À l'origine de l'interventionnisme, nous trouvons un certain nombre de facteurs. Ceux-ci peuvent être ramenés à quatre, et ils fonctionnent selon un ordre quasi séquentiel: le pluralisme linguistique, la concurrence entre les langues, la présence de conflits sociaux plus ou moins intenses et la ferme volonté d'intervenir.
Nous avons déjà constaté que tous les pays du monde connaissent la diversité linguistique sur leur territoire même si la plupart ont adopté une seule langue officielle. Nous savons aussi que seulement à peine 20 % des États (40 États souverains) se reconnaissent officiellement bilingues ou plurilingues: par exemple, l’Afrique du Sud, la Belgique, le Cameroun, le Canada, la Finlande, la Suisse, le Pakistan, l'Inde, etc. Mais jamais un État ne reconnaît toutes les langues parlées à l'intérieur de ses frontières. Comment feraient l'Inde, le Congo-Kinshasa, le Cameroun, le Nigeria et surtout la Papouasie-Nouvelle-Guinée pour fonctionner avec leurs très nombreuses langues nationales?
Même si le pluralisme linguistique est une réalité dans tous les pays, cela ne suffit pas pour recourir à l'intervention. La politique de la non-intervention sera souvent jugée préférable, car elle avantage la majorité. En réalité, pour que l'intervention soit justifiée, il faut que les langues en contact se fassent concurrence.
La rivalité entre deux ou plusieurs langues amène l'une à en supplanter d'autres dans le champ des rôles sociaux. La nécessité de l'aménagement linguistique s'accroît en fonction de l'intensité de la concurrence entre les langues. Ainsi, aux États-Unis, la concurrence est à peu près nulle entre l'italien, le français et l'anglais; elle est plus prononcée entre l'espagnol et l'anglais, mais pas au point de justifier une politique généralisée à cet égard. Néanmoins, plusieurs États n'ont pas hésité à légiférer en matière de langue afin de «protéger» l'anglais que plusieurs croient menacé aux États-Unis. Au Sénégal, il existe une vingtaine de langues africaines, mais seuls le wolof, le peul, le sérère, le diola, la malinké et le soninké se font concurrence; aussi le gouvernement sénégalais a-t-il adopté une politique restreinte à ces six langues promues au rang de langues nationales; parmi celles-ci, le wolof émerge déjà au point où l'on peut prévoir qu'à long terme cette langue connaîtra un sort particulier.
Au Mexique, aucune des 60 langues amérindiennes (dont le nahuatl et le maya) ne concurrence l'espagnol; en revanche, la puissance attractive de l'anglais a obligé le gouvernement mexicain à adopter une politique très protectionniste à l'égard de l'espagnol: tout semble avoir été conçu pour se défendre contre l'anglais. Au Québec, la puissance de l'anglais et la faiblesse relative du français ont forcé cinq gouvernements (1969, 1974, 1977, 1988, 1997 et 1997) à intervenir en faveur du français. En Espagne, deux siècles et demi de persécution linguistique avaient porté un dur coup au catalan, au basque, au galicien; mais la démocratisation et la décentralisation politique qui suivirent ont permis aux Communautés autonomes (Catalans, Valenciens, Basques, Galiciens, etc.) de légiférer pour protéger leur «langue particulière» et réduire la concurrence entre celle-ci et l'espagnol.
Là encore, la concurrence réelle entre les langues n'est pas une condition suffisante pour élaborer une politique linguistique puisque, comme au Québec et au Canada, les gouvernements sont intervenus après plus d'un siècle de concurrence entre l'anglais et le français. Il faut que cette concurrence devienne tellement forte qu'elle finisse par susciter de sérieuses tensions sociales.
Lorsqu'un État s'interdit toute répression, il doit transiger et adopter une politique conciliante. Ce n'est qu'après une dizaine d'années de luttes acharnées (forte animosité, contestations populaires, sabotages, chutes de gouvernements) que la Belgique s'est résignée à diviser le pays en zones linguistiques distinctes afin de faire la «paix linguistique» entre Wallons (francophones) et Flamands (néerlandophones).
À côté de ces soulèvements majeurs, dont certains ont dégénéré en guerres sanglantes, on a assisté à des revendications violentes de groupes plus réduits qui ont fini, après bien des déboires, par obtenir plus d'autonomie; pensons aux Basques, aux Catalans, aux Bretons, aux Corses, aux Franco-Québécois, etc. Mais dans bien des cas, les gouvernements concernés attendent que la situation se dégrade avant d'intervenir et de trouver des solutions.
Le facteur ultime d'intervention en matière linguistique, c'est la volonté d'intervenir. À la rigueur, un gouvernement pourrait intervenir sans la présence du pluralisme et de la concurrence linguistique. Il suffit, par exemple, de vouloir agir sur le code: c'est le cas d'Israël. À l'opposé, on peut très bien ne rien faire et laisser libre cours à la concurrence entre les langues. Ainsi, en Côte d'Ivoire, plus de 70 langues africaines sont en compétition: pourtant, le gouvernement ivoirien n'est jamais intervenu sur le plan législatif: il a néanmoins laissé toute la place au français. Les dirigeants espèrent sans doute qu'un jour le problème des langues nationales se résoudra de lui-même, c'est-à-dire que les langues nationales seront absorbées par le français.
À l'opposé, à Madagascar, on a élaboré une politique linguistique relativement efficace pour imposer le malgache à la place du français; de même en Indonésie pour l'indonésien (ou bahasa indonesia), en Algérie pour l'arabe, en Éthiopie pour l'amharique, en Inde pour l'hindi, en Tanzanie pour le swahili, etc. Au Canada, le gouvernement fédéral a fini par intervenir en 1969 (Loi sur les langues officielles) et le gouvernement québécois la même année (loi 63), alors que tous connaissaient la concurrence entre l'anglais et le français depuis l'Acte de Québec de 1774. En France, le ministre délégué aux Affaires européennes a fini par signer, à l’été 1999, la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, un communiqué du premier ministre précisant que la France était prête à souscrire à 39 engagements parmi les 98 proposés. Généralement, les États se gardent bien d'intervenir aussi longtemps que possible; ils attendent que la situation socio-politique se dégrade ou devienne explosive de sorte qu’il leur faut dorénavant intervenir.
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