Les minorités linguistiques
C'est un fait maintenant connu que la très grande majorité des 7097 langues du monde connaissent une faible expansion. Ainsi, du point de vue du nombre, nous sommes obligés de constater l'état d'extrême faiblesse de l'immense majorité de 97 % des langues parlées sur la planète. Il est également vrai qu'on parle rarement des minorités et de leur langue, sinon lorsque certaines d'entre elles sont engagées dans une lutte armée ou lorsqu'elles revendiquent et leur autonomie ou leur indépendance. Dans la plupart de ces cas, les minorités ont été malgré elles annexées à un État plus grand. Ce fut soit le résultat de la colonisation, soit celui d’une conquête militaire, ou les deux, soit la cession d’un territoire au profit d’une puissance impériale. Mais les minorités ne sont pas toutes violentes ni agressives. La plupart sont «paisibles» et «conciliantes», même si elles demeurent parfois revendicatrices, ce qui dérange quelque peu les majorités. De façon générale, les minorités réclament davantage de pouvoirs dans leur région du pays, en matière linguistique et en éducation, ou en ce qui concerne la langue d’usage de leur gouvernement et l’établissement des frontières linguistiques internes. Par ailleurs, de très nombreuses minorités se sont même résignées à leur liquidation. Enfin, les minorités ne souffrent pas toutes de discrimination, certaines sont relativement satisfaites de leur sort. Il est légitime de se demander comment les démocraties occidentales, pour ne prendre que ces exemples, ont-elles répondu dans le passé aux demandes d'autonomie de la part des minorités?
Malheureusement, force est d'admettre qu'en général les majorités ont tenté supprimer leurs minorités, souvent de façon impitoyable. La France a déjà banni l'usage du breton, du basque, du corse, etc. La Grande-Bretagne a tout fait pour supprimer l’usage du gallois, de l'Irlandais, etc. L'Espagne a combattu le catalan, le basque le galicien, etc. Le Canada anglais a jadis retiré aux Canadiens français leurs institutions et a supprimé leurs droits linguistiques; il a fait de même pour interdire aux nations autochtones de former quelque association politique ayant des revendications nationales. Quant aux Américains, il ne se sont pas embarrassés pour pratiquer un génocide honteux pour liquider les petits peuples qui revendiquaient leurs territoires. Toutes ces mesures de répression visaient à dépouiller les minorités nationales de leur sentiment de participer à une identité nationale distincte. Les autorités des communautés majoritaires ont toujours craint que les minorités, en se considérant comme des nations distinctes, puissent manquer de loyauté envers l’État et qu'ils désireraient éventuellement faire sécession.
Que les minorités soient linguistiques, ethniques, religieuses, raciales, culturelles, politiques ou une combinaison quelconque de ces traits, elles renvoient à un concept difficile à saisir. Les critères employés pour les distinguer sont nombreux et souvent interreliés. De façon générale, on associe le terme de minorité à l'infériorité numérique. Une minorité constitue une partie d'un ensemble national. On compte, par exemple, moins de francophones et moins d'Amérindiens au Canada que d'anglophones; les francophones et les Amérindiens sont des minorités au Canada. Mais le critère quantitatif reste parfois équivoque. Par exemple, en Espagne, les locuteurs ayant l'espagnol comme langue maternelle sont plus nombreux que ceux parlant le catalan, mais en Catalogne les Catalans sont plus nombreux que les «Espagnols». Au Québec, les francophones sont majoritaires, mais ils sont minoritaires ailleurs partout au Canada. On trouve donc des peuples numériquement minoritaires dans l'ensemble d'un pays, mais localement majoritaires.
La situation d'un groupe minoritaire ne dépend pas seulement de son poids numérique ou de sa distribution géographique. Elle est également conditionnée par des facteurs ethniques, religieux, raciaux, culturels, politiques ou une combinaison de quelques-uns d'entre eux. Aux États-Unis, 210 millions d'Américains ont l'anglais comme langue maternelle, mais des millions d'autres utilisent l'espagnol, l'allemand, le russe, l'ukrainien, le français, etc. Ces groupes sont-ils tous reconnus comme des minorités? Le groupe hispanophone paraît-il plus particulier que les autres dans la mesure où il s'agit d'une minorité «nationale»; des générations d'hispanophones ont toujours vécu aux États-Unis, certains d'entre eux étaient là avant la création de l'Union. Les Noirs et les juifs américains constituent également des minorités nationales même s'ils parlent l'anglais. Quel groupe minoritaire peut-il se prétendre «autochtone»? Les Amérindiens seulement? À part le critère linguistique, il semble malaisé d'établir des distinctions entre les groupes minoritaires (distinctions basées sur la race, l'ethnie, la religion, etc.).
Néanmoins, dans le cadre de ces propos, nous tenterons d'apporter certaines précisions en débordant le critère strictement quantitatif puisqu'il n'est pas suffisamment distinctif. En effet, les minorités linguistiques existent dans tous les pays du monde. Il semble préférable de recourir à des critères géopolitiques pour distinguer deux catégories principales: les minorités géographiquement dispersées et les minorités géographiquement concentrées.
Les minorités géographiquement dispersées sont distribuées sur l'ensemble d'un territoire national ou morcelées entre plusieurs États. Les caractéristiques communes de ces minorités concernent donc la dispersion démolinguistique au sein d'un ou de plusieurs territoires nationaux.
Plusieurs pays sont caractérisés par le fait que leur population est composée de plusieurs groupes linguistiques dont aucun n'est numériquement majoritaire, ce qui implique que tous les groupes sont minoritaires. Ces pays se retrouvent surtout dans le tiers monde, particulièrement en Afrique noire.
Les frontières politiques des États africains ne correspondent que fort peu à la répartition des ethnies négro-africaines. Il faut rappeler que le découpage politique de l'Afrique noire résulte d'un partage colonial lors du Congrès de Berlin (1884-1885). Le principe était de servir les intérêts des puissances coloniales de l'époque en divisant arbitrairement les ethnies entre plusieurs États; bref, il suffisait de diviser pour mieux régner. Puis l'Organisation de l'unité africaine (OUA) a proclamé elle-même comme intangibles ces frontières politiques issus du «dépeçage» colonial. C'est seulement en Afrique australe que sont apparus les seuls États à base ethnique: le Botswana, le Lesotho, le Swaziland. Ce sont de petits États dont les populations se situent autour du million d'habitants.
Les États d'Afrique noire offrent une mosaïque ethnique dont on retrouve peu d'exemples ailleurs dans le monde. Des pays plus ou moins populeux comptent plusieurs langues donc aucun n'est majoritaire à l'échelle nationale: 21 au Niger, 23 en Guinée-Bissau, 32 au Mali, 30 en Guinée, 34 au Liberia, 39 au Sénégal, 39 en Zambie, 40 au Gabon, 46 en Ouganda, 43 au Togo, 68 en République centrafricaine (Centrafrique), 73 en Côte d'Ivoire. D'autres États sont même aux prises avec un nombre effarant de langues: 131 en Tanzanie, 221 au Zaïre, 279 langues au Cameroun, 470 au Nigeria (voir le tableau Les langues d’Afrique).
Parmi les autres États multilingues dont tous les groupes linguistiques sont minoritaires, mentionnons les micro-États suivants: l'île Maurice (5 langues) dans l'océan Indien, le Surinam (16 langues) en Amérique du Sud, Singapour (26 langues) en Asie du Sud-Est, le Vanuatu (109 langues) et la Papouasie-Nouvelle-Guinée (817 langues) en Océanie. En Europe, seule l'ex-Yougoslavie de Tito ne contenait aucune majorité (20 langues).
De nombreuses minorités sont morcelées entre plusieurs États. Cette situation est courante en Afrique, mais on la retrouve également aux Antilles, en Amérique du Sud, en Europe et en Asie centrale, et même au Canada. Déjà minoritaires dans leur pays, ces groupes subissent une fragmentation qui accentue encore davantage leur minorisation.
La partition politique de l'Afrique favorise évidemment le morcellement des groupes ethniques et des langues. Le swahili est parlé par 30 millions de locuteurs, mais cette langue est partout minoritaire et morcelée entre sept États: la Tanzanie, le Zaïre, le Kenya, l'Ouganda, le Burundi, le Rwanda et même la Somalie. On dénombre quelque 12 millions d'Africains dont la langue maternelle est le peul; ils constituent une minorité linguistique qui, bien qu'en assez grand nombre au Nigeria, se trouvent éparpillées du Cameroun au Mali en passant par le Togo et le Sénégal. Les huit millions de locuteurs du lingala sont divisés entre le Zaïre, la République centrafricaine et le Congo. Les sept millions de Shona sont dispersés dans une aire comprenant le Zimbabwe, le Mozambique et la Zambie. Les neuf millions de locuteurs zoulous sont partagés entre l'Afrique du Sud (8,7 millions), le Lesotho (248 000), le Swaziland (76 000) et le Malawi (37 480). Quant au trois millions de Wolofs, ils sont fragmentés entre la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie.
L'Amérique du Sud présente des situations similaires, notamment avec le quechua (10 millions) et le guarani (3 millions). Le quechua est parlé au Pérou, au Chili et en Argentine, alors que le guarani occupe une vaste aire couvrant une partie du Brésil, de la Bolivie, de l'Argentine et tout le Paraguay. Pour l'Amérique du Nord le seul cas digne de mention est celui des Acadiens. Ceux-ci sont concentrés dans la province du Nouveau-Brunswick, mais une partie d'entre eux sont disséminés au Québec, en Nouvelle-Écosse, à l'Île-du-Prince-Édouard et à Terre-Neuve.
L'Asie centrale est une autre région propice au morcellement ethnolinguistique. Beaucoup d'Arméniens sont demeurés sur leur sol natal, l'Arménie (3,4 millions), mais plusieurs autres habitent la Turquie, l'Iran, l'Irak, la Syrie, l'Égypte, sans compter les immigrés, plus nombreux, expatriés aux États-Unis ou au Canada. Au c
œur du Proche-Orient, les 36à 40 millions de Kurdes vivent écartelés entre la Turquie, l'Iran, l'Irak, la Syrie, l'ex-URSS (Arménie et Géorgie) et le Liban. Les 20 millions d'Ouzbeks vivent la même situation entre l'Ouzbékistan, la Chine, la Turquie et l'Afghanistan. Les sept millions de Tatars sont fragmentés entre la république autonome de Tatarie (1,7 million) en Russie et la Chine, la Turquie et l'Afghanistan. Enfin les huit millions de locuteurs du kazakh sont partagés entre le Kazakhstan (5,7 millions), la Turquie, la Chine, la Mongolie, l'Iran et l'Afghanistan.En Europe, la partition d'anciens empires, les déplacements de population résultant des deux premières guerres mondiales et le redécoupage partiel des territoires ont laissé de nombreux peuples dispersés entre plusieurs États. Au total, quelque 80 millions d'Européens ont été déplacés de leur foyer d'origine. C'est ainsi que l'on retrouve des minorités albanaises en Italie, dans le Kosovo (Serbie), en Grèce et en Turquie. C'est aussi le cas des Bulgares en Hongrie, en Grèce, en Roumanie et en Turquie. La Bulgarie, la Turquie et la Roumanie comptent des minorités grecques alors que la Roumanie, l'Italie, la Pologne et la Russie accueillent des minorités hongroises. Il existe aussi des minorités allemandes en Belgique, au Danemark, en Pologne, en République tchèque et en Russie (Volga). Dans le Nord, on trouve des Suédois en Finlande, des Finnois en Suède, des Danois en Allemagne, des Lapons en Norvège, en Finlande, en Suède et en Russie (presqu'île de Kola).
On pourrait parler aussi des Catalans en Espagne, en France et en Sardaigne (Italie), des Basques en Espagne et en France. Dans les Balkans, on trouve des Albanais en Albanie, au Monténégro, en Serbie, en Macédoine, en Bulgarie, en Grèce, en Turquie et en Italie; les Serbes sont éparpillés en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, mais aussi en Macédoine, en Croatie, en Slovaquie, en Hongrie, en Roumanie, en Autriche, en Russie, etc. D'autres minorités européennes vivent une situation identique, mais les exemples précités démontrent amplement le morcellement des peuples.
Il s'agit des minorités historiques habitant un État, constituant un groupe numériquement inférieur réparti un peu partout sur le territoire de cet État et soumis politiquement à la majorité. Lorsque des minorités sont ainsi dispersées, elles sont plus facilement victimes de l'assimilation de la part du groupe majoritaire. C'est le sort de la plupart de nombreuses minorités dans le monde. Qu'il suffise de mentionner les nombreuses communautés amérindiennes et francophones du Canada anglais partagées entre les différentes provinces, les Indiens du Mexique et du Brésil, les Berbères en Algérie, les Corses et les Bretons en France, etc.
Enfin, il faudrait mentionner la situation des minorités immigrantes de par le monde. Des millions d'immigrés ont quitté leur pays d'origine pour s'expatrier. Ces immigrants proviennent surtout de l'Espagne, du Portugal, de l'Italie, de la Grèce et de la Pologne pour l'Europe, du Mexique pour l'Amérique, de l'Asie du Sud-Est (Vietnam, Laos, Cambodge, Philippines) et de la Turquie pour l'Asie, du Maghreb pour l'Afrique.
À l'échelle du monde, les États-Unis demeurent le premier pôle d'attraction des immigrants; ce pays est suivi de l'Allemagne, de la France qui précède de peu l'Australie et le Canada. Viennent ensuite l'Arabie saoudite, Hong Kong, Israël, le Koweit et le Japon. Entre 1950 et 1989, ces dix pays ont drainé un flux net cumulé de 50 millions de personnes, dont la moitié se sont établies aux États-Unis. Les immigrants vont là où sont les richesses et ce sont les économies les plus dynamiques qui continuent d'attirer les moins nantis. Toutefois, dans certains États (République dominicaine, Arabie saoudite, Koweit, Émirats arabes unis), les populations immigrantes ne jouissent d'aucun droit politique. Les immigrants conservent généralement leur langue d'origine pendant une ou deux générations pour ensuite se fondre dans la société dominante.
De façon générale, les minorités immigrantes n'obtiennent aucun droit linguistique. Lorsqu'elles peuvent compter sur des droits, il s'agit de droits civils accordés au même titre qu'à tous les autres citoyens sur une base personnelle, tels le droit de vote, le droit de se faire entendre dans une cours de justice au moyen d'un interprète, etc. Parfois, certains gouvernements concluent des ententes avec d'autres gouvernements dans le but de favoriser l'apprentissage de la langue maternelle dans les écoles du pays d'accueil. Ainsi, le gouvernement français acceptera que des enfants d'origine marocaine apprennent l'arabe dans la mesure où des citoyens français obtiendront les mêmes avantages au Maroc. Bref, normalement, seules les minorités nationales jouissent droits linguistiques.
De nombreuses minorités réussissent à demeurées géographiquement concentrées sur un territoire donné. Par rapport à un ensemble national, ces minorités sont regroupées localement, parfois régionalement, au point de former des majorités là où elles sont concentrées. Ces minorités résistent alors plus facilement à la tendance assimilatrice de la majorité nationale et conservent alors leur identité et leur langue.
L'histoire des empires coloniaux du XIXe siècle offre des cas exemplaires de politiques discriminatoires à l'égard des majorités autochtones. C'est ainsi que les Britanniques et les Français (sans oublier les Espagnols, les Portugais, les Belges, les Italiens et les Allemands) ont imposé leur langue dans toute l'Afrique, alors qu'ils étaient très minoritaires partout. Mais l'histoire nous a justement appris qu'un groupe bien administré, entraîné et supérieurement armé peut mettre en déroute un adversaire dix fois, cent fois supérieur en nombre.
Bien que ce phénomène de la minorité dominante semble moins courant aujourd'hui, quelques groupes minoritaires réussissent à s'imposer comme groupe dominant à l'intérieur d'un État. En cette fin du XXe siècle, on compte au moins une quinzaine d'États à vivre dans cette situation. Quelques-uns ne mettent pas en cause le facteur ethnolinguistique; par exemple, au Burundi où les Tutsis (14 %) dominent par la répression les Hutus (85 %), une autre ethnie parlant la même langue. Cependant, dans plusieurs autres cas, la facteur ethnolinguistique constitue la cause de la dominance politique, économique, culturelle, sinon militaire. Les exemples les plus nombreux concernent l'Afrique: en Éthiopie, au Kenya, en Namibie, en Afrique du Sud et à Madagascar. En Asie, l'exemple de Taïwan et de l'Indonésie mérite d'être souligné, de même que celui des îles Fidji en Océanie et de Guyana en Amérique du Sud.
Peuplé par 102,3 millions d'habitants, l'Éthiopie compte quelque 84 langues. Les Amharas (15 millions) et les Gallas (5,9 millions) forment les deux groupes les plus importants du pays avec près de 40 % de la population totale. Les Amharas, qui occupent le centre et la partie nord du pays ainsi que la moitié de la capitale, exercent une forte influence sur les autres peuples au point d'imposer leur langue, l'amharique, aux 52 millions d'Éthiopiens. Les quelque 50 ethnies du Kenya (47,2 millions) sont dominées par les Kikouyou (19,8 %); même si les langues officielles sont l'anglais et le swahili, ceux-ci imposent le kikouyou dans la plupart des écoles du centre du pays. L'île de Madagascar (21,8 millions) est composée d'une cinquantaine d'ethnies malgaches, mais ce sont les Mérinas (env. 25 %) du centre du pays qui ont rendu leur dialecte obligatoire en le proclamant langue officielle (le malgache).
La Namibie et l'Afrique du Sud constituent deux cas troublants d'une minorité dominante. Les Blancs forment 7 % de la population en Namibie et 15 % en Afrique du Sud. Ils imposent leur pouvoir politique et l'anglais (ou l'afrikaans) à toute la population noire. Dans les deux cas, les Blancs ont non seulement conservé leurs privilèges, mais ony bien pris soin d'entretenir les rivalités entre les différents groupes ethniques de leur pays.
En Asie, les 23 millions de Taïwanais sont gouvernés par des Chinois han (de 15 % à 20 %); ceux-ci imposent par la force le mandarin officiel à 80 % de la population qui parle le taïwanais, une langue chinoise très proche du min.
Le cas indonésien est particulier en raison de l'ampleur des populations touchées. L'Indonésie est un État multinational de 264 millions d'habitants, répartis en plus de 350 peuples et parlant 660 langues. La langue officielle est l'indonésien, une langue très proche du malais appelée bahasa indonesia. L'indonésien est la langue maternelle d'une petite minorité de 6,7 millions de Javanais et d'un autre groupe de 10 millions de Malais dans l'île de Sumatra (au total: moins de 10 % des Indonésiens parlent l'indonésien officiel comme langue maternelle). Pourtant, c'est cette langue qu'imposent les Javanais à plus de 100 millions d'Indonésiens qui l'emploient, à des degrés divers, comme seconde langue. Même si les petites ethnies s'incorporent lentement aux Javanais, la langue officielle n'est pas encore devenue commune à l'ensemble de la population.
Aux îles Fidji dans le Pacifique, les premiers habitants furent les Mélano-Fidjiens, mais ils ne comptent plus aujourd’hui que pour 46,2 % de la population. Ils sont minoritaires dans leur propre pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, car les Indo-Fidjiens atteignent maintenant les 48,6 % de la population; ajoutons à cette population un petit nombre d’Européens (1,8 %), de Rotumans (1,2 %) de l’île Rotuma, de Gilbertais (0,6 %) originaires de Kiribati, et de Chinois (1,6 %). Les Mélano-Fidjiens dominent politiquement et linguistiquement leur pays, alors que les Indo-Fidjiens et les autres ethnies, ainsi que leur langue, sont socialement dévalorisées.
En Amérique du Sud, la petite république de Guyana est asservie par les 250 000 Noirs créolophones (33 %) mais anglophiles, qui imposent l'anglais aux dépens de l'hindi, de l'ourdou, du portugais, du chinois et des langues amérindiennes.
Il existe un certain nombre de minorités nationales qui, non seulement sont majoritaires dans une région donnée, mais disposent au surplus d'une autonomie politique. Cette situation représente certainement le plus haut degré d'une politique pluraliste d'un État, car elle permet à une minorité de s'autogouverner. Toutefois, cette auto-gouvernance peut varier beaucoup d'un État à l'autre.En Amérique du Nord, les minorités les plus privilégiées sont les suivantes: les francophones du Québec (82 % dans cette province) au Canada, les Inuits du Nunavut (80 % des 36 000 habitants) et ceux du Groenland (92 %) rattachés au Danemark et les hispanophones de Porto Rico (99 %) jouissant d’un statut d’«État libre associé aux États-Unis».
En Europe, mentionnons les francophones de Wallonie en Belgique, les germanophones de la région allemande (95 %) de Belgique, les francophones des cantons unilingues français de Suisse (Jura, Genève, Neuchâtel), les italophones du canton du Tessin en Suisse, les Catalans de Catalogne (60 %) et les Galiciens de la Galice (80 %) en Espagne, les, les Suédois de l'archipel d'Åland (95 %) en Finlande, les Féroïens (86 %) des îles Féroé (Danemark).
Les minorités de l'Inde et de l'ex-URSS constituent des cas particuliers, d'une part, parce que la situation linguistique est fort complexe, d'autre part, parce que les frontières politiques internes des États fédérés ou des républiques fédérées respectent en principe la composition des ethnies. En Inde, une fédération de 25 États, toutes les principales ethnies sont majoritaires à l'intérieur d'un État: le marathi au Maharashtra, le bengali au Bengale occidental, le télougou en Andhra Pradesh, le tamoul au Tamil Nadu, le goudjarati au Goudjarat, l'oriya en Orissa, le malayalam au Kerala, l'assamais en Assam, le pendjabi au Pendjab, etc.
Dans l'ex-URSS, toutes les minorités comptant au moins un million d'habitants étaient regroupées au sein d'une république fédérée: l'ukrainien en Ukraine, le lituanien en Lituanie, l'arménien en Arménie, le moldave en Moldavie, l'estonien en Estonie, l'azéri en Azerbaïdjan, l'ouzbek en Ouzbékistan, etc. Rappelons que l'URSS était un État fédéral composée de 15 républiques fédérées, de 20 républiques autonomes, de 8 régions autonomes et de 10 districts autonomes, sans compter les «arrondissements nationaux» (quelques dizaines). En plus des six Territoires, la fédération de Russie est aujourd’hui composée des 21 républiques suivantes: Adygués, Altaï, Bachkirie, Bouriatie, Carélie, Daghestan, Iakoutie, Ingouchie, Kabardino-Balkarie, Kalmoukie, Karachaïs-Tcherkesses, Khakassie, Komis, Maris, Mordovie, Ossétie du Nord, Oudmourtie, Tatarstan, Tchétchénie, Tchouvachie, Touva. En principe, plusieurs langues sont co-officielles avec le russe, mais ces minorités n'ont plus aucun droit lorsqu'elles quittent leurs frontières, alors que le russophone maintient ses droits partout.
Lorsqu'une minorité nationale forme la majorité dans une région qu'elle contrôle au plan politique, elle devient une majorité fonctionnelle alors que la majorité nationale peut acquérir un statut de minoritaire dans la même région. C'est le cas des Espagnols de la Catalogne, des anglophones du Québec, des Wallons (ou francophones) dans la région allemande de Belgique, des russophones partout minoritaires dans les républiques de la fédération de Russie.
En réalité, il est rare qu'une majorité nationale perdent son statut dans une région où elle est minoritaire. Cependant, la situation diffère sensiblement selon les pays. Dans l'ancienne URSS, les russophones conservaient tous leurs droits et privilèges dans toutes les républiques. Il en est encore de même en Espagne pour les hispanophones de la Catalogne, du Pays basque ou des îles Baléares. À l'opposé, les germanophones de Suisse perdent tout droit linguistique dans les cantons francophones. Les Wallons ne jouissent d'aucun droit en Flandre (de langue néerlandaise); ils conservent néanmoins des privilèges importants dans la région de langue allemande. Au Québec, les anglophones disposent de moins de droits que les francophones (limité en fait dans le domaine de l'affichage commercial), mais ces droits demeurent considérables comparativement à ceux des francophones hors Québec.
Plusieurs minorités nationales demeurent concentrées sur un territoire restreint et forment une majorité strictement locale sans disposer d'une réelle autonomie politique. Ce qui caractérise toutes ces minorités, c'est le fait qu'elles ne contrôlent pas le pouvoir politique: ou bien elles sont minorisées sur leur territoire, ou bien elles ne bénéficient que d'un pouvoir administratif et symbolique; elles peuvent aussi être trop faibles pour disposer d'un pouvoir quelconque.
En Espagne, où les minorités bénéficient d'une autonomie politique, certaines d'entre elles, comme les bascophones (40 %) du Pays basque et les Catalans (36 %) du Pays valencien, ont vu leur pouvoir réduit du fait qu'elles sont numériquement minorisées. Les Acadiens du Nouveau-Brunswick sont dans la même situation, car ils sont minoritaires (33 %) dans leur province.
Dans d'autres pays, l'État délègue une partie de ses pouvoirs à des organismes locaux tout en restant maître des arbitrages et des décisions finales. C'est le cas en Italie des germanophones de la province de Bolzano et des francophones de la Vallée d'Aoste, mais aussi en France pour les Corses de l'île de Corse, puis en Finlande, en Suède, en Allemagne et en Hongrie pour les minorités reconnues officiellement dans leurs communes bilingues. En Chine, la plupart des minorités des cinq régions autonomes subissent une minorisation, progressive et planifiée, ce qui accentue leur impuissance politique: les Mongols en Mongolie intérieure, les Tibétains au Tibet, les Zhuang au Guangxi, les Hui au Hingxia et les Ouïgours au Xinjiang.
Enfin, d'autres minorités ne disposent d'autre pouvoir (?) que celui d'être concentrées localement et de bénéficier ainsi de services administratifs réduits dans leur langue dans quelques districts ou arrondissements désignés: les Slovènes de Carinthie ainsi que les Croates et les Hongrois du Burgenland en Autriche, les Gallois et les Écossais du Royaume-Uni, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse et de l'Île-du-Prince-Édouard (Canada), les Franco-Ontariens (Canada), les Arabes d'Israël, les Maoris de Nouvelle-Zélande, les hispanophones du sud des États-Unis, les petites minorités des arrondissements nationaux de Russie, celles de la Birmanie, du Pakistan, de l’Indonésie, du Nigeria, etc.
Ce panorama des minorités ne saurait être complet si on n'y mentionnait quelques-unes des minorités à peu près complètement oubliées, sauf lorsqu'elles se révoltent comme ce fut le cas des Kurdes d'Irak lors de la guerre du golfe Persique en 1991.
Généralement, seules leur résistance et leur ténacité rappellent parfois leur existence aux majoritaires. Citons les Amérindiens des États-Unis, du Mexique et du Brésil, les aborigènes d'Australie, les Hongrois de Roumanie, les Frisons des Pays-Bas, les Sardes et les Frioulans d'Italie, les Sorabes d'Allemagne, les Finnois de Suède, les Turcs de Grèce et de Bulgarie, les Aïnous du Japon, les Kanaks mélanésiens de la Nouvelle-Calédonie, les Berbères d'Algérie, les Kurdes de Turquie, de Syrie et d'Iran.
Il y aurait des dizaines d'autres cas, voire quelques centaines, dignes de mention, mais ceux relevés ici suffisent à démontrer le sort peu enviable de la plupart des minorités du monde. En fait, fort peu de minorités jouissent d'une protection réelle allant jusqu'à l'autonomie territoriale. Dans la conjoncture actuelle, c'est là davantage un lointain idéal plus qu'une réalité pour la quasi-totalité des minorités.
Certaines des minorités citées précédemment ont réussi à s'imposer suffisamment pour partager le pouvoir avec la majorité. Au plan du statut politique, elles bénéficient de la reconnaissance officielle de leur langue. Cela signifie que l'État dont elles font partie est officiellement bilingue et s'engage à utiliser deux langues (ou trois) concurrentes sur l'ensemble du territoire national ou sur une portion de celui-ci. Dans la mesure où le bilinguisme est effectivement appliqué, il s'agit là d'une mesure relativement efficace destinée à assurer le maintien d'une langue minoritaire nationale aux côtés d'une langue majoritaire. On distingue deux types de situation: celle où l'État central est bilingue, celle où seul l'État régional est bilingue.
Dans un petit nombre de pays, l'État a proclamé le bilinguisme officiel afin de protéger un ou plusieurs groupes minoritaires. Dans le cas d'une fédération, l'État central communique dans la langue majoritaire ou minoritaire, selon la langue utilisée par l'expéditeur. De façon plus précise, on dira que l'État offre des services dans deux langues, abstraction faite du fait que ces services soient assurés de façon équitable ou soient également disponibles. Voici la liste des quelques États souverains pratiquant un bilinguisme officiel à l’intention d’une minorité:
Afghanistan
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pachtou* / farsi ou dari (36 %)
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4.2 Le statut officiel reconnu localement (État régional)
Dans quelques autres pays, les structures politiques prévoient un bilinguisme officiel sur une portion du territoire, sans que ce bilinguisme s'applique à l'État central. Le bilinguisme ne prévaut, par exemple, que pour les territoires désignés en Espagne, en Italie, au Canada, au Danemark (Féroé et Groenland), à Porto Rico, en Inde. Voici une liste de pays où l’on reconnaît le bilinguisme ou une langue minoritaire prioritairement sur une base régionale:
Pays | État régional | Langue(s) officielle(s) |
Espagne |
Catalogne |
castillan / catalan |
Italie |
Vallée d’Aoste |
italien / français |
Belgique |
Bruxelles-Capitale |
néerlandais / français |
Danemark |
Groenland |
danois / groenlandais |
Finlande |
Archipel d’Åland |
suédois |
Canada |
Nouveau-Brunswick |
anglais / français |
Suisse |
Canton de Fribourg |
français / allemand |
États-Unis |
Hawaï |
anglais / hawaïen |
Afrique du Sud |
Cap-Oriental |
afrikaans / anglais / isixhosa |
Inde |
Andhra Pradesh |
télougou |
Pakistan |
Province du Sind |
ourdou / sindhi |
Au Nigeria, depuis les années 1980, près d’une vingtaine d’États ont rendu le haoussa co-officiel avec l’anglais à leur chambre d’Assemblée, quatre l’ont fait avec le yorouba et deux avec l’ibo (États du sud-Est: Anambra et Imo). L’introduction d’une langue régionale dans la législature des États était une question de nécessité, particulièrement dans le Nord où la connaissance de l’anglais est rudimentaire et où le haoussa est parlé par plus de 18 millions de locuteurs et par au moins 50 % de la population comme langue seconde.
Dans d'autres cas, la minorité constitue une véritable majorité à l'intérieur de ses frontières régionales et peut parfois proclamer sa langue comme la seule officielle. Pour cela, il faut que les dispositions constitutionnelles le permettent ou, du moins, ne l'interdisent pas. Il existe deux grandes catégories: celle où l'État central est bilingue et communique dans la langue de l'État minoritaire et celle où l'État régional doit communiquer dans la langue de l'État central.
- Le statut accordé par l'État central
Dans la cette première catégorie, lorsque l’État central utilise la langue de la minorité, les exemples les plus probants concernent le gouvernement du Canada, qui communique en français avec le Québec (ou toute autre province qui le désirerait), celui de la Suisse, qui reconnaît la langue des cantons francophones (Genève, Neuchâtel, Jura) ou italophone (Tessin), celui de la Finlande, qui utilise le suédois de l’archipel d’Åland, celui du gouvernement central de la Belgique avec le français, le néerlandais et l’allemand, et celui du gouvernement fédéral des anciennes républiques yougoslaves (Slovénie, Macédoine, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, etc.), qui communiquait dans toutes les langues des Slaves, même en Albanais (Kosovo).
- Le statut accordé par l'État régional
La seconde catégorie, lorsque l’État central permet l’officialisation de la langue régionale mais ne l’utilise pas lui-même, sont les cas les plus fréquents. En Espagne (Catalogne, Pays basque, Galice, Pays valencien, Baléares), en Italie (Trentin-Haut-Adige et val d’Aoste), au Danemark (Grenland et Féroé), en Afrique du Sud (Cap-Oriental, Gauteng, KwaZulu-Natal, Cap-Nord, Mpumalanga, province du Nord-Ouest, État libre d'Orange, province du Nord et Cap-Occidental), au Pakistan (province du Sind), en Inde (25 États), aux États-Unis (Hawaï et Porto Rico), au Nigeria (plus dune trantaine), etc., l’État central ne reconnaît pas pour lui-même les langues officielles régionales lorsqu’il communique avec les citoyens ou un gouvernement local. En ce cas, il impose la langue officielle du pays autant au gouvernement local qu’à l’ensemble des citoyens.
Autrement dit, un Catalan de la Catalogne peut exiger des services en catalan auprès du gouvernement local mais pas auprès du gouvernement central. Généralement, l’État central impose aussi un certain degré de bilinguisme au gouvernement local. Par exemple, en vertu de la Constitution canadienne, le Québec doit maintenir un certain niveau de bilinguisme: législation, justice, enseignement, etc. Il en est ainsi en Inde où il n’est pas question pour le gouvernement fédéral de reconnaître, par exemple, le tamoul de l’État du Tamil Nadu ou l’assamais de l’État d’Assam.
Enfin, la situation était identique dans l’ex-URSS avec l’Estonie (estonien), le Kazakhstan (kazakh), la Moldavie (moldave), l’Ukraine (ukrainien), etc. Avec le démembrement de l'Union soviétique, les langues minoritaires (ukrainien, arménien, azerbaïdjanais, etc.) des anciennes républiques fédérées sont devenues des langues majoritaires à l'intérieur de leur frontière, et elles font parfois la vie dure au russe. Il est probable que le russe, de langue majoritaire qu'il était au sein de l'Union, déclinera à l'intérieur des nouveaux États indépendants parce qu'il deviendra une langue fonctionnellement minoritaire. Cependant, dans les républiques fédérées de l'actuelle Russie (Adygués, Altaï, Bachkirie, Bouriatie, Carélie, Daghestan, Iakoutie, Ingouchie, etc.), plusieurs langues sont co-officielles avec le russe, et ces minorités n'ont plus aucun droit lorsqu'elles quittent leurs frontières, ce qui, répétons-le, n'est pas le cas du russe reconnu sur tout le territoire de la fédération.
La situation linguistique des minorités dans le monde n'est pas toujours de tout repos. D'une part, il y a les minorités réprimées — et elles sont nombreuses —, les minorités simplement ignorées — la plupart — et il y a les minorités qui peuvent compter sur un certain nombre de petits droits, surtout l’alphabétisation dans leur langue à l’école primaire. D'autre part, les minorités les plus avantagées — pas très nombreuses, compte tenu des 6700 langues — sont celles à qui l’État reconnaît juridiquement des droits. Ce sont les minorités généralement les plus fortes, celles qui ont réussi à faire entendre leurs voix. Dans presque tous les cas, il s’agit de minorités géographiquement concentrées qui peuvent obtenir un réel pouvoir politique. Bref, les minorités linguistiques peuvent espérer un sort enviable, mais il leur faut compter sur un minimum de pouvoir politique.
Ces propos font l’objet de la prochaine section intitulée LA VITALITÉ DES PETITES LANGUES.
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