L'universalité
de l'interventionnisme linguistique
Dans la plupart des pays ou États, existent des tensions linguistiques, des
luttes de préséance et un climat de compétition permanente entre les langues.
Ces tensions sont génératrices d'instabilité sociale, politique et
économique. Les gouvernements, qui veulent maintenir l'unité nationale et la
cohésion sociale, n'ont guère le choix: tôt ou tard, ils doivent intervenir
politiquement sur le plan de la langue.
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Définition et termes en usage
Le mot interventionnisme décrit généralement
une doctrine préconisant l'intervention de l'État dans les domaines économique
ou politique. On parle aussi de dirigisme. Ces termes peuvent
s'appliquer en matière de langues. Dès lors, l'interventionnisme de l'État en matière de langue suppose un effort
délibéré de modifier l'évolution naturelle d'une langue ou l'interaction
normale entre les langues. L'État se permettra alors d'agir sur les
phénomènes de puissance et d'attraction des langues les unes par rapport aux
autres. On peut ainsi hâter l'évolution normale d'une langue, la freiner ou
changer son cours, comme on peut tenter de réduire la concurrence entre les
langues ou l'accentuer, sinon l'éliminer.
L'intervention linguistique est le plus souvent désignée en français par
les expressions planification linguistique, aménagement linguistique
et dirigisme linguistique. En anglais, on parlera de Language Planning
ou, de façon plus imagée, de Language Policy (concept associé au
dirigisme), parfois de Spread Language (concept plus lié à la diffusion
des langues). Peu importe les termes employés, ils renvoient toujours, de la
part d'un État ou d'un gouvernement, à un processus de décision sur la
langue. Étant donné que l'action entreprise est décidée et planifiée
par le pouvoir politique, on parlera aussi de politique linguistique. De
façon générale, l'aménagement linguistique consiste à solutionner les
conflits résultant du contact des langues en s'appuyant sur la Constitution, des
lois, des règlements ou des pratiques administratives.
- Interventionnisme linguistique: action
de l'État ou d'une entreprise à la suite d'une analyse répondant à des
besoins de changement dans le domaine de la langue.
- Politique linguistique: intervention
affirmée de la part d'un gouvernement, d'une administration ou d'une
entreprise visant à modifier l’orientation des forces sociales, le plus
souvent en faveur de l’une ou de l’autre langue ou de certaines langues
choisies parmi les langues en usage.
- Aménagement linguistique: processus
découlant d'une politique linguistique consistant à
favoriser la mise en place d'outils
servant à répondre aux différents besoins linguistiques d'une population, en
plus de contribuer à la valorisation de cette ressource qu'est la langue.
- Planification linguistique: processus
visant à déterminer des objectifs précis et à mettre en œuvre les moyens
propres à les atteindre dans les délais prévus de la part d'un gouvernement,
d'une administration, voire d'une entreprise.
- Dirigisme linguistique: une politique
destinée à intervenir de manière
systématique et autoritaire en matière de langue, que ce soit dans le code
lui-même (p. ex. le lexique) ou le rôle sociale de la langue. Le
gouvernement exerce ainsi un pouvoir d'orientation ou de décision
sur une ou plusieurs langues en particulier.
- Protectionnisme linguistique:
une politique linguistique visant à
protéger ou à défendre les intérêts des locuteurs d'une langue en
particulier, de façon à assurer la pratique de cette langue dans certains
domaines sociaux, scolaires, judiciaires, économiques, etc.
- Non-intervention linguistique: une
politique du laisser-faire destinée à laisser évoluer naturellement les
rapports de forces en fonction d'une idéologie du libre-choix, de
tolérance ou d'acceptation des différences, ce qui favorise forcément la
langue majoritaire.
Peu importe, le type d'intervention, il faut
distinguer deux grands principes de traitement politique dans des
situation de bi ou de multilinguisme:
1) l'intervention basée sur la
territorialité, selon lequel l'État accorde des droits
linguistiques aux résidents d'une région donnée;
2) l'intervention basée sur les droits individuels ou
personnels, peu importe où les citoyens demeurent sur le
territoire.
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Les exemples du passé en interventionnisme
L'interventionnisme linguistique a probablement existé dès l'apparition des
premiers États. La Chine, la Mésopotamie, l'Égypte, les empires aztèque et
maya ont dû pratiquer diverses formes d'intervention dès le second millénaire
avant notre ère. On ne peut certes pas parler de «planification» linguistique
au sens où on l'entend aujourd'hui, mais il est indéniable que ces premiers
États ont pratiqué certaines interventions dans le domaine de la langue, ne
serait-ce que pour réglementer l'usage de l'écriture dans les documents
administratifs et les ordonnances royales.
Les Romains ont trop bien réussi leur expansion linguistique pour qu'elle
n'ait pas été quelque peu planifiée; chose certaine, le maintien du latin
pendant de nombreux siècles comme langue d'État a été, durant tout le Moyen
Âge, le résultat de décisions prises par les autorités politiques et
l'Église catholique.
Le roi d'Angleterre, Édouard III, a été l'un des premiers à utiliser son
pouvoir politique, en 1363, pour imposer l'anglais comme langue de l'État au
lieu du français. François 1er fit de même en 1539 avec sa
célèbre ordonnance de Villers-Cotterêts, qui prescrivait l'usage du français
à la place du latin. Son exemple fut suivi par Charles Quint (1550), qui
commença la castillanisation de l'Espagne. Par la suite, Philippe IV en 1634 et
Charles II en 1693 imposèrent le castillan en Nouvelle-Espagne, et interdirent
à la population l'usage des langues locales.
En l'an 1000, on ne comptait que quelques langues étatiques en Europe: le
latin, le germanique, le français, le vieux norrois, le slavon et l'arabe (en
Espagne). En 1800, il y en avait presque trois fois plus: le latin, le
français, l'anglais, l'espagnol, le portugais, le néerlandais, l'italien,
l'allemand, le polonais, le danois, le suédois, le turc, le russe, le serbe,
etc. Un siècle et demi plus tard, on en dénombrait une trentaine. Cela
signifie que, dans le passé, des États ont pris des décisions sur le statut
de certaines langues, contribuant ainsi à la promotion des unes et au déclin
des autres.
3 L'interventionnisme au XXIe siècle
Dans notre XXIe siècle
débutant, on ne connaît pas de pays qui
n'aient pas fait, d'une façon ou d'une autre, de planification linguistique, ce
qui ne signifie pas que tous les États soient intervenus politiquement dans le
domaine de la langue. Nous verrons plus tard que la non-intervention constitue
aussi une forme d'aménagement des langues. Dans une étude (François GAUTHIER,
Jacques LECLERC et Jacques MAURAIS, Langues et constitutions,
Québec/Paris, Office de la langue française/Conseil international de la langue
française, 1993) portant sur les constitutions de 173 États souverains, les
auteurs ont constaté que 130 de ces États, soit 75 %, ont
effectivement prévu des dispositions constitutionnelles en matière de langue.
Cela signifie que seulement 43 États (25 %) ne prévoyaient
en 1993 aucune clause linguistique dans leur constitution; c’étaient les
suivants:
Andorre, Angola, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Bangladesh,
Bhoutan, Cap-Vert, Chili, Congo, Corée du Sud, Cuba, Danemark, Djibouti,
États-Unis, Éthiopie, France, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Islande,
Japon, Madagascar, Maroc, Mexique, Nouvelle-Zélande, Oman, Pays-Bas, Pologne,
République Dominicaine, Royaume-Uni, Saint-Marin, São Tomé et Principe,
Swaziland, Taïwan, Tanzanie, Tchad, Thaïlande, Togo, Tonga, Uruguay,
Vatican, Zaïre (Congo-Kinshasa).
Parmi les pays n'ayant prévu aucune disposition constitutionnelle, certains
ont néanmoins adopté plusieurs lois en matière de langue: la principauté
d'Andorre, les États-Unis, la France, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, les
Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Swaziland, la Tanzanie, l’ex-Zaïre. Il resterait
donc quelque 33 États, c'est-à-dire à peine 20 %, qui ne seraient point
intervenus sur le plan de la langue. Or, 12 d'entre eux n'ont aucun besoin
d'intervenir dans le domaine linguistique puisqu'ils comptent parmi les pays les
plus linguistiquement homogènes de la planète: l'Arabie Saoudite, le
Bangladesh, la Corée du Sud, Cuba, le Danemark, l'Islande, le Japon, la
république de Saint-Marin, Sao Tomé et Principe, Tonga, l'Uruguay. Bref, si
l'on exclut le Vatican (un État-symbole), il ne reste qu'une vingtaine d'États
dont la non-intervention reste «inexpliquée», mais ce sont tous des pays du
tiers monde, sauf l'Australie et la Pologne.
Néanmoins, on doit tenir compte du fait que quelques-uns de ces États n'en
pratiquent pas moins une politique linguistique plus ou moins élaborée.
Pensons notamment à l’Australie, au Bhoutan, à Djibouti, à l’Éthiopie
(et l’Érythrée), à Madagascar, au Maroc, à la Pologne, à Taïwan, au
Tchad, et à la Thaïlande. Il reste moins d'une douzaine de pays dans le monde
où l'interventionnisme linguistique semble inexistant. Il n'est donc pas du
tout exceptionnel d'adopter une politique linguistique. C'est un phénomène qui
s'est accentué avec la création des États-nations aux XIXe siècle
et qui est devenu universel après la décolonisation des années 1960.
Dernière mise
à jour:
13 mars 2024
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