Le mitchif
Aen kwa ney taa maak nutr lawng
(«Protégeons notre langue»)
1. Le dénombrement des locuteurs du mitchif
Mentionnons une langue unique encore parlée au Canada: le mitchif (écrit michif en anglais). C'est une véritable langue mixte — non pas un créole — utilisée par les Métis du Manitoba et issue du français et du cri (environ 650 à 800 locuteurs). Selon la Commission royale sur les peuples autochtones (Canada), sur les 14 725 Métis âgés de 15 ans et plus qui ont déclaré parler une langue autochtone en 1991 (sur un total de 46 000 Métis), quelque 10 340 parlaient le cri, 2295 l'ojibwa, 840 le mitchif, 645 une langue athabaskane, et 400 le chipewyan (déné). Comme le recensement de 2001 n'offrait pas le mitchif dans les choix de langues, on ignore le nombre exact de personnes parlant aujourd'hui le mitchif. Il est possible de trouver quelques individus au Dakota du Nord (Turtle Mountain) et au Minnesota (White Earth). Dans tout le Manitoba, les Métis unilingues parlent massivement l'anglais; une minorité, le français. |
2. La langue mitchif
Dans le cas d'un créole, il existe toujours au moins deux langues qui constituent la structure grammaticale et lexicale de l'idiome. Généralement, il est assez malaisé de déterminer quelle langue fournit un aspect grammatical en particulier. En revanche, il est toujours aisé de déterminer la source des éléments grammaticaux et lexicaux dans les langues mixtes. La situation qui engendre les créoles est toujours différente de celle qui engendre les langues mixtes. Dans la création d'une langue mixte comme le mitchif, les locuteurs sont toujours des locuteurs bilingues (voire trilingues) et maîtrisent généralement toutes les langues en présence (cri et français). Contrairement au créole, cette langue mixte qu'est le mitchif ne résulte pas d'un effort de la part d'un groupe pour apprendre la «langue de l'Autre», mais résulte plutôt dans le développement d'un nouvel idiome afin de se distancier de l'un et l'autre groupe d'origine. Par le mitchif, les Métis désiraient se distancier sensiblement tant des autochtones cris (le langue crie) que des francophones blancs (le français). Aujourd'hui, le mitchif est généralement parlé par les aînés âgés d'une soixantaine d'années ou plus, ainsi que dans les communautés situées près des réserves des Premières Nations.
Voici le début d’un conte bien connu. Le conte a été raconté par Julius Grant, Métis originaire de Belcourt, situé dans la réserve de Turtle Mountain au Dakota du Nord. Le texte date de 1989 et a été transcrit par Peter Bakker.
Trwa lii n-oor
Texte mitchif traduit en français: Ma foi, il y avait une fois trois ours. Le papa, la maman et le petit bébé, c’était les ours. Une fois, un matin, la maman préparait du gruau. Elle cuisait ce gruau pour manger, pour le petit-déjeuner. La maman a mis la table. Elle a tout mis sur la table. Trois assiettes pleines de gruau. Et bien, tout le manger est en place, dit-elle. Ils se sont assis, prêts pour manger [...]. |
Attention: les éléments issus de la langue crie sont en italique et en rouge.
Mafwee, kayaash il avee trwa lii n-oor. Li Paapaa, la Maaman ekwa li pchiMa foi, autrefois, il (y) avait trois les ours. Le papa, la maman et le petit |
beebii, oohin lii n-oor. Keetahtawee en maten, la maaman awa li porij kiishisham. bébé ces les ours. Une fois, un matin, la maman ce le gruau faisait. |
Li ootmiil kii- kiishisham ooma li manzhii, li breekfist. Le gruau passé - cuire ce le manger le petit déjeûner. |
Kii-
wiyashtaashoow
maaman. Tut parii kii- ashtaw
dan la tab.
passé - mettre - la - table maman. Tout prêt passé - mettre dans la table. |
Trwa lii z-asyet plen li ootmiil. Aben, tut ashtaw, itweey,Trois les assiettes pleines le gruau . Et-bien, tout (est en) place (elle) dit, |
li manzhii. Chii- patapiwak mweehchi ee- wii- miichishouchik… le manger. Ils-se-sont-assis juste (prêts) pour-volitionnel-manger [...]. |
Remarque: ce texte nous a été transmis par M. Robert Papen, professeur à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
Lorsqu'on analyse quelque peu ce court texte, on peut observer de rares emprunts lexicaux à la langue anglaise (ootmiil < «hot meal», breekfist < «breakfast», mais plusieurs noms et adjectifs d’origine française (mafwee, trwa, n-oor, paapaa, maaman, pchi beebii, manzhii, tab, z-asyet, plen), ainsi que des verbes cris (kiishisham, kiishisham, wiyashtaashoow, patapiwak, miichishouchik). Mais le système est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît, puisque le mitchif associe des mots français intégrés dans une morphologie crie: li Paapaa, la Maaaman, li pchi beebii, li manzhii, etc. C'est un peu le principe d'une langue mixte.
Dans le cas du mitchif, c'est une langue qui témoigne d'un certain nombre de traits uniques, tant au point de vue phonologique, morpho-syntaxique que lexical. C'est également un idiome fondamentalement nord-américain, puisqu'il démontre de très nombreux traits qui le relient aux autres langues du continent (cri, saulteux, français, anglais). Voici quelques exemples tirés du vocabulaire (cf. le site Native American Words):
Michif | Français | Cri | Anglais |
haen | un | peyak | one |
deu | deux | nîso | two |
trwaw | trois | nisto | three |
kaet | quatre | newo | four |
saenk | cinq | nîyânan | five |
lawm | homme | napew | man |
sh'yaen | chien | atim | dog |
salay | soleil | pîsim | sun |
lo | eau | nîpîy | water |
blawn | Bbanc | wâpiskâw | white |
zhounn | jaune | osâwâw | yellow |
roozh | rouge | mihkwâw | red |
nwayr | noir | kaskitewâw | black |
meechishouw | manger | michisiw | eat |
wawpouw | voir | wâpiw | see |
payhtam | entendre | pehtam | hear |
nakamouw | chanter | nikamew | sing |
shipwaytay | partir | nakatew | leave |
Par ailleurs, un certain nombre de locuteurs âgés de quelques petites communautés métisses du nord-ouest de la Saskatchewan (dont Buffalo-Narrows et Ile-a-la-Crosse) parlent le «cri des Plaines». Toutefois, comme ils ont été à l'école dirigée par des missionnaires et des religieuses francophones de qui ils ont appris le français, ces Métis ont tendance à faire de l'«alternance codique» et passent du cri au français sans difficulté, en insérant surtout des noms français (mais aussi des verbes) dans un discours essentiellement cri. Aujourd'hui, la plupart des locuteurs du mitchif parlent aussi le français, l'anglais et souvent le cri.
3. Le «français des Mitchifs» et le mitchif
Cependant, le terme mitchif est depuis un certain temps quelque peu ambigu. Certes, il sert à identifier la langue mixte dont il est question ici, mais de nombreux Métis, particulièrement les Métis francophones de Saint-Laurent (Manitoba), se servent également de ce terme pour faire référence à leur «parler français», ce qu'on peut appeler le «français des Mitchifs». Cette variété de français demeure également unique en Amérique du Nord!
Plusieurs personnes et certains organismes, dont le site Web de l'Association des Métis de la Saskatchewan et celui de l'Institut Gabriel-Dumont de l'Université de la Saskatchewan, font référence à ce «parler» en le dénommant «mitchif». Autrement dit, le terme «mitchif» peut servir à nommer soit la langue mixte qu'est le mitchif (issue du français et du cri) soit le français des Mitchifs. Par ailleurs, la Manitoba Metis Federation a obtenu des subventions du ministère du Patrimoine canadien pour la revitalisation de la «langue mitchif». Comme le terme est ambigu, l'argent est allé à la langue mixte, pas du tout pour le «parler français» de Saint-Laurent (près de Winnipeg).
Dans le site des Métis francophones de Saint-Laurent du Manitoba (www.stlmb.ca/), on peut trouver quelques exemples du «français des Mitchifs», dont cet extrait présenté à la fois en «français des Mitchifs» et en «français réel» (très collé au mitchif) :
Français des Mitchifs L’Michif qu’on parle à St. Laurent ipi alentours c’tain mélange de Saulteaux, Cris ipi Français. C’i plutôt l’français mi ili bain different que l’ français kili parli en France oubaindon au Québec. C’i pas surprenant d’entende que l’monde d’ci place là ilon d’la misère comprende l’Michif français qu’on parle. En tout cas qu’vous vouli apprende, on a mis kuque samples dis mots ipi dis expressions Michif comme qu’on parle à St. Laurent. Kliki sur l’icon pour entende l’mot. Tedbain vous alli falwaire attende aine coupe de secondes pour l’entende – ça dipend du speed d’votte connection. On va mette di nouveau mots ipi dis expressions de temps en temps safeck si vous avi aine expression oubaindon ain mot Michif favori, enwaiyi non ain email ipi tedbain on w’al mette dessu l’site. |
Français réel
Le mitchif qu’on parle à
Saint-Laurent ainsi qu'aux alentours c’est un mélange de saulteux, de cri
et de français. C’est plutôt le français, mais il est bien différent du
français qui est parlé soit en France soit au Québec. C’est pas surprenant
d’entendre que le monde d’ici placé là a de la misère (difficulté) à
comprendre le mitchif français qu’on parle. |
Il s'agit là du français, un français très archaïsant, mais du français quand même, contrairement au «mitchif pur» qui correspond à une autre langue. Voici la transcription en français standard:
Français standard
Le mitchif parlé à Saint-Laurent ainsi qu'aux
alentours est un mélange de saulteux, de cri et de français. C'est surtout
le français, mais un français très différent du français (de celui?) parlé
soit en France soit au Québec. Il n'est pas surprenant d'entendre que les
gens de ces endroits ont de la difficulté à comprendre le mitchif tel
qu'on le parle. |
Dernière mise à jour: le 15 janvier 2013