LA FLANDRE CONQUÉRANTE
Ce qu'ils nous ont pris déjà? Je vais
essayer de Vous l'indiquer.
Ils nous ont pris la Flandre, d'abord.
Certes, c'était leur bien. Mais c'était aussi un peu le
nôtre. Confiants dans l'illusion belge, nous avions appris à
considérer comme des expressions de l'âme de nos aïeux, la
fierté farouche des beffrois et des hôtels de ville, l'élan
religieux des églises du beau pays de Flandre. Si les hasards de
la vie nous amenaient à nous déplacer, nous nous retrouvions un
peu chez nous à Gand ou à Anvers. Hélas ! ces temps ne sont plus
et s'éloignent de nous chaque jour.
L'ancien principe de la nationalité des
lois a fait place à leur régionalité, en matière de justice ou
d'enseignement. II y a, dans
les détours de leurs textes, mille prétextes à vexer les Wallons
qui s'égarent en Flandre. Des municipalités hargneuses vis-à-vis
de nous, ont encore renchéri. (...)
Les établissements publics sont flamands.
Les petits fonctionnaires, avec lesquels le public est en
rapport, vous répondent
agressivement en flamand. Nous nous sentons actuellement en
Flandre des étrangers, au moins autant qu'à La Haye ou à
Amsterdam. Et nous sommes parfois moins bien traités que des
étrangers. (...)
On pourrait citer des milliers de ces
menus faits, révélateurs de cet étrange état d'esprit,
l'affirmation systématique de la
culture flamande, la proscription systématique de la culture
française. L'injure, la menace, l'intimidation, la contrainte
sont incessantes. Les Flamands qui veulent garder contact avec
la civilisation française sont méprisés et bafoués. Le
couronnement de cette entreprise, poursuivie avec leur
inlassable ténacité, sera l'extinction de ce dernier foyer de
culture française en Flandre, l'Université de Gand.
*
* *
Ils nous ont pris notre
passé. Nous les avons laissé écrire et enseigner l'histoire
de Belgique, sans nous douter des conséquences que les
traditions historiques pouvaient avoir dans le temps présent.
Puisque la Belgique, c'était nous comme eux, qu'importait que
son histoire, difficile à écrire, fût surtout celle des jours
glorieux de la Flandre? Aujourd'hui, nous commençons à
apercevoir l'étendue du mal. Lorsque nous songeons au passé, ce
sont les grands noms de Breydel, de Van Artevelde,
de Marnix, de Anneessens qui se lèvent dans notre
mémoire. Tous sont des Flamands ! Nous ignorons tout de notre
passé wallon. C'est à peine si nous connaissons quelques
faits relatifs aux comtes du Hainaut ou aux bourgmestres de
Liège. Il semble vraiment que nous n'ayons rien à rappeler pour
fortifier les énergies et susciter les enthousiasmes.
Des milliers et des milliers
d'écoliers ont subi le même enseignement tendancieux. Je suis
confus de mon ignorance quand
je m'interroge sur le passé wallon. (...)
Mais quelle que soit mon
incompétence sur ces sujets controversés, un aspect significatif
des dernières commémorations
me paraît à noter. Il semble que le patriotisme rétrospectif des
Flamands ne se plaise qu'à célébrer des massacres de Français.
La bataille des Éperons d'or, si éloignée (1302 !) est devenue
extraordinairement populaire parce qu'elle fut l'écrasement de
la chevalerie française. Toute la Campine fut soulevée en 1898
pour le centenaire de la Guerre des paysans ; on exalta
avec raison l'héroïsme de ces pauvres gens révoltés par amour de
leur terre et de leur foi, mais dans tout cet élan, dans tous
ces discours, on découvrait le sentiment mauvais de la haine de
la France, la malédiction de l'étranger. Certains fanatiques
flamingants, quand ils vous parlent d'histoire, semblent
toujours regretter le temps où la mauvaise prononciation de
schild en vriend était punie de mort immédiate. (8)
Ils nous ont pris nos artistes. Le maître
pathétique de Tournai, Roger de la Pasture, l'un des plus grands
artistes du XVe siècle, est incorporé parmi les Flamands sous le
nom de Vander Weyden. L'art flamand brille d'un éclat radieux.
L'art wallon est ignoré (...) (9).
*
* *
Ils nous ont pris les emplois publics.
Partant de ce principe juste : que le fonctionnaire est fait
pour le citoyen et non le citoyen pour le fonctionnaire, ils ont
exigé que tout agent de l'État connût les deux langues, en
Flandre d'abord, dans tout le pays ensuite. À multiples
reprises, cette exigence s'est manifestée, toujours plus
impérieuse. Sa conséquence directe, c'est l'exclusion des
emplois publics de ces (...) millions de Wallons qui ne
comprennent que le français. Nul n'est forcé d'être
fonctionnaire, me dira-t-on, et si le Wallon le veut devenir,
qu'il apprenne le flamand ! Le raisonnement est plausible en
théorie, mais il ne tient pas compte des faits. Le premier fait
qu'on peut déplorer, mais qu'on doit constater, c'est la
répugnance marquée que le Wallon a pour l'étude de la langue
flamande. Le second fait, c'est que les Flamands des grandes
villes se trouvent, pour apprendre le français, dans des
conditions infiniment plus favorables que le Wallon désireux
d'apprendre le flamand. Le troisième fait, enfin, c'est qu'il
est déraisonnable d'exiger le bilinguisme de toute une série de
fonctionnaires
et d'agents qui ne sont pas en rapports directs et fréquents
avec des populations bilingues. La vérité, c'est qu'il serait
à souhaiter que le juge d'instruction, le gendarme chargé de
faire une enquête, le juge de paix connussent les patois de leur
région; mais qui donc se souciera de cette application saine et
pratique de la règle que j'énonçais au début de ce paragraphe?
Ce sont des examens sur le néerlandais littéraire qu'on exigera
des fonctionnaires, des plus modestes agents d'autorité ou de
gestion, d'un garde-barrière d'un passage à niveau en Wallonie,
du greffier du conseil de prud'hommes d'appel ! Et ainsi quand
la rigueur des principes théoriques remplace la bonne volonté,
l'exigence devient blessante et vexatoire, et les Wallons se
trouvent et se trouveront de plus en plus écartés, en Flandre et
en Wallonie même, des emplois publics.
*
* *
Ils nous ont pris notre argent. Nous
payons tribut, ainsi qu'un peuple vaincu. Ceux qui s'occupent de
ces calculs ardus ont maintes recevait. Ils ont comparé les
dépenses faites par le Trésor public dans le nord et dans le sud
du pays. Ils ont dit que la Wallonie était sacrifiée. Ce sont
des questions complexes et d'une étude malaisée. La comptabilité
étant unique, il est périlleux de distinguer dans les recettes
la part des deux régions, et, quant aux dépenses, il ne suffit
évidemment pas qu'une dépense soit faite en Flandre pour qu'elle
soit au bénéfice exclusif des Flamands. Je n'ai pas besoin, par
exemple, de rappeler l'intérêt énorme de nos centres industriels
à voir aménager convenablement le port d'Anvers. Mais quoi qu'il
en soit, des observations quotidiennes peuvent nous démontrer
que la Wallonie est moins bien traitée que la Flandre. Il suffit
de récapituler les grands travaux publics en souffrance ou en
projet. (...)
*
* *
Ils nous ont pris notre sécurité. Nous ne
sommes plus à l'aise vis-à-vis d'eux; nous sommes, à cause
d'eux, inquiets vis-à-vis
de l'étranger. Nous la sentons chaque jour approcher comme un
fléau terrible, la guerre entre nos voisins du sud et de l'est
et nous savons par des révélations récentes, que nous sommes le
chemin de l'invasion et impuissants à l'empêcher. (...) (10)
Ils nous ont pris notre liberté. Ce point touche directement à la
politique, Sire. J'ai été mêlé à celle-ci, passionnément, avec
toute l'impétuosité de convictions ardentes. Cependant,
j'essayerai d'en parler de façon toute objective, avec
l'indifférence d'un
entomologiste observant des insectes ou d'un chimiste suivant
une expérience de laboratoire. (...) (11)
La Flandre s'avère dévouée au gouvernement; la
Wallonie hostile. (...) Cette situation est évidemment grave.
Elle révèle l'opposition des idéals du Nord et du Sud. L'on n'y
conçoit pas de même les directions à donner aux affaires
publiques. Bien plus, les mêmes mots essentiels : liberté,
justice, prospérité nationale, divisent, au lieu de rapprocher,
puisqu'ils ont un sens différent selon qu'on les prononce en
Flandre ou en Wallonie. La petite presse électorale est
particulièrement édifiante à cet égard; alors que dans les
milieux de culture intense et contradictoire, la discussion ne
porte que sur l'appréciation des faits, et non sur les faits
eux-mêmes, les malheureux lecteurs de ces petits journaux ont du
monde extérieur la vision la plus faussée qu'on puisse imaginer.
Un paysan de la Campine et un ouvrier wallon ont ainsi chacun
des sympathies et des admirations qui feraient horreur à
l'autre. La propagande électorale ainsi entendue prépare à la
guerre civile deux peuples ennemis et ne pouvant se comprendre.
La force seule donc décidera dans ce conflit
redoutable. Et voici, entre ces deux peuples dressés, que
Bruxelles vient assurer
définitivement la prédominance flamande. Les Wallons sont
donc vaincus, et pour longtemps. Ils mettent maintenant dans le
suffrage universel l'espoir d'une revanche. Il n'est pas du tout
certain que le suffrage universel la leur procurera. Il n'est
pas du tout certain qu'un gouvernement de gauche oserait
s'affranchir de la tutelle flamingante. D'ailleurs, les Flamands, plus nombreux déjà, sont plus
prolifiques. Les Wallons sont donc, et seront de plus en
plus exposés à voir le pouvoir central contrecarrer leurs
directions mentales, anéantir leurs espoirs, leur imposer des
conceptions étrangères.
Jadis, l'alternance des partis était aussi
l'alternance des influences régionales. Aujourd'hui, l'avenir
paraît fermé à cette
éventualité. Nous nous trouvons, en fait, dans la situation
d'un peuple vaincu et annexé, comme l'Alsace-Lorraine vis-à-vis
de l'Allemagne. Nous avons des maîtres de race étrangère. Les
lumières qui éclairent les chemins de la nation nous viennent de
Vorst ou de Turnhout. (...)
*
* *
Ils nous ont pris notre langue. Plus
exactement, ils sont occupés à nous la prendre. Nous ne
connaissons encore que la menace et l'humiliation. L'oeuvre
maudite se poursuit lentement, par degrés, sans brusque éclat,
avec la patiente opiniâtreté qu'ils apportent en leurs
conquêtes. On y distingue trois étapes : d'abord, le flamand se
glisse insidieusement, humblement, auprès du français. Il ne
s'agit que d'une traduction; qui pourrait refuser ce service
fraternel à nos frères? Puis, un beau jour, le flamand
s'affirme en maître; il revendique la première place qu'il
appelle l'égalité; le français n'est plus que toléré. Enfin, le
français sans cesse anémié, diminué, proscrit, disparaît. Et le
lion de Flandre est souverain sans partage.
Je m'empresse de dire que l'évolution n'est
complète que dans certaines villes de Flandre. En Wallonie, nous
n'en sommes
encore, le plus souvent, qu'à la première ou à la seconde étape.
Mais petit à petit, si l'on n'y prend garde, nous en revenons au
régime inauguré par le prince d'Orange en 1814. (...)
Le Flamand ne recule jamais. Il a la douce
obstination têtue du fanatisme. (...)
*
* *
Ils nous ont pris... Mais je m'arrête. Ce n'est
pas le cahier de nos griefs que j'entends dresser ici. J'ai
simplement voulu Vous montrer quelques points douloureux.
Peut-être, malgré ma volonté de modération, ai-je trop assombri
quelques traits du tableau; peut-être ai-je, à certains moments,
exagéré le mal. J'en sais pourtant qui diront que je suis resté
en deçà de la vérité. Je n'ai pas le loisir aujourd'hui
d'apporter en tout cela les précisions nécessaires. Des hommes
de bonne volonté vont incessamment s'y employer. Je désire
seulement Vous signaler l'état de malaise et d'inquiétude de la
Wallonie. Est-elle sacrifiée autant qu'elle le croit? Nous le
rechercherons plus tard. Il suffit qu'elle se croie menacée pour
que cette opinion crée un danger.
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(8) La bataille des Éperons d'or du 11
juillet 1302 est célébrée chaque année à Courtrai et dans tout
le pays flamand avec la participation de représentants du
gouvernement belge malgré le caractère anti-français donné à
cette manifestation. La guerre des Paysans (boerenkrijg)
est de même célébrée en tant que révolte des paysans flamands
contre le régime français (1794-1799), révolte qui fut matée par
le général Jardon originaire de Verviers. Dans la nuit du 17 au
18 mai 1302 furent massacrés (Matines brugeoises) tous ceux qui
ne savaient pas prononcer correctement scilt ende vrient
(orthographe de l'époque) dont la signification, « bouclier et
ami », est discutée.
(9) Lire à ce sujet le livre de Jules Destrée intitulé
Roger de la Pasture - Van der Weyden publié à Bruxelles chez Van
Oest en 1930 (2 vol., 156 pl.) et celui d'André Piron sur la
Peinture wallonne ancienne publié par l'Institut Jules Destrée
(Couillet, 1962, 2 vol., 11 pl.).
(10) Il ne faut pas perdre de vue que ces lignes ont été
écrites avant l'invasion de 1914.
(11) Dans le passage supprimé, l'auteur montre, chiffres
à l'appui et en se basant sur le résultat des élections de 1912,
que le gouvernement catholique conservateur s'appuye sur une
majorité flamande. |