Les causes du multilinguisme
Ce sont toujours des bouleversements politiques, militaires, sociaux, économiques ou technologiques qui provoquent l'apparition du multilinguisme. Les changements politiques de même que les conquêtes militaires ont été sûrement parmi les principales causes du multilinguisme, mais les impératifs économiques tels les relations commerciales ainsi que certains changements technologiques récents ont favorisé également le bilinguisme ou le multilinguisme.
1) La création des États-nations
Au cours des derniers siècles, le monde occidental a assisté à la création de nombreux États nationaux (selon le principe «un État, une nation»), qui ont réussi à unifier politiquement de plus ou moins vastes portions de territoires multiethniques. En Europe de l'Ouest, le rattachement d'une région au pouvoir central a été moins souvent le fait d'une conquête militaire pure et simple (même si elle n'y était pas totalement étrangère) que le résultat d'alliances matrimoniales entre familles régnantes et d'accords divers à dominance politique. C'est le cas des États comme la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, la Suède, etc.
Ces États ont assimilé linguistiquement et culturellement les divers groupes ethniques à l'intérieur de leurs frontières même si plusieurs de ces groupes ont réussi à conserver un certain usage de leur langue maternelle originale et un certain nombre de traditions propres. Le problème de la coexistence linguistique ne se poserait pas si quelques-unes de ces minorités ethniques (les Basques, les Corses, les Bretons, les Gallois, les Catalans, etc.) ne revendiquaient pas un élargissement de leurs droits ou si divers parlers régionaux, notamment dans les pays germaniques, ne persistaient pas concurremment à la langue standard.
Prenons le cas de l'Allemagne. Tant que celle-ci était constituée de plusieurs États autonomes (la Prusse, la Saxe, la Bohème, l'Autriche, la Franconie, la Bavière, etc.), le multilinguisme ne pouvait se manifester. Avec l'unification des États allemands au XIXe siècle, les divers parlers germaniques furent mis en évidence, car leur présence soulevait la question de l'unification linguistique, c'est-à-dire de la standardisation de la langue allemande. Bien que l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse aient finalement réalisé cette unification après plus d'un siècle, de nombreuses langues régionales continuent parallèlement à être employées comme langues vernaculaires de tous les jours. Ainsi, on parle le Hochdeutsch (ou haut-allemand) dans le Nord-Ouest, le Niederdeutsch (ou bas-allemand) dans le Nord-Est, le Westmitteldeutsch (ou moyen-allemand) dans le centre de l’Allemagne, l'Ostmitteldeutsch (un autre moyen-allemand) surtout dans l’est de l’Allemagne, l'Oberdeutsch (ou sud-allemand) en Bavière, le Schweizerdeutsch (ou suisse-allemand) en Suisse alémanique. Il ne faudrait pas sous-estimer l'importance de ces parlers régionaux. D'une part, ils sont plus distincts entre eux que ne le sont le norvégien, le danois et le suédois, ce qui contribue en partie à assurer leur maintien; d'autre part, ils sont demeurés très vivaces tant en République fédérale d’Allemagne, dans l’ex-République démocratique allemande (RDA) qu'en Suisse alémanique, où l'on assiste d'ailleurs à une recrudescence du Schweizerdeutsch.
L'unification politique des États de l'Europe de l'Ouest a d'abord mis en évidence le multilinguisme ethnique, puis elle a contribué à assurer la standardisation et la suprématie des langues officielles, sans réussir cependant à faire disparaître les anciennes langues régionales. Celles-ci, qu'on croyait disparues il y a une vingtaine d'années, ont resurgi parfois avec force; qu'on pense à la langue des Catalans, à celle des Basques, des Bretons, des Corses, des Écossais, des Gallois, etc. Aujourd'hui, les langues minoritaires et les parlers régionaux cohabitent dans une relative harmonie assurée par la répartition fonctionnelle des rôles sociaux: on parle le corse, le catalan, le gallois, le languedocien, le sicilien, le Niederdeutsch ou le Schweizerdeutsch en famille ou entre amis, mais on parle et on écrit en français, en espagnol, en anglais, en italien ou en allemand standard (le Hochdeutsch) à l'école et au travail. Il n'en demeure pas moins que lentement, mais sûrement, la langue standard continue à prendre de l'expansion, refoulant les langues ou variétés non standard dans les domaines dénués de prestige.
Ne serait-il pas également pertinent d'ajouter l'exemple des pays africains, constitués d'États-nations à la suite de la décolonisation? Les conséquence sont les suivantes: une situation de multilinguisme dans tous ces États et un regroupement de multiples groupes ethniques à l'intérieur des mêmes frontières politiques et sous une autorité politique centrale.
Dans le cas des conquêtes militaires proprement dites, un groupe militaire supérieur envahit un territoire étranger et s'impose par le choc des armes à la population locale. Les vainqueurs occupent alors le pays conquis et se l'approprient, pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'ils en soient délogés par d'autres envahisseurs ou qu'ils se fassent repousser par les vaincus, ou encore jusqu'à ce que ceux-ci reprennent leur autonomie.
Ces conquêtes militaires, dont l'histoire est parsemée, constituent la cause principale du multilinguisme parce que les conquérants imposent leur langue à la population vaincue ou instaurent un bilinguisme que cette dernière est généralement seule à assumer. Les conquêtes provoquent par la même occasion d'immenses brassages de populations, populations que l'on essaie d'unifier au moyen de la langue impériale.
Dès la haute Antiquité, la formation de l'Égypte des pharaons (vers 3200-332) s'est réalisée grâce à la fusion de nombreuses ethnies venues d'Afrique et d'Asie. C'est par d'incessantes querelles guerrières avec les peuples voisins que les Égyptiens ont maintenu leur hégémonie et la suprématie de leur langue pendant près de 2 000 ans, c'est-à-dire jusqu'à la dynastie des Ramsès. Par la suite, ils furent dominés successivement par les Assyriens (664 av. J.-C.), les Perses (585 av. J.-C.), les Grecs (332 av. J.-C.), les Romains (30 av. J.-C.) et les Vandales (429 ap. J.-C.), avant de disparaître de l'histoire lors de la conquête arabe en 641. Par la suite, les Arabes se firent la guerre entre eux jusqu'à la domination ottomane, qui dura trois siècles (1517-1830) et qui prit fin avec l'arrivée des Anglais et des Français, lesquels se partagèrent de nouveau la région pendant un siècle et demi.
De toutes ces invasions qui ont nécessairement abouti à de véritables amalgames de populations soit par domination politique, soit par besoins économiques ou par mariages mixtes, c'est l'invasion arabe qui a eu les effets les plus durables: elle donna à toute l'Afrique du Nord une langue (arabe) et une religion (l'islam) communes; les colonisations française et anglaise ont néanmoins réussi à implanter solidement le français (Algérie, Tunisie, Mauritanie, Maroc) ou l'anglais (Égypte) comme langue seconde.
Les conquêtes militaires les plus «exemplaires» à cause de leurs effets durables encore aujourd'hui en Occident reviennent aux Romains. Vers 740 av. J.-C., Rome n'était qu'une petite bourgade habitée par des Latins, des Sabins et une minorité étrusque. Après plus de 500 ans de guerres, Rome avait fini par soumettre à peu près toute l'Italie, la Sicile et la Sardaigne. En 200, elle avait déjà acquis, en plus de l'Espagne, la Corse et l'«Afrique» (Tunisie); en 146, Rome s'emparait de la Macédoine, de la Grèce, puis de l'«Asie» (Turquie actuelle). Ces acquisitions en entraînèrent d'autres: la Syrie (64), Chypre (58), la Belgique (57), la Gaule (52), l'Égypte (32), une grande partie de la Germanie, les Alpes, la Judée, la Bretagne, la Dacie (Roumanie), la Mauritanie, l'Arménie, la Mésopotamie, l'Assyrie et l'Arabie. Rendu à son apogée, vers 200 ap. J.-C., l'Empire romain comptait une quarantaine de «provinces» ou d'États «protégés», s'étendant de l'Écosse à l'Arménie et de l'Arabie à la Lusitanie (Portugal), avec une population de 46 millions de sujets, alors que la planète comptait 250 millions d'hommes. L'Asie rassemblait alors les deux tiers de l'humanité avec 170 millions de personnes.
L'effet des conquêtes romaines sur le monde est manifeste: une multitude de langues italiques, celtiques, germaniques, sémitiques ont disparu. La langue latine a supplanté le grec comme langue véhiculaire et a gardé son hégémonie en Occident jusqu'au XVIIe siècle. Avant de disparaître à son tour comme langue vernaculaire, le latin a donné naissance à de grandes langues modernes (français, espagnol, portugais, italien, etc.), lesquelles se sont propagées jusqu'en Amérique, en Afrique, en Asie et en Océanie.
Cette expansion des langues européennes, notamment en Amérique, est encore le résultats de conquêtes militaires. Français, Anglais, Espagnols et Portugais ont vaincu les populations autochtones et leur ont imposé leur langue ainsi que leur culture sans même reconnaître aux premiers occupants des droits particuliers. Après plusieurs siècles de présence européenne en Amérique, la quasi-totalité des langues amérindiennes est en voie d'extinction. Mêmes les anciennes langues impériales du Nouveau-Monde, comme le nahualt des Aztèques et le quechua des Incas, n'ont pu résister à la langue des envahisseurs. La rencontre entre Européens et populations amérindiennes s'est révélée catastrophique pour ces dernières: dépossession de territoires, exploitation éhontée sinon esclavage, maladie et alcoolisme, famine, bilinguisme et déculturation; bref, un génocide systématique exercé avec efficacité par les Espagnols, les Portugais et les Anglo-Saxons.
Au lieu de créer des États-nations, les conquêtes militaires rassemblent parfois sous le pouvoir central un très grand nombre de peuples, de cultures, de langues, de religions et même de races différentes. Lorsque l'occupation dure très longtemps et que le conquérant contrôle les territoires soumis par une armée puissante ainsi qu'une infrastructure administrative, économique et politique, sa langue a toutes les chances de demeurer. C'est ce qui s'est passé pour les Romains dans une grande partie de l'Europe ainsi que pour les Espagnols, les Portugais et les Anglais en Amérique.
Certaines autres conquêtes, au contraire, se sont révélées plus éphémères. L'immense empire d'Alexandre le Grand, qui s'étendait de la Macédoine au Pendjab en Inde en passant par l'Égypte, la Mésopotamie et la Perse, s'est démembré moins de 100 ans après la mort d'Alexandre sans laisser beaucoup de traces chez les populations autochtones; le grec est néanmoins devenu alors une grande langue véhiculaire sur le plan international. Le sort de la langue des Francs représente un cas exceptionnel. De langue germanique, les Francs ont reconquis la Gaule romanisée, qu'ils ont appelée «Pays des Francs» (Pays de France), mais ils n'ont pu imposer leur langue à la population. Au contraire, ils ont perdu celle-ci et ont été acculturés par les vaincus en l'espace de quelques générations. Trop peu nombreux, les élites et les soldats ont dû pratiquer l'exogamie; les enfants ont appris la langue de leur mère gallo-romaine.
Peu fréquent dans l'histoire, ce phénomène d'un peuple qui gagne un pays en perdant sa langue se produit lorsque le conquérant fait face à une population fortement structurée dont le poids culturel repose sur des institutions établies, des traditions écrites et une bureaucratie déjà formée. Cette dominance acculturée n'empêche pas le multilinguisme de se manifester; les langues se mélangent et s'influencent.
Une autre cause du multilinguisme est liée aux mouvements migratoires. On en distingue plusieurs types qui peuvent se réduire aux cas suivants: l'immigration coloniale, la déportation massive, le phénomène des réfugiés politiques, l'exode volontaire, l'immigration des travailleurs.
L'une des suites de l'occupation militaire par un pays impérialiste concerne l'immigration coloniale. Les nouveaux immigrants s'installent en pays conquis et placent les autochtones en situation d'asservissement. Les exemples les plus représentatifs? L'occupation des continents américain et australien par les Européens, qui ont réussi à submerger les populations d'origine par une forte immigration: quelque 40 millions d'Européens sont venus minoriser les Amérindiens et les Australiens, aujourd'hui promis à l'extinction. La République populaire de Chine vient de tenter une expérience analogue dans ses «provinces autonomes»: elle a réussi à minoriser les populations turcophone du Xinjiang (moins de 50 % de la population de la province), mongole de la Mongolie intérieure (réduite à 20 %), zhuang du Guangxi (réduite à 36,9 %), tibétaine du Tibet (40 %), sans compter les multiples nationalités non sinophones. Il en va de même en Israël, où les colonies de peuplement sont présentement destinées à submerger les territoires occupés, dont les locuteurs parlent l'arabe.
Dans tous ces situations coloniales, la langue dominante est celle du conquérant, qui impose le bilinguisme au groupe dominé; ce dernier assume seul le fardeau de ce bilinguisme. Aujourd'hui, les ex-colonies, devenues indépendantes, continuent à lutter pour une véritable indépendance économique et contre les liens culturels puissants qui les rattachent encore à leur ancien maître (p. ex., la langue et l'éducation).
La déportation massive de populations vers des territoires étrangers représente un autre aspect, non négligeable, du multilinguisme. On connaît le cas des Irlandais qui, aux XVIIIe et XIXe siècle, ont été déportés par les Anglais vers l'Amérique et l'Australie (plus d'un million). L'URSS de Staline a fait de même avec de petits peuples soupçonnés de collaboration tels les Balkars, les Tchétchènes, les Ingouches, les Kalmouks, les Allemands de la Volga, tous dispersés en Sibérie. Plus près de nous, on se rappellera la tragédie des Acadiens (12 000) du Nouveau-Brunswick expulsés et dispersés par les Anglais au XVIIIe siècle dans les colonies anglaises du Sud ou en Angleterre, rapatriés en France ou simplement disparus dans les naufrages de l'exil. Ces déplacements forcés favorisent inévitablement un contact des langues.
Dans tous les cas, la déportation a entraîné le bilinguisme chez la population bannie puis, dans certains cas, sa quasi-extinction, sauf pour les individus (comme les Acadiens) qui ont pu revenir dans leur pays d'origine. Mais l'exemple le plus important, à cause de la masse humaine concernée (deux millions d'esclaves pour les seules colonies britanniques), est celui de la traite des Noirs africains pour l'exploitation des plantations de canne à sucre et des champs de coton de l'Amérique tropicale, des Caraïbes et du sud des États-Unis. Les conséquences linguistiques de cette déportation de 9,5 millions de Noirs (période 1450-1870) sont triples: d'abord, aucune des langues originelles n'a survécu; certaines ont donné naissance à de nombreux créoles très vivaces pour plusieurs millions de nos contemporains (Antilles, océan Indien); enfin, la grande masse s'est progressivement fondue et linguistiquement assimilée à la langue dominante (États-Unis).
Les déplacements de population peuvent être provoqués par des conflits armés qui créent le problème des réfugiés politiques. L'histoire de ce type de mouvement migratoire peut être présentée en plusieurs étapes successives. Le première serait une conséquence de la Première Guerre mondiale, alors que des millions de personnes se sont retrouvées apatrides à la suite du démembrement des Empires d'Allemagne, de Russie et d'Autriche-Hongrie en petits États nationaux. Ce grand bouleversement dû au premier conflit mondial a jeté ainsi pêle-mêle 25 millions de personnes parlant des langues différentes.
Ensuite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'importants déplacements de populations ont encore eu lieu et le même phénomène s'est produit: reflux des ressortissants des puissances vaincues vers leur pays d'origine, rapatriement des prisonniers et déportés, transferts territoriaux, exode volontaire massif de populations hostiles aux nouveaux régimes politiques installés en Europe de l'Est. On estime à 30 millions le nombre de personnes qui, à l’occasion de ce second conflit mondial, ont ainsi quitté leurs foyers (sans compter, dans le dernier cas, les prisonniers et les déportés). Les effets linguistiques ont été considérables parce que de nombreux pays d'Europe se sont retrouvés avec le problème des nouvelles minorités sur les bras, en particulier tous les pays de l'Est, l'Italie, la France, la Suède et la Finlande.
À cela il faudrait ajouter le problème particulier consécutif à la fondation de l'État d'Israël: immigration juive (un million après 13 ans) et refoulement de la population palestinienne vers l'Égypte, la Jordanie, le Liban, l'Irak, la Syrie, etc. Depuis 1967 jusqu’à aujourd’hui, près de quatre millions de Palestiniens ont trouvé refuge au Liban, en Syrie, en Jordanie et en Cisjordanie (Palestine). Au sein du monde arabe, l'hébreu minoritaire émerge et sert d'instrument pour briser l'hétérogénéité linguistique des nouveaux immigrants juifs.
La décolonisation des années 1960 a provoqué de nouvelles migrations affectant encore des masses humaines considérables. Ainsi, la fin de l'Empire britannique des Indes a incité huit millions de musulmans indiens à fuir au Pakistan tandis que neuf millions d'hindouistes pakistanais refluaient en Inde. En Afrique, des révoltes contre les puissances coloniales ont dégénéré parfois en guerres meurtrières (p. ex., en Algérie), provoquant l'exode de populations entières vers leur mère patrie ou ailleurs.
Maintenant que la décolonisation est achevée, une nouvelle vague de réfugiés politiques s'est formée à la suite des derniers conflits. L'Afrique et l'Asie sont particulièrement ont été atteintes, avec plus de 20 millions de réfugiés qui ont fui soit la guerre soit un régime politique hostile. On imagine sans peine le brassage des populations impliqués et ses répercussions d’ordre linguistique.
En Afrique, c'est surtout l'Éthiopie qui a été touchée, la population ayant été refoulée vers la Somalie, le Soudan et Djibouti et, ensuite, vers l’Érythrée. Les guerres dans la Corne de l'Afrique ont occasionné des déplacements de 1,4 millions de personnes et ont touché le Soudan (342 300 réfugiés), l’Ouganda (190 000 réfugiés), Djibouti (21 600 réfugiés), l’Éthiopie (254 000 réfugiés), la Somalie (155 000 réfugiés), le Yémen (60 000 réfugiés), le Congo-Zaïre (31 200 réfugiés) et le Kenya (212 000 réfugiés), sans compter ceux qui ont quitté le Tchad, l'Angola et le Zimbabwe pour affluer vers les pays voisins. Les conflits au Burundi et au Rwanda ont entraîné la déplacement de 1,7 million de personnes. La guerre civile au Liberia et les troubles en Sierra Leone ont, pour leur part, poussé près de deux millions de réfugiés hors de leur pays et touché le Ghana, la Guinée et la Côte d’Ivoire. Finalement, la guerre en Angola, avec ses 312 000 réfugiés, a atteint le Rwanda, la République démocratique du Congo (Zaïre), le Burundi et la Tanzanie.
En Asie, on ne peut ignorer les guerres du Caucase qui ont déplacé 1,6 million de personnes, notamment en Azerbaïdjan, en Arménie, en Géorgie et en Russie. Plus au sud, les problèmes kurdes perdurent entraînant 530 000 Kurdes irakiens vers l’Iran, 12 000 Kurdes turcs vers l’Irak, sans oublier près de deux millions de Kurdes turcs déplacés à l’intérieur de la Turquie. Quant à la guerre en Afghanistan, elle a occasionné 3,5 millions de réfugiés et de déplacements entre l’Afghanistan, l’Iran, le Pakistan et l’Inde. Au Sri Lanka, la guerre civile a refoulé 70 300 réfugiés vers l’Inde, et plus de 600 000 déplacés à l’intérieur du pays. En Asie du Sud-Est, ce sont les boat people du Vietnam, du Laos et du Cambodge qui ont fui en Amérique du Nord, en Europe de l'Ouest et en Australie. Enfin, les massacres qui ont eu lieu au Timor oriental après le référendum de 1999 ont fait fuir plus de 400 000 Timorais dans les montagnes.
En Europe, suite au démantèlement de l’ex-Yougoslavie titiste, les Balkans ont connu eux aussi un autre gigantesque brassage de population. La guerre civile, qui éclata en 1992 en Bosnie-Herzégovine, a mis aux prises les Serbes, les Croates et les Bosniaques musulmans. Entre 1992 et 1995, plus de deux millions de gens sont devenus des réfugiés et plus de 200 000 ont disparu ou sont présumées mortes. Plus d’un million de Serbes, de Croates et de Bosniaques musulmans n’ont même pas encore quitté les camps de réfugiés ou les familles qui les avaient accueillis en 1995. On pourrait ajouter les milliers de réfugiés albanophones qui ont quitté le Kosovo pour s’exiler en Albanie et en Macédoine. Entre le mois de mars 1998 jusqu’au début de juin 1999, le Haut-Commissariat des Nations unies a estimé à 978 000 le nombre de réfugiés kosovars, dont 800 000 juste à partir du début des bombardements de l’OTAN. Depuis la crise de 1998, le nombre de personnes qui ont dû quitter leurs foyers au Kosovo — réfugiés ou déplacés à l'intérieur de la province — a atteint 1,6 million sur une population totale évaluée à 1,9 million de personnes. À l’exception du Kosovo où presque tous les réfugiés albanais sont retournés dans leurs foyers, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a calculé qu’il faudra plus de vingt ans pour que tous les Serbes, Croates et Bosniaques regagnent leurs villages de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de Serbie, etc.
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Le tableau de 1994 est déjà amplement dépassé. En 1994, il illustrait le nombre de réfugiés dans le monde à partir d'une quête du US Committee for Refugees. En outre, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), il y avait en 1999 plus de 21 millions de déracinés (apatrides) dans le monde, mais aussi au moins 30 millions de personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays. En 2003, le nombre de réfugiés était de 20,5 millions. En 2014, les Nations unies ont évalué le nombre de réfugiés à 60 millions, soit 42 500 réfugiés par jour ou deux réfugiés chaque seconde. Ces immenses brassages de populations ont déjà produit un impact sur les langues en contact: toutes ces nouvelles minorités se sont regroupées au début en ghettos linguistiques pour se protéger. Et, avec le temps, elles finiront par s'assimiler dans les pays d'accueil.
Région du monde (2015) | Nombre de réfugiés (HCR) |
Afrique | 16 114 764 |
Asie | 27 399 447 |
Europe | 2 433 082 |
Amérique latine et Antilles | 7 136 138 |
Amérique du Nord | 5 364 |
Océanie | 2 983 |
Autres | 4 867 924 |
Total | 57 959 702 |
On peut visualiser une carte des grands conflits mondiaux (présentée par le Centre d'information spécialisée du Collège des Forces canadiennes, un organisme relevant du ministère de la Défense nationale du Canada) afin de mieux comprendre l'interaction entre les groupes déplacés.
3.4 L'exode volontaire
Un autre cas d'immigration est l'exode volontaire de migrants pour des raisons plus pacifiques, par exemple des motifs d'ordre économique. Ces migrants choisissent de s'établir dans un autre pays et de s'y intégrer à plus ou moins long terme. Les États-Unis, le Canada et l'Australie ont connu ainsi une expansion considérable grâce à leur immigration massive depuis le milieu du XIXe siècle. L'arrivée de milliers d'immigrants chaque année, pendant un siècle et demi, a formé ce que l'on a appelé aux États-Unis un melting pot, dont l'effet s'est atténué par l'assimilation de toutes les minorités dès la deuxième ou la troisième génération. Les immigrants hispanophones demeurent encore une exception; ils constituent 10 % de la population américaine (soit 25 millions d'habitants) et l'anglais semble éprouver quelque difficulté à les absorber. Relativement concentrés dans le sud du pays et à New York, les Latinos ont même réussi à faire adopter une loi fédérale sur l'éducation bilingue (1968), qui leur a permis d'introduire l'espagnol dans les écoles de plusieurs États.
3.5 L'immigration des travailleurs
Les travailleurs étrangers constituent la dernière catégorie d'immigrants. Ils émigrent en principe temporairement. L'Europe et les États-Unis en ont accueilli plus de 11 millions ces dernières années: des Pakistanais, des Indiens et des Antillais en Grande-Bretagne; des Africains, des Espagnols, des Portugais et des Maghrébins en France; des Italiens et des Grecs en Suisse; des Turcs de religion musulmane et des Yougoslaves en Allemagne; des Finlandais en Suède; des Latinos aux États-Unis. Cette immigration est importante parce qu'elle constitue, par exemple, jusqu'à 17 % de la main-d'
œuvre en Suisse et 30 % au Luxembourg; elle oscille autour de 7,5 % en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Belgique.Les travailleurs immigrés représentent une main-d'oeuvre à bon marché pour les pays d'accueil, qui les contraignent à une condition d'infériorité socio-économique. Ces immigrants marginalisés continuent généralement à utiliser leur langue dans l'espoir d'un éventuel retour au pays. En attendant, il en résulte des rivalités de groupes, surtout en ce qui concerne les minorités dites «visibles» telles les Turcs, les Maghrébins, les Pakistanais, les Indiens, les Antillais; à la confrontation des langues s'ajoute celle des races et des religions.
Ces brassages de population entraînent forcément des mélanges de langues et favorisent l’assimilation chez les groupes faibles, le cas étant particulièrement prononcé pour ceux qui ont quitté leur patrie par la force.
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