Toute mise en œuvre d'un projet de planification linguistique peut se révéler périlleuse, car l'État ne contrôle pas nécessairement les effets secondaires de sa politique. Arbitrer des langues en concurrence peut être une entreprise nécessaire, mais c'est presque toujours une opération risquée. Si l'on court ce risque, c'est parce qu'on estime que la non-intervention comporte encore plus de danger.
On fait généralement de l'aménagement linguistique parce qu'on vise l'harmonisation du pays et qu'on désire maintenir l'unité nationale. On peut toutefois obtenir des résultats différents ou contraires à ceux visés: c'est ce qu'on entend par effets pervers. L'effet pervers consiste à aboutir à un résultat différent, parfois contraire, à celui auquel on s'attendait. On obtient, ordinairement un effet pervers lorsqu'on tend à vouloir satisfaire tous les groupes sociolinguistiques au sein d'un État; on risque alors de déplaire, sinon à chaque individu, du moins au plus grand nombre. On aboutit toujours à des effets pervers lorsqu'on traite tous les groupes comme s'ils étaient semblables et égaux en terme de pouvoirs.
Lorsqu'on recherche les causes des effets pervers, on s'aperçoit que l'indésirable s'explique en partie par l'une ou l'autre des trois erreurs suivantes: (1) on se trompe sur l'objet linguistique; (2) on se trompe sur les moyens de protection; (3) on oublie la possibilité des effets de cascade. Voyons ce qu'il en est de façon plus précise.
L'analyse du contenu des politiques linguistiques révèle souvent une imprécision et une confusion sur la langue à réglementer. Il faut pouvoir identifier les caractéristiques fonctionnelles de la langue faisant l'objet de l'aménagement.
Par exemple, le français peut être une langue dominante dans un pays, une langue dominée dans un autre; il peut être une langue universelle de grande communication comme une langue à fonction sociale restreinte; il peut être une langue seconde ou une langue maternelle. Dans tous les cas, il ne s'agit pas du même français, c'est-à-dire du même objet. Si nous parlons de la protection du français en Alberta, au Québec, au Val-d'Aoste ou au Sénégal, du catalan en Catalogne, en Sardaigne ou en France, de l'espagnol aux États-Unis ou en Espagne, nous avons affaire à des objets linguistiques très différents. Il est vrai qu'il est parfois plus facile de s'entendre lorsqu'on ne se comprend pas. On l'a vu au Canada lors des conférences constitutionnelles portant sur le concept de «société distincte» et en France lors du «compromis corse». Les principes passent à la condition qu'ils soient creux et indéfinis; d'où la confusion qui suit. Quand on commence à définir les contenus, la mésentente risque de s'installer.
L'effet pervers naît du fait que les dirigeants politiques croient qu'il s'agit du même objet. Il en résulte forcément des résultats différents et inattendus. On comprendra que considérer le français et l'anglais partout au Canada sur le même pied aboutira à des effets pervers. Pour le gouvernement canadien, le français est une langue majoritaire au Québec comme l'est l'anglais dans le reste du Canada; l'anglais est une langue minoritaire au Québec comme le français au Canada anglais. En vertu de ce principe, le français n'a pas plus besoin de protection au Québec que l'anglais dans le reste du pays. Par contre, il paraît nécessaire de protéger le français hors Québec et l'anglais au Québec.
On ignore ainsi que la politique d'uniformité des statuts linguistiques au Canada peut entraîner des résultats contraires dans les provinces anglophones et au Québec. Dans les provinces anglaises, la langue de la majorité n'est pas menacée; le Québec demeure un cas spécial, car la langue de sa majorité est menacée. Dans l'état actuel des choses, les mesures de protection accordées aux minorités francophones des provinces anglaises se révèlent souvent préjudiciables au français au Québec lorsqu'on les applique à la minorité anglophone de cette province. De la même façon, appliquer des critères restrictifs tant aux anglophones du Québec qu'aux minorités francophones hors Québec entraînerait des effets destructeurs sur ces dernières. On n'a pas compris que le français doit être protégé partout au Canada, y compris au Québec. La mise en oeuvre d'une politique d'égalité théorique peut provoquer l'affaiblissement du français au Québec, sans pour autant entraîner une amélioration sensible du sort des francophones hors Québec.
Par son idéologie égalitariste, le gouvernement fédéral du Canada se trompe de cible: la majorité (anglaise) devient minorité (au Québec) et la minorité (française) devient majorité (au Québec). En inversant les rôles dévolus à la langue dominante (anglais) et à la langue dominée (français), on réduit inévitablement la portée de toutes les mesures de protection à l'égard de la véritable minorité canadienne (français). Lorsque deux groupes se réclament du droit des minoritaires à la protection, il n'est plus possible de concilier les droits de chacun avec ceux de l'autre. Or, ce sont les groupes minoritaires à l'échelle du pays qui ont normalement besoin de protection.
Le fait de distribuer des droits linguistiques comme si c'étaient des droits religieux peut avoir pour effet de ne pas protéger la langue. Ce n'est pas parce qu'on accorde des droits linguistiques à tous les locuteurs d'un pays que ceux-ci pourront les exercer, par exemple, s'ils sont trop dispersés ou si leur nombre est trop restreint. Autrement dit, il est parfois inutile de donner des droits linguistiques s'ils ne peuvent se transposer dans la réalité.
La première mesure (idéale) pour protéger une langue consiste à concentrer ses locuteurs dans le même espace physique, puis à leur accorder des frontières linguistiques étanches pour les mettre le plus possible à l'abri de la langue concurrente qui fait pression sur la langue menacée, tant par le nombre que par l'attraction économique et le pouvoir politique. Il faut donc garantir à la minorité linguistique l'intégrité d'un territoire, puis de s'assurer que l'assimilation ne viendra pas réduire le nombre de ses locuteurs. Il est en effet indispensable de maintenir d'abord la communauté linguistique si l'on veut conserver la langue. Dans le cas contraire, les droits linguistiques deviennent inopérants si l'on est incapable d'empêcher l'assimilation des locuteurs.
C'est pourquoi il est préférable de privilégier des entités locales (villes, communes, districts, etc.) protégées par des frontières linguistiques sécurisantes (unilingues) plutôt que de bilinguiser tout un pays. Dans le cas de l'Ontario (Canada), il vaudrait mieux, par exemple, rendre certaines villes obligatoirement bilingues, d'autres, unilingues française, plutôt que de bilinguiser toute la province parce que, de toute façon, celle-ci ne pourrait transposer son bilinguisme dans la réalité. À l'inverse, il est possible que l'implantation territoriale d'une langue ait pour effet (pervers) de chasser des individus qui voudraient fuir un ghetto linguistique à l'avenir économique plutôt sombre.
Le gouvernement canadien, par exemple, croit que l'unité du pays passe obligatoirement par la propagation du bilinguisme institutionnel dans chacune des provinces. On semble ignorer que des droits égaux accordées à des groupes inégaux aboutiront forcément à des résultats inégalitaires. On ignore aussi que la reconnaissance des droits linguistiques individuels contribuent à l'insécurité d'un groupe minoritaire. De toute façon, à part le Nouveau-Brunswick, aucune d'entre province canadienne n'accepte le bilinguisme institutionnel.
L'erreur de stratégie réside à accorder des droits individuels, transportables, plutôt que des droits collectifs non transportables. On se trompe aussi sur les techniques de protection utilisées en croyant l'exercice de la démocratie est liée aux droits individuels et qu'il est incompatible avec les droits collectifs.
On parle d'effets de cascade lorsque des décisions politiques sont utilisées comme précédent pour réaliser d'autres changements ou en empêcher d'autres. Le problème, c'est que les effets peuvent être bénéfiques pour un sous-ensemble mais néfastes pour un autre sous-ensemble, sinon pour l'ensemble lui-même. Par exemple, un État peut accorder le droit à l'enseignement dans une langue minoritaire à même les fonds publics; si la minorité s'en trouve satisfaite et ne réclame rien d'autre, il n'y a pas d'effet de cascade. Par contre, si l'acquisition de ce droit pousse une minorité à revendiquer d'autres concessions ou, pire, incite d'autres communautés minoritaires à réclamer des droits similaires, il y aura un effet de cascade que l'on peut qualifier de «pervers». Or, les gouvernements craignent comme la peste ce type de résultat imprévu.
Au Québec, la législation linguistique a souvent entraîné des effets de cascade «pervers». La Charte de la langue française a été adoptée pour protéger le français au Québec au moyen de frontières linguistiques sécurisantes. Mais le Québec a payé cher sa législation linguistique: il a vu tailler en pièces tous les articles majeurs de sa Charte de la langue française et a soulevé tout le Canada anglais lorsqu'il a adopté la loi 178 portant l'interdiction de l'anglais dans l'affichage. La loi a alors rendu les anglophones du Québec très revendicateurs avec comme résultat que la majorité francophone apparaît maintenant oppressive et la minorité anglophone, victime. Quant à la clause nonobstant (permettant de déroger à la Charte canadienne des doits et libertés) utilisée dans la loi 178, elle constitue également une arme dangereuse dans la mesure où elle favorise les affrontements entre francophones du Québec et francophones hors Québec dont les intérêts sont divergents. Ce sont là des effets pervers que n'avait sûrement pas prévus le législateur.
En France, les gouvernements ont toujours mis la pédale douce sur les revendications autonomistes de la part des groupes minoritaires. En effet, céder, par exemple, aux revendications corses, c'est réveiller les appétits identitaires des Alsaciens, des Basques, des Bretons, sans parler des DOM-TOM.
Parfois, c'est la politique pratiquée dans un pays qui provoque un effet de cascade dans un autre. Il est évident que la politique linguistique pratiquée en Catalogne et au Pays basque espagnol ne peut que susciter des réactions d'envie de la part des minorités catalane et basque de France. D'ailleurs, plusieurs des pays voisins de la France ont accordé à leurs régions des statuts d'autonomie adaptés aux particularismes linguistiques et ethniques. De l'Allemagne à la Belgique, du Royaume-Uni à l'Italie en passant par l'Espagne, on expérimente une large gamme de «montages constitutionnels» allant de la décentralisation au fédéralisme. Depuis toujours étrangère à la tradition politique française, l'idée d'autonomie, dont bénéficient déjà la Catalogne, le Pays basque espagnol, l'Écosse, le pays de Galles et les Flamands en Belgique, risque de faire tache d'huile en France.
Autrement dit, en raison des pratiques exercées par les pays voisins, les revendications minoritaires en France risquent dorénavant d'avoir le vent dans les voiles et sonner le glas de l'uniformité républicaine. Un peu partout en Europe, les communautés minoritaires autonomes sont de plus en plus nombreuses. Loin de se fragiliser ou d'éclater, les pays concernés semblent plutôt avoir soudé leur unité et s'être renforcés. Il s'agit là d'un effet pervers positif.
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