Extraits du rapport de la Commission
Tous les Chrétiens se sont prononcés, comme ils l'ont fait d'ailleurs
dans les autres régions, en faveur de l'Irak (avec certains désirs
dont nous parlerons tout à l'heure) ; les Turcs, habitant pour la
plupart le chef-lieu de la province ainsi que les localités voisines
de la route d'Altyn Keopru à Kifri, se sont, dans leur majorité,
déclarés favorables à la Turquie, mais une minorité a préféré l'Irak
en invoquant des motifs économiques. Chez les témoins arabes et
kurdes, les opinions divergeaient. On pourrait supposer que la
majorité des habitants arabes devait désirer le rattachement à
l'Irak, mais un nombre considérable de leurs déclarations furent
cependant favorables à la Turquie. Si l'on se bornait à compter les
déclarations kurdes, sans les analyser, on trouverait une forte
majorité pro-turque. Mais les déclarations des grands chefs kurdes
laissent plutôt supposer des sympathies pour l'Irak. Il est à noter,
toutefois, que plusieurs de ces chefs ont déclaré qu'ils reçoivent
actuellement un traitement du Gouvernement de l'Irak pour assurer la
sécurité des routes.
[...]
La majorité des témoins arabes s'est déclarée pour l'Irak. Les
membres du parti de l'indépendance, très puissant dans la ville de
Mossoul, ont affirmé avec beaucoup d'énergie leur volonté de voir le
mandat et le traité anglo-irakien cesser aussi vite que possible.
Certains d'entre eux ont ajouté qu'ils préfèrent la Turquie à un
État arabe placé sous un mandat ou subissant l'assistance de
conseillers administratifs étrangers. Le nombre des témoins arabes
pro-turcs dans la ville est assez considérable : 53 sur une totalité
de 188 dont 102 se sont prononcés pour l'Irak sans conditions, 22
pour l'Irak avec certaines conditions, 8 étaient indécis et 3 se
déclaraient seulement pour un gouvernement musulman. Si l'on
considère l'importance sociale des témoins, on arrive cependant au
résultat qu'une grande majorité des électeurs secondaires et des
personnes ayant appartenu dans les vingt dernières années au Conseil
municipal, ainsi que des chefs religieux musulmans, se sont déclarés
pour un gouvernement arabe. Les personnes appartenant aux classes
pauvres se prononcèrent, au contraire, souvent pour la Turquie. Les
sentiments xénophobes et anti-anglais sont fortement représentés
parmi les Arabes.
Les sentiments des Kurdes du liva étaient surtout au commencement,
presque impossibles à découvrir à cause de la peur des témoins qui
étaient intimidés par une propagande énergiquement menée par les
nationalistes extrémistes arabes de Mossoul. Cette propagande, qui
prenait parfois des formes menaçantes, ne fut que trop encouragée
par les chefs de l'administration.
Le sentiment national kurde est beaucoup moins développé que dans le
sud du territoire. Dans les régions nord-est du liva il n'existe
même pas. Une majorité considérable en faveur des Turcs est certaine
dans quelques nahiés ; dans d'autres il serait vain d'essayer de
tirer des conclusions, tandis qu'il y a aussi des districts kurdes
favorables à l'Irak.
Les Turcs des environs immédiats de Mossoul avaient des sympathies
pour la Turquie, mais étaient aussi intimidés que les Kurdes. Par
contre, les habitants de la ville de Tel Afar firent, malgré la
présence d'une forte garnison, une grande démonstration pro-turque.
Chez les yézidis, les tendances vont plutôt vers l'Irak, mais sous
mandat européen. Des personnes influentes ont déclaré préférer un
gouvernement turc à un gouvernement arabe sans mandat. Dans quelques
localités, on trouve des yézidis pro-turcs.
Les chrétiens et les juifs sont tous partisans d'un gouvernement
arabe. Leurs chefs considèrent cependant indispensable le maintien
d'un mandat européen ; si ce contrôle devait prendre fin ils pensent
qu'un gouvernement turc présenterait un moindre mal et devrait être
préféré à un gouvernement arabe tout à fait indépendant. Cette
opinion paraît être assez générale parmi les chefs chrétiens de tout
le territoire.
Deux parties du territoire contesté n'ont pu être consultées au
sujet de leurs préférences politiques, à savoir, les nahiés du liva
de
Souleimaniyeh
où il n'y a pas d'administration, à cause du
mouvement du. cheik Mahmoud [Barzaini], et le territoire compris
entre la ligne conventionnelle de Bruxelles et l'extrême frontière
réclamée par le Gouvernement britannique. Ce dernier territoire,
très montagneux, était inaccessible pendant la saison de l'année où
la Commission a travaillé sur les lieux..
La première de ces régions n'a pas une très grande importance; même
si elle était, dans sa totalité, pro-turque, ce qui est très
incertain, elle ne pourrait changer l'impression générale en ce qui
concerne les tendances politiques du liva de
Souleimaniyeh.
La seconde région est presque inhabitée [2] depuis que la masse des
Assyriens-Nestoriens qui formaient la fraction principale de la
population a dû quitter ses habitats. Les Assyriens désirent être
indépendants, comme ils l'étaient de fait avant la guerre [3]. Ils
demandent à être placés sous une protection ou un mandat européen,
de préférence britannique. Si leurs vœux ne peuvent pas être
entièrement réalisés, ils consentiraient à payer tribut à un État
souverain, à condition de pouvoir jouir d'une large autonomie
locale. Ils ne veulent cependant pas retourner sous la domination
turque.
[...]
Le résultat de l'enquête montre d'abord qu'il n'existe pas dans le
territoire contesté de sentiment national pour l'Irak, sauf chez une
partie des Arabes ayant une certaine instruction ; chez eux, il est
d'ailleurs plutôt un sentiment arabe avec des traits chauvins et
souvent xénophobes. Chez les Kurdes, on remarque une conscience
nationale naissante qui est nettement kurde et pas irakienne ; elle
est plus développée dans le sud et diminue vers le nord pour
disparaître dans les régions de la plaine de Mossoul et des
montagnes d’Akra. Cette conscience nationale est assez développée
aussi chez les Turcs du vilayet.
Le défaut de sentiment national irakien explique le grand nombre de
déclarations conditionnelles que nous avons mentionnées. Les Arabes
les plus nationalistes disent préférer la Turquie à un Irak placé
sous tutelle. Un grand nombre de chefs chrétiens déclarent au
contraire qu'ils auraient moins de défiance envers un gouvernement
turc qu'envers un gouvernement de l'Irak sans contrôle européen.
Chez des yézidis, on trouve les mêmes opinions. Les Kurdes de
Souleimaniyeh
exigent une autonomie locale assez large avec
l'assistance des conseillers britanniques. Les déclarations pour
l'Irak furent, en somme, chez la majorité des témoins, inspirées des
considérations d'intérêts particuliers ou de collectivités plutôt
que par un patriotisme commun. Si l'on peut ainsi constater que les
sentiments pour l'Irak sont plutôt tièdes, il est cependant certain
que les affirmations du Gouvernement turc selon lesquelles la
majorité incontestable des populations du vilayet de Mossoul
désiraient leur retour à la Turquie ne sont pas exactes. Les Kurdes
sont divisés dans leurs opinions ; le groupe de
Souleimaniyeh
et des
régions y avoisinantes qui réclame une autonomie dans le cadre de l'État
de l'Irak, contient presque la moitié de tous les Kurdes du vilayet.
On trouve même chez les Turcs des partisans de Bagdad. La
nationalité et la langue ne sont donc pas toujours, contrairement à
une allégation du Gouvernement britannique, une preuve certaine des
tendances. Beaucoup d'Arabes, surtout des classes modestes, sont
turcophiles et donnent à leurs sentiments des expressions parfois
touchantes.
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