jambe, sentir, rompre, etc., en faisant bien sentir la consonne [n] ou [m]. Par exemple, dans l'adjectif bonne, non seulement la consonne était prononcée (comme aujourd'hui), mais la voyelle [ò] était nasalisée (ce qui n'est plus le cas) et la voyelle finale, prononcée: [bon + n + në], [bien + n], [djam + bë], [sen + tir], [rom + m + prë]. Il faudrait noter aussi la chute de [s] devant une consonne sourde: hoste > hôte; maistre > maître; teste > tête; coustume > coutume; forest > forêt.
- La prononciation des voyelles
Comparé au système consonantique, le système vocalique (voyelles) est encore plus complexe en ancien français du XIIe siècle. En fait, on à peine à imaginer aujourd'hui cette surabondance des articulations vocaliques («voyelles») dont était caractérisée l'ancienne langue française. De plus, il est difficile de déterminer si ces articulations étaient toutes des phonèmes ou si plusieurs de celles-ci correspondaient plutôt à des variantes combinatoires; certains spécialistes n'hésitent pas à croire qu'il s'agissait d'un système phonologique plutôt que simplement phonétique.
Les voyelles de l'ancien français étaient les suivantes:
- 9 voyelles orales: [i], [é], [è], [a], [o], [ò], [ou], [ü], [ë]
- 5 voyelles nasales: [an], [ein], [in], [oun], [ün]
- 11 diphtongues orales: [ie], [ue], [ei], [òu], [ai], [yi], [oi], [au], [eu], [èu], [ou]
- 5 diphtongues nasalisées: [an-i], [ein-i], [i-ein], [ou-ein], [u-ein]
- 3 triphtongues: [ieu], [uou], [eau]
Ce système donne un total impressionnant de 33 voyelles. Le français moderne en compte maintenant 16 et, par rapport aux autres langues, on peut considérer que c'est déjà beaucoup. Il s'agit là d'un système que l'on pourrait qualifier d'«anormal» dans l'histoire; d'ailleurs, il sera simplifié au cours dès le
XIIIe siècles.Au début du
XIIe siècle, les voyelles notées avec deux lettres correspondaient à des diphtongues. On en comptait 16, dont 11 orales et 5 nasales. Autrement dit, toutes les lettres écrites se prononçaient. Le groupe oi était diphtongué en [oi], comme dans le mot anglais boy que l'on transcrirait phonétiquement [bòj] ou [bòi]; par exemple, roi se prononçait [ròj] (ou [ròi]. Pour les autres diphtongues, il fallait prononcer en une seule émission les deux «parties» de la voyelle: [ie], [ue], [ei], etc. Voici des exemples d'anciennes diphtongues dont on retrouve les traces encore dans la graphie d'aujourd'hui: fou, voir, feu, sauver, saut, douleur, chaise, causer, truite, etc. La diphtongue [au] était prononcée [ao] plutôt que [au], et elle est demeurée diphtonguée durant tout le début du Moyen Âge dans des mots comme saut, sauver, etc. Elle se réduira à [o] au cours du XVIe siècle.L'ancien français possédait aussi des triphtongues: [ieu], [uou], [eau]. On en retrouve des vestiges dans des mots contemporains en [eau] comme oiseau, beau, drapeau; en ancien français ces mêmes voyelles étaient triphtonguées, plus du tout aujourd'hui.
Au cours des XIIIe et XIVe siècles, l'ancien français continuera d'évoluer. Ainsi, la graphie oi est passée de la prononciation en [oi] comme dans boy à [oé], puis [oè] et finalement [wè]: des mots comme roi, moi, loi, toi, etc., étaient donc prononcés [rwè], [mwè], [lwè], [twè], etc. La prononciation en [wa] était déjà attestée au XIIIe siècle, mais elle n'était pas généralisée. Certains critiquaient cette prononciation en [wa], car elle était surtout employée par les classes modestes; elle triomphera à la Révolution française.
Il est difficile de se faire une idée de ce qu'était, au XIIIe siècle, la prononciation de l'ancien français. En guise d'exemple, prenons ce vers tiré de la Chanson de Roland:
des peaux de chievres blanches |
[des peaux de chèvres blanches] |
dé-ss péawss de tchièvress blan-ntchess |
À cette époque, l'écriture était phonétique: toutes les lettres devaient se prononcer. Par rapport à la prononciation actuelle [dé-po-t'chèvr' blanch], on disait donc alors, en prononçant toutes les lettres: dé-ss péawss de tchièvress blan-ntchess. Ce qui donne 26 articulations contre 13 aujourd'hui, où l'on ne prononce plus les -s du pluriel. C'est donc une langue qui paraîtrait rude à plus d'une oreille contemporaine, sans compter la «truculence verbale» courante à l'époque. À cet égard, on aura intérêt à lire le petit extrait du Roman de Renart (fin du XIIIe siècle) reproduit ici:
Fin XIIIe siècle1. Dame Hermeline ot la parole
|
Traduction contemporaine1. Dame Hermeline prit la parole,
|
4.2 La grammaire
Au plan morpho-syntaxique, l'ancien français conservait encore sa déclinaison à deux cas (déclinaisons) et l'ordre des mots demeurait assez libre dans la phrase, généralement simple et brève. Jusqu'au
XIIIe siècle, les deux cas de l'ancien français sont les mêmes que pour la période romane: le cas sujet (CS) et le cas régime (CR) issu de l'accusatif latin.
Déclinaison I: CS (cas sujet)
CR (cas non sujet)li murs (le mur)
le mur (le mur)li mur (les murs)
les murs (les murs)Déclinaison II: CS (cas sujet)
CR (cas non sujet)li pere (le père)
le pere (le père)le pere (les pères)
les peres (les pères)Déclinaison III: CS (cas sujet)
CR (cas non sujet)li cuens (le comte)
le comte (le comte)li comte (les comtes)
les comtes (les comtes)
De façon générale, c'est le cas régime (autre que sujet) qui a persisté en français, car la déclinaison à deux cas a commencé à s'affaiblir dès le
XIIIe siècle et, à la fin du XIVe siècle, le processus était rendu à son aboutissement: il ne restait plus qu'un seul cas, le cas régime. C'est sur celui-ci que repose la forme des mots français d'aujourd'hui.- L'article
Une autre innovation concerne l'apparition de l'article en ancien français, alors que le latin n'avait pas d'article, son système sophistiqué de déclinaison pouvant se passer de ce mot outil. Le français a développé un système d'articles à partir des démonstratifs ille/illa/illud, qui ont donné les déterminants appelés «articles définis». Les articles en ancien français se déclinaient comme les noms en CS et CR, au masculin comme au féminin. Alors qu'en français moderne, on a l'opposition le / la / les, l'ancien français opposait li / le (masc.), la (fém.) et les (plur.).
Article défini |
MASCULIN | FÉMININ | ||
Singulier | Pluriel | Singulier | Pluriel | |
CS | li | li | la | les |
CR | le | les |
Pour l'article indéfini, ce sont les formes uns / un (masc.) et une (fém.), alors que le pluriel était toujours marqué par uns (en français moderne: des).
Article indéfini |
MASCULIN | FÉMININ | ||
Singulier | Pluriel | Singulier | Pluriel | |
CS | uns | uns | une | unes |
CR | un |
- L'emploi du genre
De façon générale, la marque du genre se trouvait en latin dans la désinence des noms et des adjectifs, c'est-à-dire dans leur terminaison. Dans l'évolution du latin vers l'ancien français, les marques du genre ont perdu leurs caractéristiques d'origine. Pour simplifier la description, on peut indiquer les grandes tendances suivantes:
1) La déclinaison féminine en -as a donné des mots du genre féminin en français: rosam > rose / rosas > roses.
2) Les pluriels neutres latins en -a ont également donné des mots au féminin en français: folia > feuille; arma > arme.
3) Les mots masculins latins en -is sont devenus masculins en français: canis > chien; panis> pain; rex/regis > roi.
4) Les noms latins terminés en -er sont aussi devenus masculins: pater > père; frater > frère; liber > livre.
Pendant la période romane, le latin a perdu le neutre qui a été absorbé par le masculin; par exemple, granum > granus > grain (masc.). Du neutre latin, granum et lactis sont passés au masculin en français; du masculin latin, floris est passé au féminin en français; par contre, gutta et tabula sont restés au féminin; mais burra (bure) a conservé le féminin du latin pour passer au masculin lorsqu'il a désigné le «bureau» en français.
Cependant, beaucoup de mots d'ancien français ont changé de genre au cours du Moyen Âge. Ainsi, étaient féminins des mots comme amour, art, évêché, honneur, poison, serpent; aujourd'hui, ces mots sont masculins. À l'opposé, des mots aujourd'hui féminins étaient alors masculins: affaire, dent, image, isle (île), ombre, etc.
- La féminisation
L'ancien français semble une langue moins sexiste que le français contemporain, du moins si l'on se fie à certaines formes qui existaient à l'époque. Voici une liste de mots au masculin et au féminin:
|
Notons aussi l'opposition damoiselle (fém.) / damoisel
(masc.) ou damoiselle/damoiseau pour désigner les jeunes nobles
(femmes ou hommes), qui n'étaient pas encore mariés. Au cours des siècles,
seul le mot demoiselle est resté dans la langue, alors que les formes
masculines damoisel/damoiseau sont disparues.
Après tous ces changements, on ne se surprendra pas qu'on en soit arrivé à une répartition arbitraire des genres en français moderne. |
Dans le Guide Guide d’aide à la féminisation des noms (1999), les
auteurs rapportent des exemples de termes féminisés tirés du Livre de
la Taille de Paris de l’an 1296 et 1297 :
aiguilliere, archiere, blaetiere, blastiere, bouchere, boursiere, boutonniere, brouderesse, cervoisiere, chambriere, chandeliere, chanevaciere, chapeliere, coffriere, cordiere, cordoaniere, courtepointiere, couturiere, crespiniere, cuilliere, cuisiniere, escueliere, estuveresse, estuviere, feronne, foaciere, fourniere, from(m)agiere, fusicienne, gasteliere, heaulmiere, la(i)niere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere, etc. |
- La numération
Il faut mentionner également le système de numération qui a profondément été modifié en ancien français. Les nombres hérités du latin correspondent aux nombres de un à seize. Le nombre dix-sept, par exemple, est le premier nombre formé d'après un système populaire (logique) qui sert pour tous les nombres suivants: 10 + 7, 10 + 8, 10 + 9, etc. En ce qui concerne les noms des dizaines, le latin possédait un système décimal; ainsi, dix (< decem) vingt (< viginti), trente (< tringinta), quarante (< quadraginta), cinquante (< quinquageni) et soixante (< sexaginta) sont d'origine latine. Il en est de même pour les formes employées en Belgique et en Suisse telles que septante (< septuaginta > septante), octante (< octoginta) ou huitante (< octoginta > oitante) et nonante (< nonaginta) dans septante-trois, octante-neuf (ou huitante-neuf), nonante-cinq, etc.
Mais, l'ancien français a adopté dès le XIIe siècle la numération normande (d'origine germanique) qui était un système vicésimal, ayant pour base le nombre vingt (écrit vint ou vin). Ce système était courant chez les peuples d'origine germanique. Selon ce système, on trouvait les formes vingt et dix (écrites vins et dis) pour 30, deux vins pour 40, trois vins pour 60, quatre vins pour 80, cinq vins pour 100, six vins pour 120, dis vins pour 200, quinze vins pour 300, etc. Encore au XVIIe siècle, des écrivains employaient le système vicésimal. Ainsi, Racine écrivait à Boileau: «Il y avait hier six vingt mille hommes ensemble sur quatre lignes.»
Le système de numération du français standard est donc hybride: il est à la fois d'origine latine et germanique. Quant à un numéral comme soixante-dix, c'est un mot composé (soixante + dix) de formation romane populaire; il faudrait dire trois-vingt-dix pour rester germanique (normand). Le numéral quatre-vingt-dix est également d'origine normande auquel s'ajoute le composé populaire [+ 10].
C'est l'Académie française qui, au XVIIe siècle, a adopté pour toute la France le système vicésimal pour 70, 80, 90, alors que le système décimal (avec septante, octante, nonante) étaient encore en usage de nombreuses régions; d'ailleurs, ce système sera encore en usage dans certaines régions en France jusque qu'après la Première Guerre mondiale.
- Les verbes
Au Moyen Âge, plusieurs verbes avaient des infinitifs différents de ceux d'aujourd'hui. Ainsi, au lieu de l'infinitif en -er (issu du latin des verbes en -are, par exemple dans cantare > chanter), on employait celui en -ir : abhorrir, aveuglir, colorir, fanir, sangloutir, toussir, etc. On trouvait aussi des infinitifs tout à fait inexistants aujourd'hui : les verbes tistre (tisser), benistre (bénir) et benire (bénir). De plus, de très nombreux verbes, fréquents à l'époque du Moyen Âge, sont aujourd'hui disparus: ardoir (<ardere: brûler), bruire (<*brugere: faire du bruit), chaloir (<calere: avoir chaud), doloir (<dolere: souffrir), enfergier (<en fierges: mettre aux fers), escheler (<eschiele: monter dans une échelle), ferir (<ferire: combattre), nuisir <nocere: nuire), oisever (<*oiseus : être oisif), plaisir <placere: plaire), toster <*tostare: rôtir), vesprer < vesperare: faire nuit).
L'ancien français a fait disparaître certains temps verbaux du latin: le plus-que-parfait de l'indicatif (j'avais eu chanté), le futur antérieur (j'aurais eu chanté), l'impératif futur (?), l'infinitif passé (avoir eu chanter), l'infinitif futur (devoir chanter). En revanche, l'ancien français a créé deux nouvelles formes: le futur en -rai et le conditionnel en -rais. Le latin avait, pour le futur et le conditionnel, des formes composées du type cantare habes (mot à mot: «tu as à chanter»: chanteras), cantare habebas (mot à mot: «tu avais à chanter»: chanterais). Fait important, l'ancien français a introduit le «que» pour marquer le subjonctif; il faut dire que la plupart des verbes étaient semblables au présent et au subjonctif (cf. j'aime / il faut que j'aime).
Enfin, la conjugaison en ancien français ne s'écrivait pas comme aujourd'hui. Jusqu'en moyen français, on n'écrivait pas de -e ni de -s à la finale des verbes de l'indicatif présent: je dy, je fay, je voy, je supply, je rendy, etc. De plus, l'emploi du futur n'a pas toujours été celui qu'il est devenu aujourd'hui. Beaucoup écrivaient je priray (prier), il noura (nouer), vous donrez (donner), j'envoirai (envoyer), je mouverai (de mouver), je cueillirai (cueillir), je fairai (faire), je beuvrai (boire), je voirai (voir), j'arai (avoir), je sarai (savoir), il pluira (pleuvoir).
- Le participe passé
Le participe passé (avec avoir et avec être) existait en ancien français, mais il n'y avait pas de règles d'accord systématique. On pouvait au choix faire accorder le participe passé avec être ou sans auxiliaire, mais on n'accordait que rarement le participe avec avoir.
anc. fr.: Passée a la première porte.
fr. mod.: Elle a passé la première porte.
En général, le participe passé ne s'accordait pas avec un nom qui le suivait: Si li a rendu sa promesse.
Néanmoins, cette langue restait encore assez près du latin d'origine. En fait foi cette phrase, extraite de la Quête du Graal de 1230, correspondant certainement à du latin francisé: «Sache que molt t'a Notre Sire montré grand débonnaireté quand il en la compagnie de si haute pucelle et si sainte t'a amené.» Pour ce qui est de l'orthographe, elle n'était point encore fixée et restait très calquée sur les graphies latines.
- La phrase
La phrase de l'ancien français ressemble relativement à celle du français moderne dans la mesure où elle respecte l'ordre sujet + verbe + complément avec certaines différences, alors que l'ordre des mots en latin pouvait être plus complexe. En voici un exemple tiré de La Mort du roi Arthur, rédigé vers 1120-1240 par un auteur anonyme:
"Sire, fet Agravains, oïl, et ge vos dirai comment." Lors le tret a une part et li dist a conseill : "Sire, il est einsi que Lancelos ainme la reïne de fole amour et la reïne lui. Et por ce qu'il ne pueent mie assembler a leur volenté quant vos i estes, est Lancelos remés, qu'il n'ira pas au tornoiement de Wincestre ; einz i a envoiez ceus de son ostel, si que, quant vos seroiz meüz ennuit ou demain, lors porra il tout par loisir parler a la reïne." | [«Oui, sire, dit Agravain, je vais vous expliquer comment.» Il l'entraîna à l'écart et lui dit à voix basse : «Sire, la situation est telle que Lancelot et la reine s'aiment d'un amour coupable. Comme ils ne peuvent pas se rencontrer à leur aise quand vous êtes là, Lancelot est resté chez lui et n'ira pas au tournoi de Wincestre; mais il y a envoyé ceux de sa maison, si bien qu'après votre départ, ce soir ou demain, il aura tout le loisir de parler avec la reine.»] |
Dans la France de cette époque, les locuteurs du pays parlaient un grand nombre de langues. Généralement, ils ignoraient le latin d'Église, à moins d'être instruits, ce qui était rarissime. Ils ignoraient également le «français du roy», sauf dans la région de l'Île-de-France, d'où allait émerger une sorte de français populaire parlé par les classes ouvrières.
Pour résumer rapidement la situation linguistique, on peut dire que les habitants de la France parlaient, selon les régions:
|
Bref, à cette époque, le français n'était qu'une langue minoritaire parlée dans la région de l'Île-de-France (comme langue maternelle) et en province par une bonne partie de l'aristocratie (comme langue seconde).
Pendant la période féodale, le prestige de l'Église catholique en Europe était immense. Le pape agit comme un véritable arbitre supranational à qui devaient obéissance les rois et l'empereur du Saint Empire romain germanique.
4.1 La langue de prestige
Non seulement le latin était la langue du
culte, donc de tout le clergé et des abbayes, mais il demeurait l'unique
langue de l'enseignement, de la justice et des chancelleries royales (sauf
en France et en Angleterre, où l'on employait le français pour
les communications entre les deux royaumes); c'était aussi la langue des
sciences et de la philosophie. Il faudra attendre le
XIIIe
siècle pour voir apparaître timidement les premiers textes de loi
en «françois». Sous Charles IV (1322-1328), une charte sur dix seulement était
rédigée en «françois». Sous Philippe VI (1328-1350), le latin dominait encore
largement au début de son règne, mais à la fin les trois quarts des chartes
étaient rédigées en «françois».
Les gens instruits devaient nécessairement
se servir du latin comme langue seconde: cétait la langue véhiculaire
internationale dans tout le monde catholique. Hors d'Europe, le turc,
l'arabe, le chinois et le mongol jouaient un rôle analogue. C'est
pourquoi les princes du royaume de France se devaient de connaître le latin. Le
poète Eustache Deschamps (v.1346-v.1407) affirme, par exemple, qu'un roi
sans lettres (comprendre «illettré» ou «sans latin» était un «âne» couronné: Néanmoins, malgré cette exigence du latin chez les aristocrates de haut rang,
les faits ont souvent démontré que la maîtrise du latin demeurait souvent un
vœu pieux. C'est pourquoi beaucoup de nobles, qui avaient des connaissances
rudimentaires de latin, embauchaient des traducteurs. S'il est difficile de
savoir le degré de connaissance du latin de l'aristocratie française du Moyen
Âge, il est par contre plus aisé de supposer que l'aristocratie occitane ait pu
maintenir un plus grand bilinguisme.
4.2 La création des latinismes
De fait, le Moyen Âge fut une époque de traduction des
œuvres rédigées en
latin. Or, ces traductions furent très importantes, car elles ont introduit une
quantité impressionnante de mots savants issus du latin biblique.
Roy sanz lettres comme un
asne seroit
S'il ne sçavoit l'Escripture ou les loys,
Chacun de ly par tout se moqueroit;
Thiés doivent savoir, latin, françoys,
Pour miex garder leurs pas et leurs destrois
Et sagement à chascun raison rendre.
[Un roi illettré serait
comme un âne
s'il ne connaissait l'écriture ou les lois,
car partout chacun se moquerait de lui ;
les Allemands doivent connaître le latin et le français,
pour mieux conserver leurs droits et leur juridiction
et que chacun rende justice avec sagesse.]
|
Dans la Bible historiale completee (vers 1380-1390) de Guyart des Moulins, on peut relever plusieurs doublets pour traduire un même mot latin, l'un provenant du latin biblique (lingua latina), l'autre du «françois» vulgaire (lingua gallica): arche/huche, iniquité/felunie, miséricorde/merci, etc. Autrement dit, dès l'apparition du plus ancien français, la langue puisa directement dans le latin les mots qui lui manquaient. Il était normal que l'on songe alors à recourir au latin, langue que tout lettré connaissait. |
Dans de nombreux cas, le mot emprunté venait combler un vide; dans d'autres cas, il doublait, comme on vient de le voir, un mot latin d'origine et les deux formes (celle du latin populaire et celle de l'emprunt savant) coexistèrent avec des sens et des emplois toujours différents. Commençons avec les mots nouveaux qui ne viennent pas doubler une forme déjà existante.
Afin de combler de nouveaux besoins terminologiques, l'Église catholique a elle-même donné l'exemple en puisant dans le vocabulaire latin pour se procurer les mots qui lui manquaient: abside, abomination, autorité, discipline, glorifier, majesté, opprobe, pénitence, paradis, quotidien, résurrection, humanité, vérité, virginité, etc. La philosophie a fait de même et est allée chercher des mots comme allégorie, élément, forme, idée, matière, mortalité, mutabilité, multiplier, précepte, question, rationnel, substance, etc. Nous devons aux juristes des termes comme dépositaire, dérogatoire, légataire, transitoire, etc. Mais c'est du domaine des sciences que l'ancien français a dû puiser le plus abondamment dans le fonds latin: améthiste, aquilon, aromatiser, automnal, azur, calendrier, diurne, emblème, équinoxe, fluctuation, occident, solstice, zone, etc. Les emprunts au latin classique comptent sûrement quelques dizaines de milliers de termes.
4.3 Un phénomène ininterrompu de latinisation
En fait, cet apport du latin classique n'a jamais cessé d'être productif au cours de l'histoire du français. Le mouvement, qui a commencé même un peu avant le
IXe siècle, s'est poursuivi non seulement durant tout le Moyen Âge, mais aussi à la Renaissance et au XVIIIe siècle pour se perpétuer encore aujourd'hui.C'est au cours de cette période de l'ancien français que
commença la latinisation à l'excès et qui atteindra son apogée au XVe
siècle, avec le moyen français. L'expression «escumer le latin» est apparue au
début du XIIe siècle. Elle désignait les
latiniseurs qui «volaient» ou «pillaient» les ressources du latin, à l'exemple
des pirates qui écumaient les mers. Les savants latiniseurs avaient
développé un procédé lexical efficace qui consistait à ajouter une désinence «françoise»
à un radical latin (savant). Le XIIIe
siècle fut l'âge d'or du latin d'Église devenu le «latin scolastique»,
les savants lettrés se détournant de la rhétorique pour se livrer à la
dialectique et aux études théoriques. Le latin s'enrichit de nombreux mots
abstraits, d'emprunts au grec ou à l'arabe. Le latin enseigné dans les
premières universités françaises était du «latin didactique», qui
n'avait rien à voir avec le latin classique. .
Dans ces conditions d'usage intensif du latin par les savants du Moyen Âge,
il était préférable d'écrire dans cette langue pour acquérir un prestige
supérieur à celui qui n'écrivait qu'en «françois» (ou en tudesque), car le
latin écrit était une langue européenne internationale permettant de
communiquer avec l'ensemble des autres savants de l'époque. Qui plus est, une
œuvre écrite en français pouvait être traduite en latin afin d'atteindre la
célébrité. Cependant, à la fin du
XIIIe
siècle, la production latine sera en baisse auprès de la Cour et aura tendance
à se replier vers l'école et les sciences, sauf en Angleterre qui avait déjà
tourné le dos au latin et qui considérait que le français était aussi une
langue de vulgarisation scientifique. À la Renaissance, le latin
n'évoluera plus et deviendra langue morte, en même temps que les productions
littéraires et scientifiques en langue vulgaire, en français en
l'occurrence, se développeront.
5.1 Les emprunts de l'arabe au français
De fait, la langue arabe a donné quelques centaines de mots au français, notamment au cours des XIIe et XIIIe siècles, mais encore au XIVe siècle. Ainsi, les savants arabes fournirent au français, directement ou par l'intermédiaire d'autres langues (le latin médiéval et l'espagnol), des termes d'origine arabo-persane tels que échec (jeu), jasmin, laque, lilas, safran ou timbale. C'est ainsi que le français emprunta à l'arabe des mots liés aux sciences, aux techniques et au commerce : abricot, alambic, alchimie, algèbre, almanach, ambre, azur, chiffre, coton, douane, girafe, hasard, épinard, jupe, magasin, matelas, nénuphar, orange, satin, sirop, sucre, tare. N'oublions pas qu'au XIe siècle les plus grands noms de la littérature, de la philosophie et de la science sont arabes. La science moderne, particulièrement la médecine, l'alchimie, les mathématiques et l'astronomie, est d'origine arabe. Dans ces conditions, il était normal que la langue arabe exerce une influence importante sur les autres langues. Cependant, l'arabe n'a transmis directement au français qu'un petit nombre de mots; la plupart des mots arabes nous sont parvenus par l'intermédiaire du latin médiéval, de l'italien, du provençal, du portugais et de l'espagnol. De plus, les Arabes avaient eux-mêmes emprunté un certain nombre de mots au turc, au persan ou au grec. Comme on le constate, les mots «voyagent» et prennent parfois de longs détours avant de s'intégrer dans une langue donnée. En voici quelques exemples de l'arabe ayant passé auparavant, selon le cas, par le grec, le portugais, le latin, l'italien, l'espagnol, le provençal, le turc, etc.
abricot (port.) |
calife (it.) carafe (it./esp.), cheik chiffre (it.) coton (it.), couscous douane (it.) échec (persan) élixir (grec) épinard (lat.) estragon (grec) fakir gazelle, gilet (esp.) girafe (it.) |
goudron guitare (esp.) hachisch harem iman (turc) jarre (prov.) jupe (it.) laquais (esp.) laque (prov.) lilas (it.) matelas (it.) minaret (turc) moka momie mosquée (it.) |
nénuphar (lat.) orange (prov.) raquette (lat.) récif (esp.) safran (persan) satin (esp.) sofa (turc) sorbet (it.) sucre (it.) talisman (grec) tamarin (lat.) timbale (esp.) zénith zéro (it.) |
Les emprunts à l'arabe ont surtout été faits entre les XIIe et XIXe siècles, mais les XVIe et XVIIe siècles ont été particulièrement productifs. Après 1830, c'est-à-dire après la conquête de l'Algérie par la France, d'autres mots arabes (une cinquantaine environ) ont pénétré dans la langue française: zouave, razzia, casbah, maboul, barda, kif-kif, toubib, bled, matraque, etc.
C'est la langue arabe qui a permis au français, comme à bien d'autre langues, de découvrir la numérotation en «chiffres arabes». Les Arabes avaient eux-mêmes emprunté à l'Inde ce système de numérotation qu'ils nommaient «chiffres hindîs». En France, un moine mathématicien et astronome du nom de Gerbert d'Aurillac (938-1003) avait découvert les chiffres arabes lors de ses études en Catalogne (Barcelone). À cette époque, les monastères catalans possédaient de nombreux manuscrits de l'Espagne musulmane; Gerbert s'initia à la science arabe, étudiant les mathématiques et l'astronomie. Il se rendit vite compte des avantages de la numérotation décimale, même s'il ignorait encore le zéro. Il fut l'un de ceux qui favorisa l'élection de Hugues Capet comme roi de France en juin 987. Devenu pape en 999 sous le nom de Sylvestre II (le premier pape français), il employa toute son autorité pour promouvoir la numérotation arabe, ce qui lui valut le surnom de «pape des chiffres». L'érudition de Sylvestre II était si considérable qu'il fut considéré comme l'un des plus grands savants de son temps, puis il sombra totalement dans l'oubli. |
Cependant, dans leur forme actuelle avec le zéro, les chiffres arabes furent introduits en Europe par le mathématicien italien Leonardo Fibonacci (v. 1175 - v. 1250). En 1202, celui-ci publia son Liber abaci (« Le livre des calculs »), un traité sur les calculs et la comptabilité basé sur le système décimal à une époque où toute l'Europe recourait encore aux chiffres romains. Ce sont des clercs, qui au retour des croisades, furent les véritables diffuseurs de la numérotation arabe en France.
Bien que les chiffres arabes soient plus performants que la notation romaine, ils ne se sont pas imposés très rapidement. Le système fut même mal reçu, en raison notamment du zéro, qui désignait alors le néant ou le vide, une notion familière aux hindous, mais étrangère aux Occidentaux. En 1280, Florence interdit même l’usage des chiffres arabes par les banquiers. En réalité, le conservatisme des Européens en la matière faisait en sorte que les chiffres romains furent perçus comme l'un des «piliers de la civilisation» occidentale. Se considérant les fidèles héritiers de l'Empire romain, beaucoup d'Européens croyaient qu'ils ne pouvaient utiliser que les chiffres romains ou les chiffres grecs, pourtant très peu pratiques en matière de calcul. Il faudra attendre le XIVe siècle pour que les chiffres arabes soient acceptés grâce à l'influence de mathématiciens comme Nicolas Chuquet (né entre 1445 et 1455, décédé entre 1487 et 1488), François Viète (1540-1603) et Simon Stevin (1548-1620). Ce fut la Révolution française qui généralisa en France l'emploi systématique de cette numérotation.
L'époque de l'ancien français a fait faire des pas de géant à la langue française. Mais le français n'était pas encore une langue de culture et ne pouvait rivaliser ni avec le latin ni même avec l'arabe, dont la civilisation était alors très en avance sur celle des Occidentaux. On comprendra pourquoi le latin de l'Église se perpétua: il n'avait pas de rival. Cependant, le français allait encore s'affranchir de ce qui lui restait du latin lors de la période du moyen français.
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